Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
A l'indépendant
Publicité
  • De Marx à Teilhard de Chardin, de la place pour (presque) tout le monde...
Newsletter
Archives
Visiteurs
Depuis la création 420 533
19 décembre 2007

Ni coincé ni soumis et cependant chrétien, par Luc Collès

Comment être chrétien aujourd’hui dans un environnement très souvent opposé au christianisme ? Telle est la question que je me suis posée au seuil de cette réflexion. Je place celle-ci dans le cadre de la « force de conviction » (Jean-Claude Guillebaud) plutôt que dans le cadre de l’action (justice sociale, souci des démunis, respect des droits de l’homme, etc.), non par indifférence à l’égard de cette action, mais parce qu’essayer de conformer ses actes à ses convictions me paraît aller de soi. Je suis bien convaincu que la foi sans les œuvres n’est rien. Mais on ne peut négliger le poids des idées, qui se diffusent à partir d’une pensée philosophique, grâce au relais que lui assurent les media pour être finalement assimilée par le grand public, sans que ce dernier soit même conscient de cette filiation. Le nihilisme et le consumérisme d’aujourd’hui doivent beaucoup à des penseurs tels que Nietzsche et Michel Foucault, pour ne citer que deux exemples.

J’enseigne la didactique du français langue étrangère et de l’interculturel. Mes travaux s’inscrivent dans une perspective anthropologique. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer les types de rapports que les individus nouent avec la nature, avec les autres hommes, avec l’avenir et avec le Transcendant. Un des objectifs que je poursuis est de favoriser la découverte réciproque des cultures belges et maghrébines, ce qui me conduit à me pencher sur le référent religieux, constitutif de la culture arabo-musulmane, et, par ricochet, à m’interroger sur la place du christianisme dans notre culture occidentale. C’est en comparant les cultures franco-belge et maghrébine que j’ai été amené à aborder le dialogue interreligieux entre chrétiens et musulmans.

Par ailleurs, en me rendant compte, durant ma longue carrière d’enseignant dans le secondaire, de ce qu’il faut bien appeler « l’inculture religieuse des jeunes », j’ai aussi pris conscience que cette absence de culture religieuse allait de pair avec une perte de repères, voire une perte de sens. De mon point de vue, c’est sur ce terrain que se joue aujourd’hui le retour du fait religieux dans le monde, c’est au sein d’un affrontement qu’il se manifeste : affrontement entre le « monothéisme du marché », le matérialisme, et tous ceux qui veulent que leur vie ait un sens, c’est-à-dire une direction plus spirituelle et une signification qui leur apporte un réel sentiment de plénitude.

La naissance du pluralisme et du relativisme religieux

Partons d’abord d’un constat. On assiste aujourd’hui dans nos sociétés occidentales à une étrange disqualification de la parole de l’Eglise et de celle des chrétiens. Auparavant, on pouvait combattre le christianisme, mais on le tenait pour un adversaire redoutable et on avait une certaine considération pour lui. La nouveauté, c’est qu’aujourd’hui, il ne suscite plus qu’indifférence ou dédain. Quand on se pose des questions essentielles, on n’a plus tellement l’idée d’interroger l’Eglise, alors qu’autrefois celle-ci était incontournable, même si on rejetait les réponses qu’elle donnait. On ne pouvait ni l’éluder ni l’ignorer.

1) Autrefois, l’Eglise fonctionnait sur l’appel à l’obéissance et le respect de l’autorité

Ce que nous observons aujourd’hui n’est pas vraiment le signe d’une disparition du religieux, mais témoigne plutôt d’une autre façon de le vivre. Une organisation plusieurs fois séculaire, dont on peut faire remonter les origines à la Contre-Réforme, liait de façon extrêmement étroite la foi et la pratique, l’adhésion à l’Eglise et les comportements personnels. Les pratiques religieuses étaient encadrées de façon stricte avec des contraintes très fortes, des prescriptions cultuelles rigoureuses, par exemple l’assistance dominicale à la messe. L’Eglise avait mis en place une sorte de quadrillage du contrôle des conduites individuelles en obligeant les fidèles à se conformer strictement aux prescriptions cultuelles et sacramentelles. Y contrevenir, c’était tomber en état de péché mortel qui vous culpabilisait et vous mettait au ban de la communauté. L’Eglise fonctionnait donc essentiellement sur l’appel à l’obéissance et le respect de l’autorité.

2) Aujourd’hui, la société occidentale ne fonctionne plus de la même manière.

a) Dans le dernier tiers du XXe siècle, nous avons eu affaire à des changements de mentalité très profonds avec la revendication individuelle d’autonomie pour tout ce qui touche à la vie privée, idées et croyances compris. L’Eglise apparaît aux yeux de beaucoup comme celle qui s’oppose au grand mouvement de libération et d’épanouissement personnel, exerçant ainsi une contrainte sur les consciences individuelles qui paraît insupportable. En fait, l’Eglise n’a jamais cessé de tenir le même discours en matière de morale, mais celui-ci se heurte de plein fouet à l’aspiration à l’autonomie des hommes et des femmes d’aujourd’hui, peu enclins à accepter qu’une autorité extérieure leur dicte ce qui est bien et ce qui est mal, en particulier dans le domaine de leur vie intime. Les gens ne supportent plus l’ingérence de l’Eglise dans leur existence personnelle. Autrefois, on ne trouvait pas anormal qu’une Eglise ait des préoccupations d’ordre moral pour la vie de l’individu, mais on criait au cléricalisme dès qu’elle s’intéressait aux problèmes économiques et sociaux. Aujourd’hui, c’est quasiment l’inverse : on supporte plus volontiers que l’Eglise parle de la justice ou de la remise de la dette du tiers-monde que des relations dans le couple.

b) Depuis une quinzaine d’années, on assiste aussi au rejet des grandes idéologies (cf. Jean-Claude Guillebaud, La Force de conviction, Seuil, 2005) : pour la foi religieuse, le changement est considérable, alors qu’autrefois on acceptait d’adhérer à un système politique ou religieux dans son intégralité.

c) Nos contemporains veulent autre chose que de grandes synthèses intellectuelles. Ils attendent plutôt des sagesses pratiques, car nous vivons dans des sociétés en plein désarroi dans la mesure où les traditions sont mises à mal : les conceptions anciennes du rapport au corps, à l’autre sexe, à la souffrance, au temps ou à la nature, tout est remis en cause. Or les hommes d’aujourd’hui, n’ayant guère de repères qui leur permettent de se situer, recherchent des sagesses qui vont les aider à vivre le repos, le travail, les loisirs, le rapport à l’autre, l’amour…Cette quête explique sans doute l’attrait qu’exercent sur eux les sagesses orientales qui ne proposent pas des dogmes mais des manières de vivre mieux.

Certes, les demandes faites aux religions d’aider à mieux vivre ne sont pas illégitimes, car la religion, et le christianisme en particulier, peut avoir des effets positifs sur la vie des hommes et des femmes. Toute une tradition spirituelle a d’ailleurs joué un grand rôle dans la formation de la personnalité et la structuration de la vie des croyants. Mais le religieux apporte surtout des réponses à ce qui est essentiel pour l’homme : Pourquoi est-ce que je vis ? Y a-t-il un Dieu ? Et s’il existe, quelles relations pouvons-nous avoir avec lui ? Que se passe-t-il après la mort ? C’est l’originalité de la Révélation chrétienne d’apporter des réponses à ces questions capitales. Le reste, c’est-à-dire les effets que produit la religion sur chaque homme, ce sont des effets induits, accessoires par rapport au contenu du message religieux. Or, de nos jours, on s’intéresse davantage aux effets induits. Le christianisme parle de Dieu, de la richesse de la vie trinitaire, mais on demande une religion qui nous permettra d’être bien dans notre peau, d’être à l’aise dans nos rapports avec les autres. Finalement, on s’intéresse à l’utilité de la religion.

d) Dans la société moderne, nous vivons également un autre mode de relation au religieux ; nous assistons à une « recomposition du fait religieux » (René Rémond). Dans l’esprit de beaucoup de ceux qui viennent seulement à la messe de loin en loin, il n’y a pas rupture avec l’Eglise. De nombreux jeunes aujourd’hui estiment qu’appartenir à l’Eglise ne constitue pas une obligation de se conformer à ce que celle-ci exige à propos de la pratique dominicale.

e) Le christianisme subit aussi de plein fouet les effets de la mondialisation. Depuis une trentaine d’années, le paysage a complètement changé. L’information, la communication ont fait connaître d’autres courants religieux et entraîné le pluralisme. Jusque-là, le christianisme jouissait d’une situation de monopole. Aujourd’hui, on sait qu’il existe d’autres religions, souvent même on en parle avec plus de sympathie que du christianisme et notamment du catholicisme dont on rappelle surtout les excès passés ou les fautes. Aussi assiste-t-on à une sorte d’aplatissement des perspectives religieuses, car on a maintenant l’impression que tout se vaut.

Et dans ce climat de libre concurrence spirituelle, le christianisme ne sort pas nécessairement victorieux de la compétition, dans  la mesure où le procès qui lui est fait n’est pas toujours équitable. Il souffre sans doute d’être la religion traditionnelle, car on croit bien le connaître puisqu’il est proche par tradition, et on ne pense pas nécessaire d’y consacrer un minimum d’attention. Aussi beaucoup de gens vivent-ils sur des préjugés à son égard.

f) L’anticléricalisme touche les nations catholiques où la religion a été longtemps très contraignante, avec une institution structurée, hiérarchisée, cléricale, s’étendant au monde entier. Dans les pays protestants, le caractère clérical des églises est moins prononcé. En France, les gens restent marqués par le fait que l’Eglise a exercé sur la société une tutelle pesante dont le souvenir persiste dans la mémoire collective avec la crainte permanente d’une renaissance de cette mainmise. Dans la résurgence de cet anticléricalisme, toute déclaration des autorités de l’Eglise est interprétée comme l’indice d’une volonté de restaurer son autorité passée.

Il s’agit évidemment d’une crainte chimérique, car si l’Eglise voulait restaurer son autorité d’antan, elle ne le pourrait pas, n’en ayant guère les moyens. On peut expliquer la mauvaise image actuelle de l’Eglise en France par plusieurs éléments : la conjonction d’une indifférence généralisée et d’une méfiance à l’égard des systèmes idéologiques qui s’étend aux religions. Il suffit de voir actuellement la force de l’idée selon laquelle les religions peuvent engendrer des guerres, certains pensant, en se référant à l’inquisition, que les chrétiens seraient capables eux aussi d’agir comme les talibans en Afghanistan ou comme les groupes islamiques en Algérie ou ailleurs. Autrefois, on supportait avec un esprit d’obéissance le pouvoir de l’Eglise alors qu’aujourd’hui, on ne lui passe rien, on ne lui pardonne rien.

g) S’y ajoute que, pour beaucoup, la libération des mœurs est le critère de la modernité, sinon de la démocratie. Les forces de gauche n’ont plus de programme commun et elles ne se retrouvent que sur le terrain libertaire. Aujourd’hui, toute contrainte nous paraît insupportable alors que nous avons beaucoup de confort et de protection sociale. On accepte difficilement une religion qui édicte un certain nombre de règles. Mais ce nouvel ordre libertaire présente aussi des contradictions. D’un côté, on nous dit : « agissez  selon votre fantaisie, votre désir est roi, ce que vous décidez de faire, c’est ce qui est bon », et en même temps, la société impose des contraintes fantastiques dans le monde du travail. Et dans la vie professionnelle, on se débarrasse vite de celui qui agit selon sa fantaisie et ses envies.

h) On peut aussi se demander si, sur le terrain religieux, le changement essentiel ne vient pas de la disparition de la référence à l’au-delà dans la mesure où la plupart des gens ne s’intéressent pas à ce qui arrive après la mort. Encore que le succès du mythe de la réincarnation prouve que la question de l’au-delà ne laisse pas tout le monde indifférent. Mais il est vrai que notre société tourne le dos à ce problème, les gens ne se posant la question qu’à l’occasion des funérailles.  Ce sont surtout les problèmes de l’hic et nunc qui préoccupent essentiellement nos contemporains. Notre relation au temps a profondément changé ces dernières années. Autrefois la durée de vie était plus courte, mais, curieusement, on s’inscrivait davantage dans une durée longue. Aujourd’hui, les gens vivent beaucoup plus longtemps, mais nous vivons dans l’instant sans nous projeter dans un avenir lointain.

i) Ces attitudes nouvelles semblent dues au fait que nous vivons, par l’intermédiaire des médias, des émotions successives. Nous pouvons être très sensibilisés à telle ou telle cause par des images émouvantes pendant quelques heures et, huit jours plus tard, d’autres images nous font tout oublier. En se conjuguant, l’accélération de l’histoire et l’instantanéité nous habituent à ne plus nous situer dans la durée. Le cas des journées mondiales de la jeunesse est de ce point de vue révélateur. Pendant une période limitée dans le temps, on peut provoquer un mouvement d’enthousiasme religieux chez les jeunes, mais le problème est de transformer cette ferveur en un engagement durable. Les jeunes chrétiens ne s’interrogent pas longuement pour peser le pour et le contre, mais ils marchent au coup de cœur, étant souvent plus sensibles aux témoignages qu’aux discours rationnels.

Les jeunes ont surtout du mal à entrer dans une institution qui leur est antérieure, qui a un héritage et qui leur survivra. Ils préfèrent souvent constituer un groupe d’amis proches, ne durant que le temps où l’on est bien ensemble. Cette allergie de nos contemporains à s’intégrer dans une structure qui les précède ne touche pas seulement l’Eglise catholique. C’est une difficulté commune à toutes les grandes organisations, aussi bien religieuses que syndicales et politiques, car les gens ne raisonnent plus dans la perspective d’une longue durée. On vit à court terme. Il faudrait peut-être trouver, pour les chrétiens, des formes d’engagement plus limitées dans le temps.

j) Par ailleurs, comme la visite de Jean-Paul II à Lourdes l’a montré (certains ont parlé de « l’hystérie de Lourdes »), on ne cesse de brocarder, dans la meilleure tradition positiviste, les rites qui scandent la vie de l’Eglise et les pratiques du culte. Or le rite n’est pas uniquement chrétien ; toute vie sociale est ritualisée. C’est par le rite que l’enfant prend conscience de son appartenance à un groupe et qu’un ensemble de personnes manifeste une identité commune, qu’elle soit provisoire ou s’inscrive dans la durée (célébration de victoires sportives, fêtes folkloriques, anniversaires, fêtes de famille etc.). C’est tellement vrai que lorsqu’un rite est jugé obsolète, on s’empresse d’en créer de nouveaux, tel Halloween, substitut du Jour des morts du 2 novembre.  Certes, il ne s’agit certes pas de faire des rites une panacée et de les imposer à tous : on peut se mouvoir plus volontiers dans l’abstrait et, en matière de religion, se sentir plus proche d’une définition de la transcendance comme une « ultime réalité », que l’art et la musique permettent d’ailleurs d’effleurer. Mais cela donne-t-il le droit de regarder de haut ceux qui ont besoin de gestes et de symboles pour exprimer leur relation à cet au-delà possible de l’humain ?

Le christianisme a un avenir

Par ailleurs, l’évolution actuelle n’est pas irréversible. Ce n’est pas la première fois que le christianisme souffre de discrédit. Au temps des Lumières et des philosophes, il a été vilipendé. A plusieurs reprises dans les derniers siècles, il s’est trouvé dans des situations difficiles. A la fin du XIXe siècle, le scientisme le présentait comme un obscurantisme et, au début du XXe siècle, quelques-uns de ceux qui prônaient une politique de laïcisation espéraient bien qu’elle aurait pour effet d’extirper définitivement le christianisme de la société française. Or on a vu se produire ensuite un retour, et on peut dire que la société française s’est plutôt « recatholicisée » à partir des années 1930, ce mouvement durant jusqu’aux années 1960. On observe donc des variations sensibles, des allées et venues. Aussi rien n’autorise à présenter la situation actuelle d’affaiblissement du christianisme comme un aboutissement inéluctable.

Je suis personnellement convaincu que le christianisme a un avenir, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il le conservera partout. Il n’est pas impossible qu’il s’efface plus ou moins de certaines régions du globe, et en particulier de l’Europe qui a été le premier continent privilégié. Mais à l’échelle de la planète, je suis persuadé que le christianisme subsistera et qu’il progressera ailleurs. Il peut donc y avoir un déplacement du centre de gravité.

a) Je crois que la Révélation chrétienne apporte aux hommes un message spécifique que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. La conception d’un Dieu incarné n’est pas commune et la révélation que Dieu conçoit l’existence humaine comme un échange entre Jésus-Christ et l’homme est vraiment originale. Aucune autre religion n’affirme avec autant de force que les hommes sont égaux et qu’ils sont frères, même s’il est souvent arrivé aux chrétiens de trahir cet idéal. Je pense d’ailleurs que le christianisme n’a pas développé toutes les conséquences de la richesse de son message.

b) Je crois que la religion chrétienne peut apporter beaucoup aux hommes et aux femmes de notre temps et contribuer à unifier leur personnalité. Je pense qu’elle peut aider à discerner, à hiérarchiser, à faciliter les relations et à éviter que le conflit soit à la base des rapports humains. Le rôle des chrétiens et celui de l’Eglise comme instance morale sont de rappeler un certain nombre de principes fondamentaux qui ne souffrent pas de discussion, comme le respect de la personne, l’unité de l’humanité, l’égalité de tous les hommes.

On voit le rôle que le christianisme joue aujourd’hui contre l’exclusion et contre l’oppression des minorités quand il n’hésite pas à légitimer des revendications de reconnaissance et d’égalité. Depuis une trentaine d’années, l’Eglise a joué un rôle important dans l’idée de la solidarité des peuples pour le développement, l’aide au tiers-monde, le refus de la guerre, les efforts en faveur de la paix, le contrôle des ventes d’armes, la question de la dette. On a oublié l’origine des campagnes pour obtenir la remise de la dette : c’est la commission Justice et Paix, présidée par le cardinal Etchegaray qui, en 1986, a la première lancé l’idée que les pays riches devaient remettre tout ou partie de leur dette aux pays débiteurs. Sur le moment, l’idée pouvait paraître farfelue, mais il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’elle soit reprise. Ce qui paraît être utopie aujourd’hui peut devenir la vérité de demain.

Et s’il n’y avait pas les Eglises chrétiennes, je pense que l’on pourrait avoir des dérives dans nos sociétés. On le voit bien dans le débat sur le génome : il y a des impératifs de respect de la personne que le christianisme a contribué à établir. Car il existe une anthropologie chrétienne qui a besoin de la vigilance des chrétiens pour être défendue, ne serait-ce que pour être transmise de génération en génération et rappelée aux gouvernements. De ce point de vue, on peut partager l’inquiétude du pape face aux manipulations d’embryons. Certes, les progrès de la biologie s’inscrivent, comme ceux des autres sciences, au cœur de l’aventure humaine et il n’est pas question de les freiner : après avoir instrumentalisé la nature, l’homme pourra sans doute d’ici peu s’instrumentaliser lui-même. Sera-t-il capable de le faire exclusivement dans un sens positif ou laissera-t-il les satisfactions à court terme de tout un chacun ou les appétits de puissance de quelques-uns régler les utilisations des découvertes biologiques ? Il est permis d’éprouver quelque angoisse devant l’importance des enjeux, sans être pour autant rétrograde (cf. Guillebaud, Le principe d’humanité).

c) Par ailleurs, je trouve que les communautés chrétiennes évoluent assez bien. Si la désertion des jeunes est préoccupante, je suis frappé par les intuitions nouvelles et les innovations des générations intermédiaires lors des rassemblements et des célébrations. Je suis heureux de découvrir une réelle capacité d’invention dans la mise en scène, la décoration, l’expression lors des liturgies. On a vraiment rompu avec le catholicisme janséniste qui n’exprimait rien en quelque sorte. Les gens chantent, les foules sont joyeuses, conviviales et actives. Incontestablement, les communautés chrétiennes ont des ressources, et je n’ai pas l’impression que cette vitalité, cette capacité d’invention dans l’expression de la foi, corresponde à un dernier sursaut avant la fin.

d) Les chrétiens doivent proposer un visage du christianisme qui soit authentique tout en répondant aux attentes de nos contemporains. Ils doivent donc formuler en termes compréhensibles et recevables l’essentiel de la vérité chrétienne. Il est  important que l’on ait une expression plénière du christianisme et pas seulement sa dimension humanitaire. Les actions philanthropiques sont nécessaires, mais il est bon aussi qu’il y ait une démonstration, une explicitation, une affirmation proprement intellectuelle. Il ne suffit pas d’avoir un renouveau piétiste ; il importe que le christianisme continue à se positionner comme un partenaire sur le plan de la réflexion, de l’intelligence et des idées. Il ne doit pas oublier qu’il a une longue tradition culturelle de penseurs, de philosophes et il faut qu’il anime aussi, comme il l’a fait par le passé, la création littéraire, artistique, architecturale.

Le christianisme ne doit pas se laisser confiner dans le registre du témoignage religieux pur. Il peut y avoir, selon les vocations individuelles et selon les moments, des expressions plus affectives de la foi. Je pense que le renouveau charismatique est probablement une chance et une grâce pour l’Eglise, mais on ne peut pas identifier le christianisme au Renouveau. Il est nécessaire que l’Eglise ait une activité théologique importante et une expression intellectuelle digne. Bref, on a besoin d’une liturgie vivante mais aussi d’une présence active des chrétiens dans la société pour développer des activités spécifiquement chrétiennes, telles que le Secours catholique ou Caritas catholica,  mais aussi pour être présents dans tous les milieux et participer à l’action des groupes et des institutions qui se préoccupent de la vie de la cité.

e) Dans leur présence au monde, les chrétiens dialogueront aussi avec les représentants d’autres religions. Parmi celles-ci, l’islam me paraît avoir une place particulière, non seulement à cause de son omniprésence dans les médias (en fait, ce qu’on nous présente, c’est une instrumentalisation de l’islam à des fins politiques), mais surtout parce que cette religion se fonde essentiellement sur deux dimensions qui se trouvent aussi dans le christianisme, mais trop peu affirmées aujourd’hui : le sens de la Transcendance et celui de la Communauté.

Le prophète Mohammed n’a pas prétendu fonder une religion nouvelle, mais seulement à conduire les hommes sous la dictée de Dieu, à se ressouvenir de la foi primordiale, celle d’Abraham. Pas d’autre divinité que Dieu, telle est la première partie de la profession de foi. A l’époque, ce n’était pas seulement éliminer toutes les formes de polythéisme et d’idolâtrie, mais, par l’affirmation de cette transcendance radicale, relativiser tout pouvoir, tout avoir et tout savoir.

Dieu est plus grand que le plus grand des rois, et à Lui seul est due une absolue révérence. Il y a là le principe d’un droit inaliénable à la résistance à toute tyrannie. C’est en outre le fondement divin d’une égalité de tous les hommes par-delà toute hiérarchie sociale de pouvoir, de richesse ou de sang. Lorsqu’il s’adressa pour la dernière fois à ses compagnons, Mohammed, à La Mecque, lors du pélérinage de l’Adieu, en mars 632, insista sur l’égalité de tous les hommes devant Allah, sans discrimination de race, de richesse ou de sang,

Une affirmation aussi radicale et intransigeante de la transcendance donnait un fondement radicalement nouveau à la communauté. Transcendance et communauté sont les deux pôles, indivisibles, de la révélation du Prophète. Ce sont là aussi deux valeurs fondamentales dont le chrétien doit se nourrir. C’est là un des enjeux fondamentaux que je vois au dialogue des civilisations (et le dialogue interreligieux en est une des modalités) : redécouvrir dans la culture des autres des valeurs que nous avons enfouies ou qui ne nous habitent plus suffisamment. La foi du musulman peut nous aider à revivifier notre propre foi.

Conclusion

Le christianisme n’a pas du tout terminé sa carrière, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il est porteur d’un message très original du point de vue religieux : le Christ est le premier à avoir présenté Dieu non seulement comme le Transcendant, mais aussi comme un père et un père aimant qui va à la recherche de l’enfant prodigue. Le christianisme annonce Dieu fait homme et cela ne s’était jamais vu dans l’histoire religieuse. Présenter Dieu comme le compagnon de route des hommes est quelque chose de très réconfortant, qui fait la richesse du message chrétien. Et cet homme va jusqu’à la mort et ressuscite en entraînant l’humanité dans sa Résurrection. Je pense que ce message à la fois mystérieux, très beau et très simple, n’est nullement périmé et peut nous aider à vivre dans la joie et la fraternité.

Luc Collès , Professeur ordinaire à temps plein au Département d'Etudes romanes de l'Université Catholique de Louvain

Retour à l'accueil

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité