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16 décembre 2007

Quelle valeur travail ?

Paru dans l’Humanité du Mercredi 7 novembre 2007

par Yvon Quiniou, philosophe (*).

La question de la valeur du travail est, de toute évidence, une grande question anthropologique et politique. Mais elle est aussi le lieu de diverses mystifications dont l’exemple le plus désolant est fourni aujourd’hui par le discours de N. Sarkozy quand il en fait à la fois une valeur évidente qu’il ne faudrait pas interroger et, surtout, un simple moyen au service d’une fin mercantile, à travers son slogan racoleur et vulgaire, « Travailler plus pour gagner plus », qui rassemble aujourd’hui l’ensemble de la droite et séduit même certains esprits à gauche. Or ce n’est pas du tout ainsi qu’il faut appréhender le problème.

Certes, le travail est une dimension essentielle de l’homme considéré en général puisque c’est à travers lui qu’il s’est distingué de l’animal en produisant ses moyens d’existence, qu’il reproduit en permanence sa vie, enfin, qu’il domine la nature au lieu d’être asservi par elle et qu’il peut ainsi l’utiliser en vue de ses propres fins. C’est donc la base de sa liberté concrète au sein de celle-ci. Par ailleurs, il est aussi ce par quoi l’homme individuel est en relation avec les autres hommes et y affirme son identité, fondamentalement relationnelle : un homme sans travail est un être désocialisé, qui tend à ne plus savoir qui il est et que la détresse existentielle menace. Enfin, fût-ce à un niveau minimal, c’est bien par et dans le travail que les capacités humaines se révèlent et s’actualisent. Cela explique ce paradoxe que bien des enquêtes récentes indiquent : même malheureux au travail, les hommes y sont attachés et le préfèrent à la vacuité liée à son absence.

Pourtant ce n’est là qu’un tableau partiellement abstrait du travail, qui oublie que toutes les formes de travail ne se valent pas et qui contribue donc à le mythifier en occultant sa face sombre. Marx nous a appris qu’il y a une division du travail qui le sépare très concrètement en travaux épanouissants et en travaux aliénants pour ceux qui s’y livrent : il y a le travail qui permet aux facultés supérieures, comme l’intelligence ou l’imagination, de se réaliser et dans lequel l’homme peut manifester sa créativité ; mais il y a aussi le travail subordonné aux seuls impératifs de la production matérielle, répétitif et usant parce que dépourvu de sens vécu. Cette situation est en partie liée à la nature de la technique, elle est provisoirement indépassable et ne pourra être résorbée que par l’automatisation des tâches ingrates. Mais elle est aussi largement due à l’organisation capitaliste de la production, qui exerce une pression insupportable sur l’activité économique : recherche du profit à tout prix, quel qu’en soit le coût humain, culture de la performance et du résultat, intériorisation des normes de la productivité par les travailleurs eux-mêmes, perturbation des horaires de vie, etc., tout cela contribue à générer une souffrance au travail dont la psychosociologie actuelle (je pense en particulier aux analyses de C. Dejours) se fait l’écho et qui affecte désormais l’ensemble des catégories de travailleurs des entreprises capitalistes ou soumises à la pression de la concurrence capitaliste (techniciens, ingénieurs, spécialistes de l’encadrement, employés des services publics en cours de privatisation). Elle entraîne même des effets pathologiques (dépressions, suicides) inédits, qu’on ne peut qu’aggraver en proposant aux hommes de travailler plus dans les même conditions, avec comme seul horizon de vie une hypothétique aisance matérielle supplémentaire dont ils auront, d’ailleurs, à peine le temps de jouir.

On voit donc qu’on ne saurait verser dans une apologie inconditionnelle du travail sans se laisser mystifier par l’idéologie ambiante diffusée par ceux qui profitent de son exploitation. C’est « la question humaine » (titre d’un beau film de N. Klotz) qui, au contraire, doit être mise au premier plan et servir de base à son appréciation critique : quel travail doit être érigé en valeur et pour quel épanouissement des hommes ? Or à ce niveau il convient de distinguer clairement deux choses : l’émancipation dans le travail et l’émancipation du travail. Du premier point de vue, outre qu’il demeure une nécessité générale, le travail est une valeur qui doit être mise à la portée de tous, mais à condition d’en réduire les formes aliénantes et de le faire échapper au poids de l’argent qui le défigure en lui enlevant sa finalité émancipatrice. Du second point de vue, son intérêt s’inverse : le travail reste une activité contrainte, soumise à des impératifs sociaux liés à la reproduction matérielle de la vie ; on peut alors estimer qu’il ne fait pas accéder l’homme à l’autonomie et que celle-ci se trouve dans des activités, individuelles ou sociales, soustraites à la contrainte productive, où il peut créer sa vie et développer ses plus hautes capacités pour elles-mêmes, sans les subordonner à une fin étrangère à ses désirs. Il faut donc oser une critique du travail au nom de l’activité créatrice, comme l’a proposé avec beaucoup de lucidité et d’audace A. Gorz dans la partie la plus importante de son oeuvre, et envisager de sortir de l’obsession productiviste du travail inhérente au capitalisme, qui pervertit le sens même de l’existence humaine et témoigne du peu d’ambition que l’on a pour elle.

Il s’agit, par conséquent, non de « travailler plus pour gagner plus », mais de travailler mieux et moins, pour vivre davantage.

(*) Dernier ouvrage paru : Karl Marx, Editions Le Cavalier bleu, 2007.

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