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26 décembre 2007

A force de dire oui à tout, on disparaît soi-même

A force de dire oui à tout, on disparaît soi-même, Nicolas Dupont-Aignan, citant le Général de Gaulle

A l'heure où l'on essaie de faire rentrer par la petite porte une Constitution européenne sortie par la grande porte (le suffrage des français), extrait du compte-rendu analytique de l'Assemblée nationale - Séance du 27 janvier 2005

Motion de renvoi en Commission

M. le Président - J'ai reçu de M. Nicolas Dupont-Aignan une motion de renvoi en commission déposée en application de l'article 91, alinéa 7, du Règlement.

M. Nicolas Dupont-Aignan - Permettez-moi d'associer à cette motion mes collègues Labaune, Mourrut et Villain.

« Honte au pays où l'on se tait », disait le grand Georges Clemenceau. S'il est un domaine où tout est fait pour dissimuler l'importance des enjeux, c'est bien celui de l'Europe. En témoigne la citation suivante, qui date de 2002 : « A l'heure où les candidats à la présidence de la République préparent calicots, arguments et ripostes, il est une sorte de secret dans le débat politique français. Ce grand secret, c'est d'abord que la plupart des décisions que les candidats vont s'engager à prendre avec la confiance du peuple ne relèvent plus d'eux seuls. » Qui a écrit cela ? Philippe de Villiers, Charles Pasqua, Philippe Séguin ? Non : Michel Barnier.

Rares sont cependant les avocats de l'actuelle construction européenne qui reconnaissent l'importance des révisions constitutionnelles et des traités qu'ils nous demandent d'approuver. Habituellement, nous vivons dans l'ambiguïté et la caricature. On n'expose jamais les conséquences des transferts de souveraineté sur notre démocratie. Pour éviter les débats cruciaux, qui risqueraient de susciter des interrogations, on caricature les positions. Il y aurait d'un côté les bons, favorables au rapprochement entre les peuples, à la paix et à la prospérité, qui approuveraient la dernière avancée du jour, et de l'autre les méchants, les franchouillards, les frileux, hostiles à la marche triomphale du progrès humain...

Or la question n'est pas, n'a jamais été de se déclarer pour ou contre l'Europe, qui est une nécessité, mais de savoir comment on la bâtit.

De quelle Europe parlons-nous ? Evoque-t-on l'idéal de rapprochement des peuples, qui fait l'unanimité chez les gaullistes, ou la pression disciplinaire d'un super-Etat ? Discute-t-on des politiques communes volontaristes des années 1960 ou du marché unique ultralibéral des années 1990 ? S'interroge-t-on sur les traités, approuvés de bonne foi par notre Parlement, ou sur le droit européen dérivé ?

La discussion générale l'a montré, nous débattons moins de la révision constitutionnelle que de la vague idée que les uns et les autres se font de l'Europe. Or, nous ne pouvons nous prononcer sur la révision constitutionnelle sans mesurer précisément à quoi nous engage le traité.

J'ai souhaité défendre la motion de renvoi en commission pour donner aux représentants du peuple, avant de prendre position, un peu de temps supplémentaire. Je le fais en conscience. Ce débat transcende les formations politiques. Je vous demande donc de ne pas mal interpréter ma position, qui était la même à propos du traité de Maastricht, alors que le gouvernement était différent. C'est l'honneur du Parlement de laisser parler ses membres sur un tel sujet.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Nous ne pouvons nous déterminer sans nous poser deux questions fondamentales. En premier lieu, la constitution européenne nous fait-elle basculer dans un système fédéral, en remettant en question les principes fondateurs de la Ve République, pour ne pas dire de la République tout court ? A cette question, je réponds oui. En second lieu, est-ce l'intérêt de la France et des Français, est-ce même celui de l'Europe ?

Si je peux être rapide sur le premier point, c'est grâce aux arguments que Jacques Myard a exposés hier. Permettez-moi une simple réflexion de juriste sur la nature de ce fameux traité constitutionnel. Allons-nous changer de régime ?

M. Jacques Myard - Oui !

M. Nicolas Dupont-Aignan - A la lecture du traité, il y a création d'un Etat européen et mise en œuvre d'une nouvelle architecture institutionnelle sans clarification des compétences entre l'Union et les Etats membres. La constitution européenne pose les bases d'un Etat supranational. Pourquoi, d'ailleurs, utiliser le vocable de « constitution » si ce n'est dans ce but ? En effet, la constitution est l'acte par lequel les citoyens définissent les conditions d'exercice du pouvoir politique. Il y a constitution quand il y a Etat.

On me répondra qu'il n'y a Etat que s'il existe un peuple suffisamment soudé pour s'en réclamer.

M. Jacques Myard - Une nation !

M. Nicolas Dupont-Aignan - C'est vrai et c'est précisément l'objet de ce traité que de décréter la création d'un peuple européen qui, autrement, n'aurait aucune chance de voir le jour. Ce n'est pas là je ne sais quel fantasme de souverainiste, mais le point de vue de Josep Borrell, président socialiste du Parlement européen, qui affirme avec une louable franchise : « Instituer une constitution pour l'Europe revient à accepter virtuellement l'existence d'un peuple européen. » Du virtuel au réel, il n'y a qu'un pas que les fédéralistes s'imaginent pouvoir franchir contre le gré des peuples, si tant est que ceux-ci s'en rendent compte.

Il s'agit bien d'un pas décisif vers la fondation artificielle d'un peuple européen, sans laquelle il ne peut exister d'Europe fédérale. Une fois posé cet objectif suprême, le traité tend logiquement à conférer à l'Union le plus grand nombre possible d'attributs internes et externes de la souveraineté étatique.

Au plan interne, la suprématie du droit européen sur les droits nationaux est pour la première fois inscrite dans un traité. Elle est ainsi revendiquée en pleine lumière, encore qu'on en minimise la portée. « Mais non, me dira-t-on, vous lisez mal : cette suprématie ne s'applique qu'au droit de l'Union. » Certes, mais celui-ci tend à investir tous les domaines de la vie des nations.

On ne peut que s'étonner de voir le Parlement réviser la Constitution avant même que le peuple se soit prononcé par référendum sur le traité constitutionnel, préjugeant ainsi du vote des Français. Si le « non » l'emportait, le Parlement serait ainsi en porte-à-faux avec le peuple.

N'oublions pas que le texte qui nous est soumis tend à modifier en profondeur la Ve République. Il autorise seize transferts de compétences reconnus contraires à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004. Il va donc beaucoup plus loin que le texte de 1992, préalable à la ratification du traité de Maastricht. Il valide par avance les cinq clauses dites « passerelles » prévues dans le traité pour quatre matières essentielles et la clause générale de révision simplifiée figurant à l'article 444 du traité, qui concerne l'ensemble des domaines à l'exception de la défense.

Cette révision revient à subordonner la Constitution au traité de Rome du 29 octobre 2004. D'une part, on ne pourra plus lire la Constitution sans se référer au traité ; d'autre part, la constitutionnalité des modifications qui seront apportées au traité est d'avance validée.

On ne peut que s'interroger sur l'ambiguïté de la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur le traité constitutionnel, une décision qui semble à beaucoup de constitutionnalistes en deçà des enjeux. Le président Mazeaud me pardonnera ces propos, lui qui, ici même, le 7 mai 1992, s'estimait « en droit de critiquer le Conseil constitutionnel ».

Le juge constitutionnel a estimé que le texte de cette constitution s'inscrivait dans la continuité juridique de la construction européenne, sans aucun bond en matière d'intégration communautaire, malgré l'article 6 qui proclame la suprématie du droit européen sur les droits nationaux.

Le Conseil constitutionnel s'appuie sur l'intention des parties, selon laquelle l'Union européenne aurait vocation à fonctionner sur le mode communautaire et non fédéral, ce qui n'induirait aucune contrainte supra-constitutionnelle. Ainsi, ce traité relèverait des articles 55 et 88 de notre Constitution : il ne serait qu'un traité ordinaire, organisant un transfert complémentaire.

Pour étayer sa doctrine, le Conseil constitutionnel invoque l'article 5 du traité, selon lequel l'union respecte « l'identité nationale » des Etats membres, sans se préoccuper du caractère vague de cet énoncé ni de l'effet des 457 autres articles. Philippe Séguin, en 1992, estimait déjà significatif le choix de cette expression, « l'identité nationale ». Je le cite : « L'identité, c'est ce qu'on consent à nous laisser. On parle d'identité quand l'âme est déjà en péril, quand les repères sont déjà perdus. La quête identitaire est la démarche de ceux qui ont le sentiment d'avoir cédé. On ne nous concède donc pas grand-chose en nous laissant l'identité nationale. Que veut-on mettre à la place de ce qu'il est question d'effacer ? A quoi veut-on nous faire adhérer quand on aura obtenu de nous un reniement national ? Sur quoi va-t-on fonder ce gouvernement de l'Europe auquel on veut nous soumettre ? Sur la conscience européenne ? C'est vrai, elle existe ; il y a même quelque chose comme une civilisation européenne, au confluent de la volonté prométhéenne, de la chrétienté et de la liberté de l'esprit. Bien sûr, nous autres européens avons un patrimoine, et nombre de similitudes. Mais cela ne suffit pas pour forger un Etat. S'il y a une conscience européenne, c'est un peu comme il y a une conscience universelle : elle est de l'ordre du concept et n'a rien à voir ni avec l'âme du peuple, ni avec la solidarité charnelle de la nation. La nation française est une expérience multiséculaire : la conscience européenne est une idée, qui d'ailleurs ne s'arrête pas aux frontières de la communauté, et l'on ne bâtit pas un Etat légitime sur une idée abstraite, encore moins sur une volonté technocratique. » Tout est dit dans ce texte magistral. La Convention n'ignorait pas tout cela, et c'est bien pourquoi elle a accepté, comme un lot de consolation, que soit retenu à l'article 5 le respect des identités nationales - après avoir expressément refusé d'y inscrire celui de la souveraineté nationale.

M. Jacques Myard - Scandaleux !

M. Nicolas Dupont-Aignan - La garantie avancée par le Conseil constitutionnel repose donc sur l'intention des Etats signataires du traité. Garantie bien fragile, puisque par définition non juridique et éminemment subjective dans son interprétation. Si fragile d'ailleurs que le président du Conseil constitutionnel a cru prudent de l'assortir après coup de quelques réserves décisives : « il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable ». Or c'est là que le bât blesse : par son article 375, la constitution européenne confie au juge supranational un monopole d'interprétation du droit européen. Cela revient à dire que le Conseil constitutionnel n'a pour garantie de l'application « naturelle et raisonnable » du traité que la jurisprudence passée et la bonne volonté future de la Cour de Luxembourg, et qu'en cas de dérapage - par exemple sur la laïcité, au titre de l'article 70 de la Constitution - il n'aura aucun moyen de recours. Ainsi, le Conseil a beau affirmer le maintien du bloc de constitutionnalité de la République française, il ne s'en dessaisit pas moins de sa garde en validant de la sorte le traité. Accorder une telle confiance à des eurocrates inamovibles et non élus - ce qui explique sans doute les scrupules légitimes de Pierre Mazeaud - c'est inviter le loup dans la bergerie pour qu'il assure la comptabilité des moutons !

M. Jean-Pierre Brard - C'est vrai.

M. Arnaud Montebourg - C'est un problème réel.

M. Nicolas Dupont-Aignan - Force est donc de revenir à la question cruciale, la seule qui vaille, et qui depuis quinze ans n'a pas trouvé un début de réponse : qu'est-ce que le mode de fonctionnement communautaire ? Jusqu'où doit-il aller ? Et dans quel but ? La question n'est pas académique : elle se pose concrètement, puisque le Conseil constitutionnel lui-même fonde sur elle le cœur de sa doctrine. A l'en croire, en effet, la différence entre le communautaire et le fédéral serait décisive, bien qu'il ne donne aucun contenu substantiel à cette mystérieuse distinction. A-t-on affaire à du communautaire, qui additionnerait et compléterait les souverainetés nationales sans les bafouer, ou à du fédéral qui les subordonne, y compris dans leur dimension constitutionnelle, à un ordre supranational contraignant ? Le président de la Convention européenne lui-même, Valéry Giscard d'Estaing, apporte ici un éclairage salutaire. « Dans la Constitution européenne, dit-il, le mot « fédéral » a été remplacé par le mot « communautaire », ce qui veut dire exactement la même chose ; cette substitution a eu lieu parce que, dans les différentes langues de l'Union, le terme fédéral n'a pas la même connotation »... Tout est dit : selon son principal concepteur, et en contradiction flagrante avec l'analyse du Conseil constitutionnel, ce traité est en réalité fédéral et fait basculer la France dans un système irrévocablement supranational.

La raison en est simple : on ne peut pas relever en même temps de deux ordres juridiques. Puisque de plus en plus de compétences sont transférées à Bruxelles, la coexistence de deux ordres juridiques devient une fiction : une constitution l'emporte nécessairement sur l'autre. Je ne résiste pas au plaisir de vous citer un extrait de l'intervention de Pierre Mazeaud, le 7 mai 1992, à l'Assemblée nationale : « Nous sommes tous d'accord pour considérer que la souveraineté ne peut en aucun cas se transférer, qu'elle est inaliénable et imprescriptible. Les premiers constituants du 3 septembre 1791 l'avaient d'ailleurs inscrite dans l'article premier de la Constitution, reprenant en cela les lois fondamentales du royaume. Ce qui me fait dire, et je souhaiterais que la commission des lois puisse encore réfléchir à cette question, que le peuple lui-même ne saurait aliéner la souveraineté nationale. Alors, a fortiori, ses représentants ne peuvent pas le faire. »

L'analyse du traité constitutionnel confirme et même aggrave ce jugement. Comment notre Parlement peut-il une nouvelle fois, après le précédent de Maastricht, remettre en cause le pacte fondateur de la République, traduit par l'article 3 de la Constitution de 1958 : « la souveraineté nationale appartient au peuple » ? Selon la vieille recette du « deux pas en avant, un pas en arrière », j'entends les voix de ceux qui nous disent toujours : dormez tranquilles, ce traité n'est qu'un compromis, non une révolution ; rien ne change vraiment... Ce propos ne résiste pas à une lecture approfondie, notamment pour ce qui est de l'architecture institutionnelle et des compétences. Tout d'abord, le traité transforme l'architecture institutionnelle de façon à anticiper une architecture fédérale. Le principe directeur de l'Europe selon le projet de constitution, c'est de favoriser systématiquement les institutions supranationales et leur rôle dans le processus de décision, à l'exact opposé de l'Europe des nations que souhaitait le Général de Gaulle. Le traité esquisse ainsi un système fédéral où la Commission prend de plus en plus les allures d'un gouvernement, cependant que le Parlement prend de plus en plus celles d'une assemblée dépositaire d'une souveraineté, tandis que le Conseil européen tend à se transformer en une sorte de Sénat. Mais comme on ne va pas au bout de la logique, il n'y a pas non plus de démocratie européenne : on reste au milieu du gué. D'autre part, l'extension de la majorité qualifiée change la nature de l'Europe, et du coup celle des pays qui la composent. La Commission, cœur du système, voit ses prérogatives énormément accrues. Elle conserve et renforce son monopole d'initiative, en particulier en matière budgétaire. Elle est renforcée d'un vice-président qui n'est autre que le ministre des affaires étrangères lui-même, à l'élection duquel elle participe de plein droit ; et pour la première fois dans le système européen, le ministre des affaires étrangères de la Commission présidera un conseil des ministres. Elle est le carrefour obligé de tout ce qui importe dans la vie de l'Union, proposant, recommandant, vérifiant, menaçant et punissant. Elle a le plus souvent l'avantage face au Parlement et au Conseil, et obtient la création de règlements délégués - article 36 - lui permettant de compléter ou de modifier certains éléments « non essentiels » - sans que le critère soit défini - de la loi ou de la loi-cadre. Elle continue en outre de bénéficier du vote à l'unanimité des Etats membres sur les amendements du Parlement qu'elle refuse : elle aime la majorité qualifiée quand cela l'arrange, mais garde l'unanimité quand cela la sert... Quant au Parlement européen, il bénéficie d'une large extension de la procédure de codécision, très ambiguë sur la plan démocratique. Son pouvoir de blocage du Conseil est renforcé. Par ailleurs ses amendements, s'ils sont acceptés par la Commission, ne doivent faire l'objet que d'un vote à la majorité qualifiée au Conseil, ce qui favorisera ses hardiesses fédéralistes. Enfin il a désormais le pouvoir de s'inviter dans la révision du traité au titre de la procédure simplifiée.

D'autre part, le Conseil européen se fédéralise un peu plus, car la règle du consensus cède franchement la place à la majorité qualifiée partout où la constitution le prévoit. La majorité qualifiée devient la règle commune de l'Union, et s'étend à de nombreuses politiques jusque-là décidées à l'unanimité. Surtout elle devient implicitement l'essence même de l'intérêt général européen. Cette extension ne concerne pas moins de cinquante-cinq domaines, dont la culture, l'immigration - avec la disparition de la clause de sauvegarde nationale du traité de Schengen -, la politique de libre-échange de l'Union, la définition de la comitologie - qui a permis à la Commission d'imposer la levée du moratoire sur les OGM -, la définition du périmètre des services d'intérêt économique général - adieu les services publics en France ! -, les nouveaux règlements délégués permettant à la Commission de compléter elle-même des directives, la politique spatiale européenne, la politique énergétique, la position de l'Union en politique étrangère...

Dans tous ces nouveaux domaines, qui bien sûr s'ajoutent aux anciens, nos partenaires européens pourront nous imposer sans recours des politiques incompatibles avec le mandat que nous auront confié les Français. Le basculement dans la majorité qualifiée va donc bien plus loin que le simple accroissement de l'efficacité institutionnelle invoqué par les partisans de la Constitution : il aura aussi un effet fatal sur les politiques qui restent décidées à l'unanimité. En effet, lorsqu'un Etat s'opposera dans l'un de ces domaines, les autres pourront évidemment faire pression sur lui à travers les votes à la majorité qualifiée sur d'autres dossiers.

Un dernier point du traité montre son caractère fédéral : c'est le fameux partage des compétences, que le texte est censé clarifier. Avons-nous lu la même constitution ? Chef d'œuvre d'hypocrisie, l'article 12 définit les compétences partagées comme celles que peuvent exercer les Etats membres « dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l'exercer ». Étrange conception du partage ! Notons qu'il s'agit de « domaines de compétence » et non des « compétences » elles-mêmes : ce qui révèle le trait essentiel de la démarche, à savoir le caractère extensif des prérogatives de l'Union, que renforce encore le vague des énoncés. Ces domaines de compétence se répartissent en deux familles principales : celle où l'Union a les coudées franches pour agir, et celle des « compétences d'appui ou de complément » où elle ne le peut qu'à la marge. Du moins sur le papier : en réalité elle a de nombreux moyens d'action détournés, notamment l'invocation du sacro-saint principe de libre concurrence ou celle de l'objectif générique de favoriser l'émergence d'un fait européen. Ainsi la Commission fait déjà peser des menaces sur le cinéma français, au nom de la prétendue nécessité de donner naissance à un cinéma transnational européen... Ainsi, l'Union intervient dans ces domaines de biais, par le truchement d'autres politiques. L'industrie reste principalement de la compétence nationale ? Oui, mais par le biais de la politique de la concurrence, qui est européenne, on peut empêcher un Etat de devenir actionnaire d'une société, Alstom, par exemple. L'éducation est nationale ? Oui, mais la Belgique s'est vue condamner pour discrimination entre nationalités parce qu'elle réservait aux étudiants belges la gratuité des études universitaires, les étrangers n'ayant pas contribué par l'impôt, comme les nationaux, à financer le système éducatif national. La santé reste nationale ? Oui, mais au nom de la libre circulation des travailleurs, des directives ont imposé la reconnaissance de tels ou tels diplômes. La culture reste nationale ? Oui, mais cela n'a pas empêché l'Union, au nom du libre accès des activités non salariées, d'établir une directive dite « télévision sans frontière », et on n'a encore rien vu : attendons la fameuse directive Bolkestein, qui va apprendre vraiment aux Français ce qu'est la délocalisation...

Ainsi, qu'elles soient exclusives, partagées ou d'appui, les compétences de l'Union couvrent à peu près l'ensemble de la vie des peuples européens. Et si malgré tout quelque chose échappait à la voracité sans limite de l'Union, il serait toujours possible de réparer cet oubli au titre de l'article 18 de la Constitution, dite « clause de flexibilité ». Celle-ci reprend et étend un article existant des traités, le 308 TCE à la réputation légitimement scélérate, et dont la mise en oeuvre est allée jusqu'à susciter, une fois n'est pas coutume, les critiques répétées de la Cour européenne de justice. Son application ne nécessiterait pas l'accord des parlements nationaux mais leur simple information. Avec d'autres « clauses-passerelles » dont elle est l'emblème et le fer de lance, la clause de flexibilité doit permettre d'étendre presque sans fin le périmètre d'action de l'Union. Et qu'elle soit mise en œuvre à la suite d'un vote unanime du Conseil européen ne représente qu'une garantie très fragile.

Ainsi, pour les compétences exclusives, et bientôt pour les compétences partagées, les Etats membres seraient réduits au statut de circonscriptions administratives déconcentrées, comme le sont les arrondissements français par rapport à l'Etat. Ce n'est qu'au titre des domaines de compétence d'appui et de coordination qu'on pourrait assimiler les Etats membres à des collectivités locales. Quant à la souveraineté, elle se cantonnerait désormais dans la rubrique introuvable des compétences exclusives des Etats membres.

Face à une telle dépossession des prérogatives des Etats nations, on était en droit d'attendre que la constitution invente au moins de réels mécanismes de rééquilibrage démocratique au profit des citoyens ou de leurs représentants. Hélas, la démocratie en toc de la Constitution n'est qu'un trompe-l'œil : pour ce qui est de résorber le fameux déficit démocratique, l'Europe de la Constitution est comme jamais celle du « Désert des Tartares ».

Ainsi, le droit de pétition est une mauvaise farce : il ne s'agit en fait que d'un droit de supplique que la Commission européenne pourra ignorer et dont les mécanismes sont compliqués. Leur détail n'est même pas connu.

M. Arnaud Montebourg - Tout à fait exact.

M. Nicolas Dupont-Aignan - La Commission a par ailleurs déjà démontré qu'elle se moquait éperdument de l'avis des citoyens de l'Union : elle a ainsi décidé, juste avant les élections européennes, en juin dernier, de lever unilatéralement le moratoire sur les OGM. En fait, cette disposition a un double objectif : faire croire à la démocratisation de l'Union, concourir à la création d'une opinion publique européenne artificielle. A propos de cet inepte « droit » de pétition, certains ont été jusqu'à affirmer que l'Europe avait innové là où les Etats se montraient incapables de résoudre leur mal-être démocratique. Il serait plus juste de constater qu'aucune démocratie au monde n'a eu jusqu'à présent le front de ressusciter les cahiers de doléances de l'ancien régime. Le « droit de pétition » est une telle insulte au bon sens et à la dignité des Français qu'il ne mérite pas que l'on s'y appesantisse.

En revanche, le contrôle tant vanté de la subsidiarité par les parlements nationaux est un piège beaucoup plus subtil. Il s'agirait d'une mini-révolution permettant de faire entendre la voix des représentants des peuples dans les arcanes de Bruxelles. Il y a douze ans, Alain Peyrefitte avait brillamment exposé ici-même la problématique à laquelle nous sommes confrontés en renvoyant le principe de subsidiarité à son origine catholique romaine : l'échelon supérieur traite des questions pour lesquelles l'échelon inférieur n'est pas compétent. « Mais qui décide en cas de conflit », demandait-il ? L'échelon supérieur : « La subsidiarité est une forme très autoritaire de fédéralisme ». A la question de savoir qui déciderait de la répartition des compétences, Alain Peyrefitte répondait : « La Cour de justice de Luxembourg, qui n'a cessé d'empiéter sur les compétences des Etats membres. »

M. Jacques Myard - Le peuple réagira !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Les événements lui ont donné raison, la Commission s'arrogeant le pouvoir souverain d'étendre elle-même ses prérogatives. L'excellent rapport de MM. Quentin et Lambert n'apporte aucun démenti. Le mécanisme d'alerte précoce n'est en rien contraignant pour la Commission, laquelle est seulement obligée de réexaminer son texte et en aucun cas de l'amender ou de le retirer.

Attributs de la souveraineté étatique, architecture institutionnelle encore plus fédéraliste, généralisation de la majorité qualifiée, compétences extensives et à sens unique, mécanismes de contrôles démocratiques en carton-pâte, cette Constitution européenne ne constitue en rien un simple « habillage » des traités précédents. Que ceux qui y sont favorables le reconnaissent donc ! Faire un pas en avant et deux pas en arrière pourrait laisser croire aux observateurs les moins attentifs que les fédéralistes ont « mis de l'eau dans leur vin ». Certes, le traité constitutionnel ne révolutionne pas notre ordre juridique, mais il prépare un bouleversement d'importance par le poids qu'il confère à la supranationalité. Acte unique, Maastricht, Amsterdam, Nice, à ne voir que ce qui change formellement, nous risquons de ne pas percevoir le système dans son ensemble. Après le vote de la Constitution, il ne sera plus possible de revenir en arrière. Non seulement la souveraineté nationale aura perdu sa substance, mais la souveraineté européenne sera fictive. Le vide démocratique et institutionnel deviendra alors vertigineux.

Plus grave encore, cette Constitution préjuge des politiques qui seront menées en remettant en cause la liberté des nations et en empêchant les Européens de définir les orientations de l'Union. Si cette Constitution est inacceptable pour un gaulliste, elle devrait l'être tout autant pour un fédéraliste attaché à l'émergence d'une Europe démocratique. Les méthodes employées par les Européistes idéologues...

M. Jacques Myard - Ils ne sont pas là !

M. Jean-Pierre Brard - A qui pensez-vous ?

M. Nicolas Dupont-Aignan - ...se retournent aujourd'hui contre les avocats sincères du fédéralisme qui croient que l'on peut construire une Europe démocratique sans forcer la main aux peuples.

M. Arnaud Montebourg - Victor Hugo !

M. Jacques Myard - Il est mort!

M. Arnaud Montebourg - Il est bien vivant !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Ceux qui défendent l'Europe sociale, ceux qui n'estiment pas utile de faire entrer dans l'Union un pays d'Asie comme la Turquie sont désormais victimes de la même excommunication que nous. Un jour, les historiens se demanderont pourquoi les élites d'un grand pays ont démissionné...

M. Jacques Myard - La trahison des clercs !

M. Nicolas Dupont-Aignan - ...pourquoi elles ont abandonné leur pouvoir à une organisation bureaucratique. Ils s'interrogeront sur la contradiction qu'il y a à vouloir transférer des compétences pour soi-disant peser davantage et, au même moment, oublier d'orienter l'œuvre commune qu'on est censé bâtir. Le paradoxe n'est en fait qu'apparent car la dépossession de la souveraineté nationale comme la dépossession du projet européen participent de la même peur de gouverner et de penser les changements planétaires. Tel est le mal français, cette idée que l'on serait incapable de peser sur l'histoire du monde. Il est tellement plus aisé de fuir ses responsabilités tout en ne conservant que l'apparence du pouvoir ou de se réfugier dans les bons sentiments des sommets internationaux ! Comme au temps de Maastricht, une certaine droite et une certaine gauche font bloc. Dans leur esprit, le référendum vise à délivrer un ultime blanc-seing leur permettant de sauver les apparences, sauf que, comme le disait Philippe Séguin, les deux commerces de détail s'approvisionnent chez le même grossiste et que les citoyens se lassent. Les historiens liront le florilège des déclarations où certains avocats du « oui » au référendum parlent du peuple comme osaient à peine le faire les défenseurs du suffrage censitaire. Il faudrait faire de la pédagogie au bon peuple.

M. Jacques Myard - Il n'y a qu'à élire un autre peuple !

M. Jean-Pierre Brard - Brecht !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Il nous reste à inventer le référendum à réponse unique. Comme pour Maastricht, on relativise l'importance du traité, puis on caricature les adversaires et on dramatise un éventuel rejet.

M. Jacques Myard - Le chaos !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Mais n'est-ce pas une fois de plus contradictoire ? L'adoption de ce texte aurait des conséquences dramatiques pour la France et pour l'Europe. Peut-on imaginer une Europe qui réussirait sur les décombres des nations et le reniement des peuples ? Nous n'ignorons pas les évolutions du monde : l'enjeu du XXIe siècle consiste à additionner les forces des Etats européens pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Prenons garde à ne pas les neutraliser par une constitution qui désarme les nations sans construire une Europe « puissance ».

Depuis dix ans, nous avons vu monter la colère des Français et on ne peut que s'interroger sur la déresponsabilisation générale qui mine notre démocratie. Il serait certes malhonnête d'en attribuer la seule origine à la manière dont nous construisons l'Europe, mais la confusion qui règne entre l'échelon européen et le niveau national n'est pas pour rien dans les difficultés que l'on rencontre. Les Français pressentent qu'une autre Europe mérite d'être préparée. C'est justement parce que nous aimons l'Europe et les nations qui la forment que nous ne voulons pas de n'importe quelle Europe. Nous avons le choix entre l'Europe tremplin ou l'Europe tombeau. La première consiste à unir les nations de manière à ce qu'elles soient plus libres et plus puissantes ; la seconde uniformise tout et fait échouer l'œuvre commune. Cette constitution nous fait basculer dans un fédéralisme autoritaire et nous conduit à cette Europe tombeau car elle ne répond pas à trois grandes questions : avec qui faire l'Europe, comment et pourquoi ?

Le choix est simple entre l'Europe sans frontière du traité constitutionnel et l'Europe européenne que nous attendons. Le traité n'aurait rien à voir, nous dit-on, avec l'adhésion programmée de la Turquie à l'Union : il n'y aurait qu'un malencontreux télescopage de calendrier. Mais le lien entre les deux questions est fondamental. La Constitution européenne n'est rien d'autre que le contrat de mariage qui propose de lier entre elles les nations d'Europe. Or, comment inviter nos concitoyens à parapher ce contrat de mariage en leur enjoignant de ne pas se demander avec qui ils le signent ? C'est un peu se moquer du monde car chacun sait que lorsque l'on se marie, on se soucie plus du conjoint que du code civil. Or, le conjoint est turc. (Protestations sur les bancs du groupe UMP)

M. Jacques Godfrain - Mais non !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Il est évident qu'il ne sera pas possible de dire non après une décennie de négociations avec Ankara. Comme le dit Robert Badinter, on ne dit pas non devant Monsieur le maire après dix ans de fiançailles !

M. Arnaud Montebourg - Pourtant, ça s'est déjà vu !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Du reste, dans dix ans, on nous dira qu'il serait suicidaire pour la France de bloquer solitairement l'adhésion turque dans le cadre de la Constitution.

Un député socialiste - Ce serait très dangereux !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Les Français auront une dernière chance d'empêcher le mariage forcé avec la Turquie en juin prochain en refusant de signer la Constitution (Murmures sur les bancs du groupe UMP). Après, il sera définitivement trop tard.

M. Jean-Louis Bernard - Oh, mais non !

M. Nicolas Dupont-Aignan - A lire la Constitution, on a le sentiment que le traité constitutionnel est l'instrument de l'adhésion turque, voire son complice. Il ouvre la voie à l'intégration turque quand le traité de Nice l'empêchait.

Plus grave, l'adhésion de la Turquie devient franchement nocive pour l'Europe dans le cadre du traité constitutionnel. En effet, ce pays, le moins européen de tous, deviendrait le plus puissant de l'Union en raison de son poids démographique et son influence se ferait sentir dans les nouveaux domaines de compétences, dont l'immigration, auxquels le traité constitutionnel étend la majorité qualifiée. A l'instar d'Alain Madelin, je dis oui à la constitution, oui à la Turquie mais non aux deux en même temps ! En somme, le oui condamne l'Europe là où le non lui offre sa dernière chance de sursaut.

Ce traité creuse le fossé démocratique entre Bruxelles et les citoyens qu'il avait la charge de combler. L'extension de la majorité qualifiée, les élargissements successifs et la boulimie de compétences privent peu à peu les démocraties de leur souveraineté nationale avec laquelle, pour le général de Gaulle, la démocratie se confond. Aujourd'hui, à la différence du débat de 1992 sur le traité de Maastricht, nous avons le recul de l'expérience et demain, après l'économie, ce sera la sécurité intérieure et la politique étrangère qui seront retirées aux Etats.

Quelle sera la position du gouvernement français quand une loi européenne sur l'immigration sera adoptée avec l'appui de la Turquie contre l'avis de la France ? Quelle ineptie de vouloir créer une politique de l'immigration unique en faisant fi des différents contextes démographiques ! Nos compatriotes sont indignés que l'adhésion de la Turquie soit programmée.

La France est inconsciente des lendemains que lui réserve le projet constitutionnel par méconnaissance de l'état d'esprit des dix pays qui ont rejoint l'Union et en raison du double langage des autorités françaises sur la perte de souveraineté nationale et le maintien de la spécificité française. Même les socialistes européens ne croient pas à une Europe sociale ! La Constitution consacre la recherche d'une meilleure concurrence, libre et non faussée, plus que le plein emploi.

Les déclarations de Javier Solana au moment le plu aigu de la crise irakienne ont montré combien Bruxelles s'alignait sur les positions américaines. Du reste, la Constitution, dans son article 41, soumet la future politique étrangère de l'Union aux orientations décidées par l'OTAN.

M. Jacques Myard - Que l'OTAN règne en maître !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Le double langage que nous tiennent les partisans de la Constitution sur l'Europe est déresponsabilisant. En pratiquant le grand écart, on ne servira ni la France ni l'Europe. Pour nos compatriotes, le réveil sera douloureux.

Un député UMP - Décidément, c'est foutu !

M. Jean-Pierre Brard - Ils sortiront les fourches !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Les partisans de la Constitution nous assènent aujourd'hui que ce traité serait bon pour la France car celle-ci l'aurait largement inspiré. Curieux jugement lorsqu'on considère les défaites essuyées par notre diplomatie, et notamment, le déséquilibre entre la France et l'Allemagne en termes de sièges. Les garanties négociées en matière d'exception culturelle sont très en retrait par rapport à celles obtenues par l'Angleterre sur l'Europe sociale : la France devra établir la preuve que ses intérêts sont menacés, obtenir un vote à l'unanimité et, en cas de désaccord avec la Commission et nos partenaires européens, ce sera à la Cour européenne de justice de statuer !

Je devine que l'on me répliquera que mon raisonnement ne tient pas à l'échelon européen et que, désormais, s'exprimera une souveraineté européenne. Pourquoi pas ? Mais en l'absence d'un peuple européen, cette souveraineté n'existe pas !

M. Jacques Floch - Elle se construit !

Un député UMP - Elle dégringole !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Un sondage récent a montré que la très grande majorité des habitants de l'Union se sentent d'abord, voire uniquement, de leur nation avant d'être européens. Aucune conscience politique « européenne » n'arrive à se dégager.

Un député UMP - C'est faux !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Et le paravent d'institutions communes et contraignantes ne peut pas remplacer le « vouloir-vivre ensemble » cher à Renan. Inconscient de la faiblesse démocratique de l'échafaudage européen, on met aujourd'hui en avant le Parlement européen, mais comment croire un instant que les élections européennes, où l'abstention est considérable et dont le mode de scrutin est proportionnel, puissent légitimer l'orientation d'un continent ? Un fédéralisme équilibré, pourquoi pas ?...

M. François Bayrou - Vous seriez, comme moi, pour un fédéralisme plus équilibré ?

M. Nicolas Dupont-Aignan - ...En revanche, je m'oppose au fédéralisme bancal que ce traité met en place.

Ce vide démocratique ira en s'amplifiant, il aura des conséquences dramatiques sur la vie des peuples et sur l'Europe elle-même. Les décisions seront prises par les experts dans l'indifférence des peuples, nous en avons déjà l'exemple dans le domaine économique et monétaire avec le pouvoir sans précédent de la BCE. On nous riait au nez au moment du débat sur Maastricht, et maintenant voyez les résultats : surévaluation de l'euro, irresponsabilité de M. Trichet...

Nous reviendrons à une sorte d'Europe de l'Ancien Régime, fédération de régions, addition de tribus : en un mot tout le contraire du modèle français bâti avec constance par nos rois successifs puis par la République. Je crains que la France, par faiblesse et lâcheté, ne cède comme souvent au renoncement pour finalement découvrir qu'elle a perdu sa liberté et se cabrer dans la douleur. Notre histoire fourmille de tristes précédents où la « souveraineté limitée » fut érigée en remède miracle. Mais tout dépendra du mois de juin...

Il reste que c'est sans doute notre pays qui vit le plus douloureusement cette impasse démocratique. Nulle surprise à cela, puisque notre nation est une exception politique. Et si l'une des explications du malaise politique qu'il connaît tenait justement à cette obligation de se conformer à des politiques qui lui échappent et ne lui correspondent pas ? Le tort de nos élites est d'avoir cru que l'on pouvait mener un peuple là où il ne veut pas aller par personne interposée, d'avoir invité leurs concitoyens dans leurs querelles nationales. On sait où cela commence, mais rarement où cela finit. Si, depuis 1978, toutes les majorités ont perdu les élections, si l'abstention et les extrêmes sont si hauts, c'est bien parce que notre démocratie est malade, malade de ce double jeu permanent qui prend son inspiration dans l'éternelle complainte de ceux qui démissionnent : on ne peut pas faire autrement, il faut s'adapter, nos partenaires l'ont bien fait, la France est trop petite... Trop petite ? Peut-être, mais plus encore depuis qu'elle a accompli une marche forcée vers l'euro qui l'a laissée exsangue (Exclamations sur certains bancs du groupe UMP) et lui a fait échanger sa quatrième place économique mondiale avec la Grande-Bretagne !

Le paradoxe est que cette politique n'a abouti qu'au laxisme : pour acheter le silence d'un peuple mécontent, il a fallu toujours plus dépenser, démontrant l'inanité de cette fuite en avant. Toute l'histoire de la France prouve qu'on ne réussit pas ainsi. La France fut forte quand son peuple était libre. Les Français étaient prêts à l'effort quand ils partageaient une ambition, qui peut d'ailleurs avoir un aspect européen. Il n'est d'ailleurs pas étonnant qu'une très large majorité d'entre eux aient suivi le Président de la République dans sa position sur l'Irak. De Jeanne d'Arc au général de Gaulle en passant par Richelieu, Gambetta ou Clemenceau, je ne connais pas d'exemple où l'on puisse se relever dans la dépendance extérieure et dans l'oubli de ses intérêts. Cela n'implique pas un refus de l'Europe, mais au contraire une juste articulation entre projet national et ambition européenne.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Il faut bâtir l'Union européenne différemment, la rendre suffisamment souple pour laisser vivre à son aise chaque nation. Le choix n'est pas entre l'Europe supranationale et le repli sur soi : aucun pays ne pourrait se hisser sans participer à des coopérations, et l'Europe supranationale n'a pas d'avenir car, contrairement à ce que l'on veut nous faire croire, la souveraineté ne peut se limiter. Or, adopter la Constitution, c'est la transférer à l'échelon européen sans légitimité démocratique.

Il faut donc reconstruire les institutions européennes et donner une fois de plus au général de Gaulle raison, quand il écrivait à Paul Reynaud : « Vous savez qu'à mon sens on peut voir l'Europe, et peut-être la faire, de deux façons : l'intégration par le supranational ou la coopération des Etats et des nations. C'est à la deuxième que j'adhère pour mon compte ». Cette Europe des nations additionne des souverainetés nationales vivantes, dont le respect n'a jamais interdit ni le développement des échanges, ni Airbus, ni Ariane, ni l'ouverture aux autres. Au contraire : le respect des Etats nations conditionne le progrès, comme en témoigne la PAC, l'une des politiques européennes les plus intégrées, née après la crise salutaire de la chaise vide. Cette crise a donné lieu au fameux compromis de Luxembourg, qui évite à notre peuple d'être entraîné là où il n'acceptera jamais d'aller. Vous n'avez pas, Monsieur le ministre, répondu à la question de Jacques Myard : le compromis de Luxembourg est-il toujours d'actualité ? C'est grâce à sa capacité de blocage que la France a souvent donné corps à l'avancée européenne, mais lorsque nous n'aurons plus rien à bloquer, ou si peu, comment pèserons-nous ?

Une réforme en profondeur des institutions européennes passe aussi, évidemment, par la prise en compte de l'élargissement : à 25, on ne peut fonctionner comme à six. Outre la réduction du poids des organismes non élus - commissions, cour de justice, banque centrale - le rétablissement de la primauté des droits nationaux, la création d'un congrès des parlements ou la stricte délimitation des compétences de l'Union, il faudra autoriser des coopérations à géométrie variable plutôt que les coopérations renforcées de cette Constitution, qui ne seront jamais réalisables tant elles sont strictement encadrées. Permettre à deux ou à vingt Etats de regrouper leurs moyens dans un domaine précis, avec des objectifs concrets, est le vrai moyen de concilier les souverainetés nationales et l'ambition légitime de l'Europe puissance.

J'en arrive à la plus importante des questions : pourquoi donc bâtir l'Europe ? L'argument massue des promoteurs de la Constitution est celui de l'Europe puissance : le traité permettrait de renforcer les pays d'Europe pour pouvoir relever les défis de la mondialisation. La survie de l'Europe se ferait au prix de nos libertés et des démocraties nationales. Malheureusement, cette argumentation ne résiste pas un instant à l'examen. Le paradoxe est de voir cette Constitution renforcer, avec tant de malice de la part de ses auteurs, les attributions européennes pour n'en rien faire, ou plutôt pour les mettre au service d'une politique de l'impuissance. Est-ce préparer l'avenir du continent que de transférer à Bruxelles la quasi-totalité des compétences, pour se perdre dans les détails de la vie quotidienne des peuples quand de si grands défis sont à relever ? Est-ce le préparer que d'inscrire dans le marbre des politiques qui ont échoué, comme l'orientation monomaniaque de la BCE contre l'inflation, les dogmes poussés à l'extrême de la libre concurrence et du libre échange ou un pacte de stabilité stupide, qui aggrave le mal au lieu d'y remédier ?

Vous avez aimé les taux d'intérêt plus élevés qu'aux Etats-Unis, l'euro cher, la fin de l'accord multifibre, le refus de toute politique industrielle, le rachat de nos fleurons par des entreprises extra-européennes ? Vous aimerez sans aucun doute cette Constitution ! Bien sûr que nous avons besoin d'une politique monétaire rigoureuse, d'une ouverture commerciale intelligente et d'une concurrence intérieure, mais faut-il pour autant brancher un pilote automatique pour cinquante ans ? En vérité, l'Europe qu'on nous prépare a vingt ans de retard ! Cette Europe niveleuse, tentaculaire, bavarde, procédurière, ne répond en rien aux nouveaux défis de la mondialisation. Croit-on sérieusement que nous aurions pu faire Airbus ou Ariane en attendant d'être 25 et en respectant les oukases de la direction de la concurrence ? Preuve en est le destin compromis du projet Galileo, que la France a eu la bonne idée de laisser communautariser par anticipation. Grâce à l'esprit de capitulation de la Commission et à l'éternelle complaisance de l'Angleterre, il est acquis avant même sa naissance que le GPS européen n'aura pas d'application militaire ! Avec cette première expression de l'Europe puissance, version Constitution européenne, les Etats-Unis peuvent dormir sur leurs deux oreilles pendant longtemps ! A l'heure où la rapidité, les réseaux et les savoirs comptent plus que la taille, croire qu'on va créer une superpuissance en additionnant des carottes et des choux fleurs est une absurdité.

M. Jacques Myard - Très bien !

M. Nicolas Dupont-Aignan - Dans le monde, ce ne sont pas les pays les plus peuplés qui progressent forcément le mieux, mais ceux dont la motivation, la cohésion, l'organisation sont les plus fortes. Quand comprendra-t-on que l'Union sans accord préalable sur des objectifs stratégiques conduit tout droit à une Europe impuissante ? C'est des objectifs qu'il faut partir, pour ensuite déterminer les moyens nécessaires. C'est tout l'enjeu de l'Europe à géométrie variable que nous proposons. Il est préférable d'être efficace dans un domaine avec 90 millions d'habitants que d'être inefficace à 450 millions !

Or, quelles sont les grandes priorités de l'Europe aujourd'hui ? D'abord, sa démographie. Pouvons-nous bâtir une puissance avec un taux de natalité de 1,2 en Italie, en Espagne ou en Allemagne, tout en favorisant une immigration massive ? Ensuite, sa puissance économique, scientifique et militaire : pouvons-nous affronter la compétition des Etats-Unis, du Japon, de la Chine et de l'Inde en continuant à crouler sous un euro cher et en nous interdisant d'intervenir dans le financement de grands programmes ? Troisième priorité : l'équilibre social. Pouvons-nous susciter la confiance des peuples en leur offrant comme perspective des conditions de travail et de salaire alignées sur la Chine ? (Protestations sur certains bancs du groupe UMP) Cette mondialisation subie, qui s'apparente de plus en plus à une clochardisation à grande échelle, est le fruit du libre échangisme idéologique de la commission américaine de Bruxelles, comme l'a justement baptisée notre ministre des finances - avant d'être ministre. Dernière priorité : sa vitalité culturelle. Pouvons-nous compter dans le monde de demain en sabordant nos langues - je pense au texte sur les brevets, que l'Assemblée a refusé de ratifier pour l'instant - et en laissant condamner une exception culturelle qui indiffère à la majorité de nos partenaires et qui hérisse les bureaucrates de la Commission ?

Ces quatre grands défis suffiraient à occuper pour vingt ans l'énergie des Européens convaincus, mais croyez-vous que les eurocrates s'y intéressent ? Faire ensemble ce que chaque nation ferait moins bien seule ne les préoccupe pas. Il est vrai que les Etats-Unis, si puissants à Bruxelles, s'en chargent pour nous. L'Europe utile, c'est une Europe multiplicateur de puissance, qui fait vivre le marché unique avec moins d'idéologie, qui se protège davantage ou laisse au moins les siens le faire quand l'intérêt national est en jeu, qui coordonne des projets scientifiques, industriels et culturels. Cette Europe-là sera efficace, car elle s'appuiera sur le seul ressort qui peut faire mouvoir les peuples : le sentiment d'appartenance et la foi dans un avenir commun. Unir des peuples contre leur gré, c'est casser ce ressort, priver au bout du compte l'Europe de leurs dynamismes et de leurs légitimités additionnés.

Alors, comme souvent dans l'histoire du monde, les Français vont tenir entre leurs mains non seulement leur propre destin, mais aussi l'avenir de l'Europe. Ils ne doivent pas avoir peur de cette grande et belle responsabilité. Ils ne doivent pas écouter ceux qui, par intimidation, veulent les dissuader d'être eux-mêmes. La Constitution européenne reprend à son compte les dispositions défaillantes des traités d'Amsterdam et de Nice. Les Français ne doivent donc pas se laisser abuser par le faux argument du « rien ne change ». La Constitution met en place le cadre d'un fédéralisme arbitraire et envahissant qui est la négation même de l'Europe prospère et heureuse qu'attendent les Européens. Elle dessine un système de gouvernement hors-sol, oligarchique, affranchi de tout contrepouvoir et soumis à l'influence des Etats-Unis, celui-là même qui a d'ores et déjà ouvert les fatales négociations avec la Turquie. Bien entendu, ce système est absolument contraire aux valeurs de la République française, à sa démocratie comme à son projet de société.

Le traité constitutionnel dépasse de très loin ce qu'avait prévu le constituant de 1958 en établissant, dans l'article 55 de notre loi encore fondamentale, que les traités internationaux s'imposent à la loi nationale. Qui invoque l'intention des signataires de la Constitution européenne est obligé de prendre en compte celle des rédacteurs de notre Constitution et de conclure à son inadmissible distorsion. Je suis d'accord avec Jean-Pierre Raffarin lorsqu'il confie à la presse que cette Constitution est le rendez-vous du non-retour, établissant un projet irréversible. Oui, avec ces 448 articles confus et ambigus, l'Europe supranationale, qui n'est pas l'Europe des nations, nous offre un aller simple hors de la démocratie et, au bout du compte, hors de la France elle-même. Car, de la France, que restera-t-il ? Des paysages, des clochers, une langue en déclin, des habitants unis par le sentiment d'appartenir aux mêmes confins de l'Union... Mais pas de citoyens, car l'identité française, amputée du projet politique qui a constitué l'essence même de la France depuis ses origines, sera privée de l'essentiel.

Avec la Constitution européenne, il est peut-être possible de respecter une identité allemande, hollandaise ou espagnole, mais pas l'identité française, inconcevable sans la souveraineté politique et un minimum d'indépendance nationale. Romain Gary se reconnaîtrait-il dans la France d'aujourd'hui, lui qui se plaisait à dire : « Mon pays, ce n'est pas la France, c'est la France libre » ?

Ultime non-sens ! En effet, l'Europe se renierait elle-même si elle obtenait, par cette Constitution, que la France se renie elle-même. Peut-on sincèrement croire qu'une France désabusée, éteinte, trahie servira l'Europe, alors que celle-ci se trouve plus que jamais à la croisée des chemins ?

A la traîne d'une mondialisation débridée qu'elle se refuse à maîtriser, la Constitution européenne ne prépare en rien l'avenir du continent. Elle désarme les nations sans apporter aucun substitut mobilisateur aux peuples. Faute d'objectifs clairs et réalistes, elle ne donnera malheureusement pas envie aux Européens d'aimer l'Europe.

Lors du référendum, les Français doivent savoir dire non et se souvenir de ce message du général de Gaulle : « A force de dire oui à tout, on disparaît soi-même. » Qui mieux que lui a prouvé, tout au long de sa vie, qu'il n'était nullement incompatible de défendre bec et ongles le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et de promouvoir la belle idée européenne ?

De l'esprit des Lumières à Valmy, de 1848 à l'unification italienne, du 18 juin 1940 à la réconciliation franco-allemande, en passant par la Déclaration universelle des droits de l'homme, une France forte, fidèle à ses idéaux, sereine, a toujours servi l'Europe et été utile au monde. Ayons le courage et la volonté d'être à nouveau utiles en osant nous battre pour une France libre dans une autre Europe. (M. Myard applaudit)


Jeudi 27 Janvier 2005

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