Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
A l'indépendant
Publicité
  • De Marx à Teilhard de Chardin, de la place pour (presque) tout le monde...
Newsletter
Archives
Visiteurs
Depuis la création 420 671
2 juillet 2008

Repenser le matérialisme dialectique/Zizek crucifié

LA PARALLAXE de Slavoj Zizek. Fayard, 460 p., 24 €.


Penseur remuant et prolixe, Slavoj Zizek fait partie de ceux qui, aux côtés d'autres philosophes, comme Antonio Negri, Giorgo Agamben ou Alain Badiou, tentent depuis quelques années de reformuler les concepts de la pensée critique et de faire mentir ceux qui estiment qu'il est grand temps de ranger Marx, son oeuvre et ses commentateurs dans la grande remise des idées disparues. Ce nouveau livre apporte donc sa pierre au phénomène actuel de renaissance de la critique sociale à fondement philosophique.

Par sa profusion, l'écriture zizekienne tient plus du grouillement de La Porte de l'Enfer, de Rodin, que des contours lisses d'un Moore. Mais il faut savoir se perdre dans cette masse pour saisir le fil du projet audacieux qui est ici celui de Zizek. Il consiste en effet à redonner du sens à une notion bien oubliée du marxisme, celle de "matérialisme dialectique". Quiconque rejette l'idée que le capitalisme, "religion obscène de la vie spectrale", se confondrait avec le réel, doit emprunter ce détour.

Des autres tentatives d'aggiornamento du marxisme au XXe siècle, de Lukacs, de Kracauer et d'Adorno ainsi que de toute l'école de Francfort en passant par l'Américain Fredric Jameson, Zizek reprend ici l'idée que l'analyse des phénomènes culturels est au coeur de toute contestation intellectuelle de l'exploitation. Pour autant le modèle dominant du marxisme occidental, celui de la "réification", qui dénonce derrière l'"illusion" des productions culturelles la "réalité" des rapports de classes, lui paraît désormais inadapté. Celui-ci demeurerait trop tributaire d'une métaphysique cristallisée sur l'opposition du réel et de l'idéologique, d'une dialectique qu'il serait possible de dépasser en atteignant un fond stable (la "vérité" des rapports de production), un "noyau dur" où toutes les différences finiraient par se résorber, fantasme que Zizek stigmatise à l'aide du concept lacanien de "grand Autre".

Dans ses pages les plus novatrices, il oppose, à partir d'une lecture de Hegel, une conception renouvelée de la dialectique. Traditionnellement, celle-ci est considérée comme le mouvement de l'être qui, en se niant lui-même, atteint sa vraie réalité - ce que Hegel nomme "esprit absolu". Chez Hegel, le mouvement dialectique correspond du reste à celui de l'histoire, ce qui sera repris dans le marxisme sous la forme du "matérialisme dialectique". Or, pour Zizek, qui connaît bien l'idéalisme allemand, la vérité du système hégélien ne se trouve pas dans l'aboutissement qui met un terme au mouvement de l'être et de l'histoire, mais dans la mobilité infinie qui institue au coeur des choses une différence à la fois minimale et essentielle. Le matérialisme dialectique bien compris se refuse à l'illusion du point d'appui.

Voila ce que recouvre l'expression de "parallaxe", terme qui désigne la modification d'un objet observé en fonction du déplacement du point de vue de l'observateur. Pour Zizek, ce déplacement constitue la structure même du réel. Promesse ambitieuse plutôt que programme, La Parallaxe propose une nouvelle manière d'être réaliste, qui suppose donc le refus d'accepter les choses telles qu'elles sont.

Nicolas Weill sur http://www.lemonde.fr/livres/


Si son angle d'attaque est d'orientation freudo-marxiste, il n'y va pas par quatre chemins : «Au lieu d'adopter cette position défensive qui laisse à l'ennemi le choix du lieu de l'affrontement, il s'agit d'inverser la stratégie en assumant pleinement ce dont on est accusé : oui, le marxisme est dans le droit fil du christianisme ; oui, christianisme et marxisme doivent combattre main dans la main, derrière la barricade, le déferlement des nouvelles spiritualités. L'héritage chrétien authentique est bien trop précieux pour être abandonné aux freaks intégristes» (p.10). Pour en venir à une pareille position, Slavoj Žižek opère un détour par le capitalisme et la postmodernité.

Le parcours est singulier et pas toujours réussi car Slavoj Žižek se perd parfois dans des considérations étranges. De plus, l'auteur n'établit pas bien les liens qui permettent de saisir la cohérence de sa pensée. Tout cela est un peu confus, confusion accentuée par les nombreuses références au discours lacanien qui, comme chacun sait, n'est pas des plus compréhensibles. Cependant, Slavoj Žižek reste un philosophe pertinent dans sa compréhension des leurres de la postmodernité.

La première partie du livre fait référence à Marx et rappelle un texte du Manifeste du Parti communiste qui mettait en garde contre les bouleversements opérés par la bourgeoisie. Rappelons-le pour bien saisir l'objet du débat : «Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d'idées admises et vénérées se dissolvent ; celles qui les remplacent deviennent surannées avant de se cristalliser. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré est profané ; et les hommes sont forcés, enfin, d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux dégrisés.» Ce qui implique le fourvoiement de la gauche qui pensait lutter contre le capitalisme alors qu'elle ne faisait que le renforcer et lui ouvrir toutes les voies, non seulement économiques, politiques mais aussi psychologiques.

L'attaque de Slavoj Žižek est claire et directe contre les cultural studies qui ne font que désymboliser l'être humain sous le prétexte permissif de la liberté et de l'ouverture, qui font l'éloge de ces nouvelles formes de la production artistique, sans tenir compte de l'ancrage de ces phénomènes dans le capitalisme mondial et dans le processus de réification accélérée qu'il suscite. Si Marx a bien vu que le capitalisme était alimenté par son propre obstacle, pour le philosophe, le communisme marxiste, société fondée sur une pure productivité extérieure à la structure du Capital, était un fantasme constitutif du capitalisme lui-même. Car croire que l'on pouvait garder une productivité générée par le capitalisme, mais débarrassée de ses obstacles, était un leurre.

Voilà bien le problème. La transgression, le monde sans limites. Slavoj Žižek saisit très bien le problème du capitalisme et fait un parallèle entre la plus-value et le plus-de-jouir lacanien. Il prend comme exemple la boisson Coca-Cola, incarnation du plus-de-jouir dans le sens où cette boisson n'étanche pas la soif mais la provoque. Plus on en boit, plus on a envie d'en boire, «un pur plus-de-jouir au-delà de toute satisfaction triviale, un X mystérieux et insaisissable après lequel notre consommation compulsive de marchandises nous fait courir», écrit-il. En ce sens, le philosophe indique que le capitalisme démoralise la vie publique, rejoignant ainsi le progressisme de gauche qui ne cesse de faire appel à la transgression permanente (rôle aussi des avant-gardes artistiques auxquelles Slavoj Žižek fait un sort sans pitié). Il constate l'«acculturation» de l'économie de marché elle-même. Le passage à une économie dominée par le secteur tertiaire (économie des services et des biens culturels) a transformé la "culture" en une sphère non marchande de moins en moins spécifique, de l'industrie du logiciel de divertissement à la production médiatique en général.

En ce sens, l'appareil économico-culturel ne se contente pas de tolérer des effets et des produits de plus en plus choquants : il les génère directement. Il suffit de penser aux tendances dans les arts visuels où l'on ne produit plus de statues ou de peintures sous cadres : ce sont les cadres sans les peintures qui sont exposés, des cadavres de vaches, des excréments, des vidéos montrant l'intérieur du corps humain (gastroscopie et colonoscopie) incluant des effets olfactifs, etc. Dans sa dimension la plus radicale, cette impasse est l'impasse de tout processus de sublimation. De sa disparition progressive. Et donc de l'addiction sans fin à vouloir coller à ce «plus-de-jouir». Autrement dit, la mort. L'autodestruction. A partir de là, Slavoj Žižek pense que l'héritage chrétien rompt avec cette logique mortifère et perverse. A savoir, rompre ce cercle vicieux de la Loi et de sa transgression fondatrice. "La tradition judéo-chrétienne est donc à opposer strictement à la problématique gnostique et New Age de l'épanouissement et de l'accomplissement personnels : lorsque l'Ancien Testament nous commande d'aimer et de respecter notre prochain, ce n'est pas notre double imaginaire, notre semblable, qui est convoqué, mais le prochain en tant que Chose traumatique. Contrairement à l'attitude New Age qui en dernier ressort réduit l'Autre ou le Prochain à mon image au miroir, ou à une mesure le long de la voie de mon propre accomplissement individuel" (p.160).

Car d'une manière pertinente, Slavoj Žižek établit un lien entre le Décalogue et les Droits de l'homme, ceux-ci étant vus comme une volonté de transgression et de destruction de toute loi symbolique. «Il est également crucial de garder à l'esprit le lien unissant le Décalogue (les commandements divins imposés traumatiquement) et son envers moderne, les «Droits de l'homme». Comme l'expérience de notre société libéral-permissive et postpolitique le démontre amplement, les Droits de l'homme sont en fin de compte, dans leur coeur même, les Droits autorisant la violation des Dix Commandements. Le «droit à la vie privée» : le droit à l'adultère, en secret, où personne ne me voit ni n'a le droit de fouiller ma vie. «Le droit au bonheur et à la propriété privée» : le droit de voler (d'exploiter autrui). «Liberté de la presse et des opinions» : le droit au mensonge. «Le droit pour les citoyens de posséder des armes» : le droit de tuer. Et enfin, «liberté des croyances religieuses» : le droit d'adorer de faux dieux" (p.161). On peut également voir que les Droits de l'homme ne sont pas simplement opposés aux Dix Commandements mais que, en tant qu'ils les produisent, ils représentent leur propre transgression : il n'est pas de Droits de l'homme sans Décalogue. Il reste donc à briser le cercle vicieux de la Loi/péché.

La référence au Christ par Slavoj Žižek est pertinente car le Christ demande de bouleverser la logique circulaire de la vengeance et du châtiment destinés à rétablir l'équilibre de la Justice : le remplacement de la logique du talion. Et en même temps d'accepter, par amour, l'autre réellement, non pas comme double de soi-même, mais l'amour vrai, l'autre car autre que soi. L'altérité radicale, empêchant la transgression permanente. "C'est cet héritage chrétien du «découplage» qui est menacé aujourd'hui par les «intégrismes», et tout spécialement lorsqu'ils se disent chrétiens. Le fascisme n'implique-t-il pas, en dernière analyse, le retour aux moeurs païennes qui, refusant l'amour de l'ennemi, cultive l'identification totale avec sa propre communauté ethnique ?» (p.186).

Slavoj Žižek sait bien, en tant que psychanalyste, que sans manque, un être est incapable d'amour : le mystère de l'amour est l'incomplé­tude. Seul un être imparfait et soumis au manque peut aimer : nous aimons parce que nous ne savons pas tout. Un amour qui évite la transgression, le ressentiment, la vengeance et la logique du plus-de-jouir mortifère. Et donc, il met à bas le plus-de-jouir capitaliste. Comme quoi l'héritage chrétien est plus révolutionnaire que l'extrême-gauche elle-même !

Yannick Rolandeau (extrait)

Publicité
Publicité
Commentaires
L
Le mode d'expression quasi-mystique de Zizek le situe plus près de Hegel que de Marx. Ce que Marx reprochait à Hegel, c'est précisément de combler les lacunes de son raisonnement à l'aide d'envolées mystico-creuses, sur le "sein" et le "dasein" par exemple, une impasse dans laquelle le philosophe nazi Heidegger s'est engouffrée, ôtant à Hegel toute sa rationalité.<br /> <br /> Zizek est plutôt baroque. Il n'est pas difficile de deviner ce que Marx aurait pensé du fétichisme de Lacan, et le mariage des deux est pour le moins incongru.<br /> <br /> Le but de tous ces penseurs "post-modernes" n'est-il pas d'ôter au marxisme son caractère révolutionnaire ? Déjà chez Hegel il y a la volonté de ne pas heurter de plein fouet le pouvoir de Bismarck et d'enfouir certains aspects de sa pensée sous un langage ésotérique.<br /> <br /> Il est de bon ton de proclamer que l'histoire a donné tort à Marx et raison à Hegel. Mais l'Etat laïc nazi paraît la réalisation la plus parfaite (1933-1942) des idées de Hegel, jusque dans la contradiction entre le socialisme et le capitalisme ; la faillite de l'Etat nazi est aussi la faillite des idées de Hegel. Ramener Marx vers Hegel c'est aller à contresens de l'histoire. Derrière ce mouvement, il y a beaucoup de laïcs nostalgiques (Je ne dis pas que ce soit le cas de Zizek lui-même).
Répondre
Publicité