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  • De Marx à Teilhard de Chardin, de la place pour (presque) tout le monde...
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11 novembre 2007

L’unité humaine, par P. Teilhard de Chardin

in CUENOT Claude : Teilhard de Chardin, coll.écrivains de toujours, Seuil, 1962.


Ces pages représentent un effort pour voir et faire voir, ce que devient et exige l’Homme, si on le place, tout entier et jusqu’au bout, dans le cadre des apparences. Pourquoi chercher à voir ? et pourquoi tourner plus spécialement nos regards vers l’objet humain ?

Voir.

On pourrait dire que toute la vie est là, -sinon finalement, du moins essentiellement. Être plus, c’est s’unir davantage : tels seront le résumé et la conclusion même de cet ouvrage. Mais, le constaterons-nous encore, l’unité ne grandit que supportée par un accroissement de conscience, c’est-à-dire de vision. Voilà pourquoi, sans doute , l’histoire du monde vivant se ramène à l’élaboration d’yeux toujours plus parfaits au sein d’un Cosmos où il est possible de discerner toujours davantage.
La perfection d’un animal ;la suprématie de l’être pensant ne se mesurent-elles pas à la pénétration et à au pouvoir synthétique de leur regard ? Chercher à voir plus et mieux n’est donc pas une fantaisie , une curiosité , un luxe.

Voir ou périr.

Telle est la situation, imposée par le don mystérieux de l’existence, à tout ce qui est élément de l’Univers. Et telle est par la suite, à un degré supérieur, la condition humaine.Mais s’il est vraiment vital et béatifiant de connaître pourquoi, encore un coup, tourner de préférence notre attention vers l’homme ?

L’Homme n’est-il pas suffisamment décrit,-et ennuyeux ? ET n’est-ce pas justement un des attraits de la Science de détourner et reposer nos yeux sur un objet qui enfin ne soit pas nous-mêmes ?A un double titre, qui le fait deux fois centre du Monde, l’homme s’impose à notre effort pour voir, comme la clef de l’Univers.

Subjectivement, d’abord, nous sommes inévitablement centre de perspective, par rapport à nous-mêmes. Ç’aura été une candeur, probablement nécessaire de la science naissante, de s’imaginer qu’elle pouvait observer les phénomènes en soi, tels qu’ils se dérouleraient à part de nous-mêmes. Instinctivement, physiciens et naturalistes ont d’abord opéré comme si leur regard plongeait de haut sur un Monde que leur conscience pouvait pénétrer sans la subir ni le modifier.

Ils commencent maintenant à se rendre compte que leurs observations les plus objectives sont toutes imprégnées de conventions choisies à l’origine, et aussi des formes ou habitudes de pensée développées au cours du développement historique de la Recherche. Parvenus à l’extrême de leurs analyses, ils ne savent plus trop si la structure qu’ils atteignent est l’essence de la Matière qu’ils étudient, ou bien le reflet de leur propre pensée.

Et simultanément ils s’avisent que, par choc en retour de leurs découvertes, eux-mêmes se trouvent engagés, corps et âme, dans le réseau des relations qu’ils pensaient jeter du dehors sur les choses : pris dans leur propre filet. Métamorphisme et endomorphisme, dirait un géologue.

Objet et sujet s’épousent et se transforment mutuellement dans l’acte de la connaissance. Bon gré, mal gré, dès lors, l’Homme se retrouve et se regarde lui-même dans tout ce qu’il voit.Voilà bien une servitude, mais que compense immédiatement une certaine et unique grandeur.

Il est simplement banal, et même assujettissant, pour un observateur, de transporter avec soi, ou qu’il aille, le centre du paysage qu’il traverse. Mais qu’arrive-t-il au promeneur si les hasards de sa course le portent en un point naturellement avantageux (croisement de routes ou de vallées) à partir duquel non seulement le regard, mais les choses mêmes rayonnent ?

Alors , le point de vue subjectif se trouvant coïncider avec une distribution objective des chose, la perception s’établit dans sa plénitude. Le paysage se déchiffre et s’illumine. On voit.

Tel paraît bien être le privilège de la connaissance humaine. Il n’est pas besoin d’être un homme pour apercevoir les objets et les forces « en rond » autour de soi.

Tous les animaux en sont là aussi bien que nous-mêmes. Mais il est particulier à l’Homme d’occuper une position telle dans la nature que cette convergence des lignes ne soit pas seulement visuelle mais structurelle.

Les pages qui suivent ne feront que vérifier et analyser ce phénomène. En vertu de la qualité et des propriétés biologiques de la Pensée, nous nous trouvons placés en un point singulier, sur un nœud, qui commande la fraction entière du Cosmos actuellement ouvert à notre expérience. Centre de perspective, l’Homme est en même temps centre de construction de l’univers.

Par avantage, autant que par nécessité, c’est donc à lui qu’il faut finalement ramener toute Science. -Si, vraiment, voir c’est être plus, regardons l’Homme et nous vivrons davantage.Et pour cela accommodons correctement nos yeux.

Depuis qu’il existe, l’Homme est offert en spectacle à lui-même. En fait, depuis des dizaines de siècles, il ne regarde que lui. Et pourtant c’est à peine s’il commence à prendre une vue scientifique de sa signification dans la Physique du monde. Ne nous étonnons pas de cette lenteur dans l’éveil.

Rien n’est aussi difficile à apercevoir, souvent, que ce qui devrait « nous crever les yeux ». Ne faut-il pas une éducation à l’enfant pour séparer les images qui assiègent sa rétine nouvellement ouverte ? A l’Homme, pour découvrir l’Homme jusqu’au bout, toute une série de « sens » étaient nécessaires, dont l’acquisition graduelle, nous aurons à le dire, couvre et scande l’histoire même des luttes de l’Esprit.
- Sens de l’immensité spatiale, dans la grandeur et la petitesse, désarticulant et espaçant, à l’intérieur d’une sphère de rayon indéfini, les cercles des objets pressés autour de nous.
- Sens de la profondeur, repoussant laborieusement, le long de séries illimitées, sur des distances temporelles démesurées, des évènements qu’une sorte de pesanteur tend continuellement à resserrer pour nous dans une mince feuille de Passé.
- Sens du nombre, découvrant et appréciant sans sourciller la multitude affolante d’éléments matériels ou vivants engagés dans la moindre transformation de l’Univers.
- Sens de la proportion, réalisant tant bien que mal la différence d ‘échelle physique qui sépare, dans les dimensions et les rythmes, l’atome de la nébuleuse, l’infime de l’immense.
-Sens de la qualité et de la nouveauté, parvenant, sans briser l’unité physique du Monde, à distinguer dans la Nature des paliers absolus de perfection et de croissance.
-Sens du mouvement, capable de percevoir les développements irrésistibles cachés dans les très grandes lenteurs,- l’extrême agitation dissimulée sous un voile de repos, le tout nouveau se glissant au cœur de la répétition monotone des mêmes choses.
- Sens de l’organique, enfin, découvrant les liaisons physiques et l’unité structurelle sous la b juxtaposition superficielle des successions et des collectivités.

Faute de ces qualités dans notre regard, l’Homme restera indéfiniment pour nous, quoiqu’on fasse pour nous faire voir, ce qu’il est encore pour tant d’intelligences : objet erratique dans un Monde disjoint. -Que s’évanouisse par contre, de notre optique, la triple illusion de la petitesse, du plural et de l’immobile, et l’Homme vient prendre sans effort la place centrale que nous annoncions : sommet momentané d’une Anthropologénèse couronnant elle-même une Cosmogenèse.

L’homme ne saurait se voir complètement en dehors de l’Humanité ; ni l’Humanité en dehors de la Vie, ni la Vie en dehors de l’Univers.

D’où le plan essentiel de ce travail : la Prévie, la Vie, la Pensée, -ces trois évènements dessinant dans le passé, et commandant pour l’avenir (la Survie !), une seule et même trajectoire : la courbe du Phénomène humain.

Phénomène humain, dis-je bien.

Ce mot n’est pas pris au hasard. Mais pour trois raisons je l’ai choisi. D’abord pour affirmer que l’Homme dans la Nature est véritablement un fait, relevant (au moins partiellement) des exigences et des méthodes de la Science.

Ensuite, pour fiare entendre que, parmi les faits présentés à notre connaissance, nul n’est plus extraordinaire, ni plus illuminant. Enfin , pour bien insister sur le caractère particulier de l’ essai que je présente.

Mon seul but, et ma vraie force, au cours de ces pages, est simplement, je le répète, de chercher à voir, c’est à dire à développer une perspective homogène et cohérente de notre expérience générale étendue à l’homme. Un ensemble qui se déroule. Qu’on ne cherche pas ici une explication dernière des choses, -une métaphysique. Et qu’on ne se méprenne pas non plus sur le degré de réalité que j’accorde aux différentes parties du film que je présente.

Quand j’essaierai de me figurer le Monde avant les origines de la Vie, ou la Vie au Paléozoïque, je n’oublierai pas qu’il y aurait contradiction cosmique à imaginer un Homme spectateur de ces phases antérieures à l’apparition de toute Pensée sur Terre.

Je ne prétendrai donc pas les décrire comme elles ont été réellement, mais comme nous devons nous les représenter afin que le monde soit vrai en ce moment pour nous : le Passé non en soi, mais tel qu’il apparaît à un observateur placé sur le sommet avancé où nous a placé l’Evolution. Méthode sûre et modeste, mais qui suffit, nous le verrons, pour faire surgir, par symétrie, en avant, de surprenantes visions d’avenir.

Bien entendu, mêmes réduites à ces humbles proportions, les vues que je tâche d’exprimer ici sont largement tentatives et personnelles. Reste que appuyées sur un effort d’investigation considérable et sur une réflexion prolongée, elles donnent une idée, sur un exemple, de la manière dont se pose aujourd’hui en Science le problème humain.

Etudié étroitement en lui-même par les anthropologistes et les juristes, l’Homme est une chose minime, et même rapetissante. Son individualité trop marquée masquant à nos regards la Totalité, notre esprit se trouve incliné, en le considérant, à morceler la Nature, et à oublier de celle-ci les liaisons profondes et les horizons démesurés : tout le mauvais anthropocentrisme. D’où la répugnance, encore sensible chez les savants, à accepter l’Homme autrement que par son corps, comme objet de Science.

Le moment est venu de se rendre compte qu’une interprétation, même positiviste, de l’Univers, doit, pour être satisfaisante, couvrir le dedans, aussi bien que le dehors des choses,-l’Esprit autant que la Matière. La vraie Physique est celle qui parviendra, quelque jour, à intégrer l’Homme total dans une représentation cohérente du monde.

Puissé-je faire sentir ici que cette tentative est possible, et qu’elle dépend, pour qui veut et sait aller au fond des choses, la conservation en nous du courage et de la joie d’agir.

En vérité, je doute qu’il y ait pour l’être pensant de minute plus décisive que celle où , les écailles tombant de ses yeux, il découvre qu’il n’est pas un élément perdu dans les solitudes cosmiques, mais c’est une volonté de vivre universelle qui converge et s’hominise en lui.

L’homme, non pas centre statique du Monde-comme il s’est cru longtemps ; mais axe et flèche de l’Evolution, -ce qui est bien plus beau.

Teilhard de CHARDIN

Bibliographie :

CUENOT Claude : Teilhard de Chardin, coll.écrivains de toujours, Seuil, 1962.

CHARDIN Teilhard de : Le phénomène humain, Pékin, 1938-1940 ; et Oeuvres, Seuil, Paris,1955.

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