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11 août 2008

Guerre du Vietnam et théologie de la libération, par Sabine Rousseau

La guerre du Vietnam (1965-1973) a suscité en France aussi, un engagement de la part de militants chrétiens. Encouragés par les mouvements nord-américains, ils ont, dès 1966, signé des lettres ouvertes (lettre au président Johnson en avril 1966, lettre aux prêtres et pasteurs américains en juin 1967…), organisé des veillées de prière (à Paris et à Lyon en décembre 1966) ou de jeûne (mars 1967), participé à des actions communes avec des mouvements « laïques » (Un bateau pour le Vietnam, un Milliard pour le Vietnam, les Etats généraux pour la paix au Vietnam…) ou à des manifestations de rue. La guerre du Vietnam a donc suscité la participation de militants chrétiens aux mobilisations qui ont précédé et préparé Mai 68.

Mais, plus qu’un espace de militance, elle fut aussi un « lieu théologique » en suscitant une réflexion de nature théologique au début des années soixante-dix. En effet, après une « pause », consécutive aux Evénements de Mai, dans l’engagement contre la guerre américaine, une nouvelle mobilisation s’opère à partir de 1971, sur des bases sensiblement différentes: des liens plus étroits se nouent avec le Vietnam par l’intermédiaire de la Communauté vietnamienne à Paris animée par le Père Thi[1] et fournissent un nouveau ressort à la mobilisation en France au moment où celle-ci s’essouffle outre-Atlantique. Le Vietnam devient le cœur d’un engagement politique et l’objet d’un discours théologique le sous-tendant.

Les liens entre pratique politique et discours théologique sur la guerre du Vietnam peuvent s’analyser à travers les textes théologiques produits à l’occasion de la tenue de deux réunions militantes: les Assemblées internationales des chrétiens solidaires des peuples du Vietnam, Cambodge et Laos organisées par le Père Thi secondé par Bernard Schreiner[2], président d’un comité d’initiative de onze organisations, mouvements ou revues français[3]. La première assemblée, réunie à Paris en mai 1971 rassemble 200 délégués venus de 24 pays ; la seconde, à Québec, réunit 300 participants appartenant à des mouvements anti-guerre de 19 pays différents.

Les organisateurs ont le souci de provoquer la réflexion théologique. La première assemblée est dotée d’une commission chargée „d’esquisser, à partir de la guerre du Vietnam, une élucidation théologique de toutes les luttes de libération dans le monde“[4]. Un franciscain, Bertrand Duclos, est chargé d’en animer les travaux. Il est membre de la rédaction de Frères du Monde et rédige tous les articles parus dans la revue sur la guerre du Vietnam en 1970-1971. Ce licencié en théologie est aussi un bon connaisseur de la question indochinoise[5]. Les travaux de la commission débouchent sur un texte court mais dense.

La deuxième assemblée a choisi la „libération“ pour thème central de sa réflexion: „Libération humaine et libération des peuples d’Indochine“[6]. Les organisateurs veulent susciter des communications et des contributions de théologiens sur ce thème. B. Schreiner rappelle au père Thi qu’il faut solliciter G. Casalis[7] sur l’importance de la guerre du Vietnam dans la recherche théologique[8]. Celui-ci s’exécute et donne un texte intitulé „Le Vietnam et la théologie chrétienne“[9]. Marianne Hamilton, la correspondante américaine du comité d’initiative, encourage ses amis à écrire des articles théologiques sur le thème de la libération dès le début de la préparation de la deuxième assemblée[10]. Rosemary Ruether, docteur en théologie, américaine, prépare un article intitulé „Principes théologiques“[11]. Le Vietnam apparaît à chaque fois comme un exemple généralisable, comme un laboratoire de recherche, comme un lieu d’élaboration d’une réflexion théologique transposable dans d’autres circonstances. Le Vietnam devient un „lieu théologique“. Les trois textes, augmentés de l’intervention de G. Casalis à une table ronde le 8 octobre 1972 pendant l’assemblée de Québec, forment un tout suffisamment cohérent pour en dégager quelques lignes de force.

Ils se rattachent tous trois au courant des théologies de la libération qui apparaissent au cours de la même période en Amérique Latine ainsi que R. Ruether le revendique d’emblée: „Les fondements théologiques de la solidarité chrétienne avec la lutte révolutionnaire des peuples du Vietnam, Laos et Cambodge, se rattachent à la théologie de la libération.“[12] Ce concept de „théologie de la libération“ a émergé de la deuxième Assemblée plénière des évêques latino-américains qui s’est tenue en 1968 à Medellin (Colombie). Gustavo Gutiérrez l’a formulé à l’issue des travaux de la conférence qui avait mis l’accent sur les notions de „violence institutionnalisée“ et de „péché social“, mis en cause le néo-colonialisme et l’impérialisme et en avait appelé à un „développement intégral“, à la „promotion de l’homme“. Pour Gutiérrez, la libération est un processus révolutionnaire de rupture avec la société existante dans le cadre d’un mouvement d’émancipation humaine. Les premiers écrits des théologiens de la libération paraissent à partir de 1971 mais la première synthèse date seulement de 1974[13].

La réflexion sur le thème de la libération s’épanouit à partir de l’Amérique latine[14] mais il ne faudrait pas y voir une source unique: en Asie (Philippines, Corée) et en Afrique Noire, des recherches théologiques voient aussi le jour, au même moment. C’est pourquoi il faut considérer les éléments de réflexion suscités par la guerre du Vietnam chez les chrétiens français et leurs contacts américains en 1971-1972 dans une démarche autonome, reflétant une évolution propre et non comme un simple décalque des discours produits en Amérique latine. Les théologiens-militants français participent au même mouvement d’idées mais ne se contentent pas d’appliquer un modèle importé. Ce postulat permet donc d’analyser le discours produit sur le Vietnam, par B. Duclos, G. Casalis et R. Ruether, pour lui-même, d’y chercher une cohérence interne, tout en gardant à l’esprit qu’il est nourri des travaux sud-américains et qu’il y fait nécessairement écho.

Révolution et Evangile

Les textes de B. Duclos, G. Casalis et R. Ruether dénoncent la situation faite aux Vietnamiens en termes de domination. Ils utilisent la théorie de l’impérialisme comme clé de compréhension de l’injustice et de l’oppression. Ils empruntent donc une théorie globalement dérivée de la pensée de Lénine ; ils adoptent une grille de lecture marxiste, procèdent à une analyse socio-économique et socio-politique et reconnaissent l’existence d’une lutte de classes au niveau mondial. Leur langage reflète ces emprunts aux sciences sociales ; il est émaillé de concepts marxistes ou d’origine marxiste: il y est question de „système capitaliste“, du „matérialisme totalitaire des riches“, de „puissance idéologique“[15], „d’entreprises colonialistes“, de „colonisation idéologique“...[16] Cependant, dans chacun des textes envisagés, l’auteur ne se contente pas de dénoncer un système qu’il juge oppressif dans des termes politiques ; il assimile l’ensemble des aliénations dénoncées au mal: B. Duclos évoque „les forces de mort“ en citant „argent, volonté de domination, racisme...“. G. Casalis parle „d’Etat démoniaque“ à propos du gouvernement américain. Les termes qui lui sont associés dans le discours de G. Casalis sont tous connotés négativement: „puissance idéologique“, „pouvoir économique“, „oppresseurs“, „inhumanité illimitée“, „profit“, „conquête“, „aventures impérialistes“, „supériorité matérielle“, „homme blanc“, „civilisation technologique“, „expansion incontrôlée“, „racisme blanc“...[17]. R. Ruether utilise les mêmes termes pour stigmatiser les pays „oppresseurs“: „Les pouvoirs colonialistes modernes apparaissent comme les héritiers contemporains de Babylone, de l’Egypte et de Rome, qui jouent le rôle du „démoniaque“ dans l’histoire“. C’est bien la figure du diable qui apparaît. G. Casalis raconte d’ailleurs l’anecdote suivante: „Quand je pense au Vietnam, m’a dit récemment un des laïcs chrétiens les plus lucides et cultivés d’Amérique du Sud, je pense au diable. Je l’avais rayé de mes idées et de mes sentiments, il y fait une rentrée en force chaque fois que je suis placé à nouveau en face de la réalité de cette guerre, de ce génocide et de cet écocide totaux, que nous sommes apparemment incapables d’arrêter.“[18] La guerre du Vietnam comme l’oeuvre des forces de destruction, l’oeuvre du mal...

R. Ruether considère que la théologie doit permettre de distinguer le bien du mal: „Cela signifie simplement la réinsertion de la théologie dans le dynamisme de l’histoire concrète, comme un discernement prophétique du bien et du mal, entendu au sens biblique du discernement de l’esprit de Dieu à l’oeuvre dans les crises de l’histoire“. Elle aborde ici le point fondamental du rôle de la théologie ; G. Casalis et B. Duclos comme R. Ruether considèrent qu’elle a été jusqu’ici un outil au service de l’ordre et des classes dominantes, justifiant grâce à elle leur pouvoir. Ils veulent se réapproprier la théologie en en faisant un instrument d’analyse entre la réalité du combat militant et l’Evangile.

Le discours de G. Casalis sur les forces du mal se présente comme un diptyque: il s’équilibre avec la mise en balance des forces et des valeurs représentant le bien: „le petit peuple“ vietnamien en est l’agent principal, garant de la „solidarité“, de la „vérité“, de la „liberté“, de la „justice“, de la „paix“, de la „pauvreté“, de la „dignité“, de „l’indépendance“, autant de valeurs que Casalis reconnaît comme les valeurs évangéliques.

B. Duclos considère aussi que „la juste lutte des peuples indochinois revêt un caractère évangélique“. Le peuple vietnamien en lutte est considéré comme „l’avant-garde des peuples pauvres“[19], comme le „peuple de Dieu“ qui se définit ici par sa praxis révolutionnaire. La nécessité de dépasser le stade théorique et de s’immerger dans une pratique militante est énoncée par R. Ruether: „Il nous faut trouver une praxis théologique qui concrétise les données générales de la compréhension théologique.“ Cette volonté se lit surtout dans la structure même de la résolution de la commission théologique de l’assemblée de Paris: après avoir dressé un certain nombre de constats, la résolution débouche sur  des attendus pratiques: „Nous nous déclarons solidaires (...), nous nous engageons dans notre propre pays à lutter.“ R. Ruether conclut aussi la démarche sur des projets d’action concrets: „Nous en arrivons donc à ces affirmations spécifiques et à quelques propositions précises.“ La praxis militante est indissociable de la réflexion théorique. La démarche se comprend comme un mouvement de balancier de l’un à l’autre puisque l’action doit être nourrie, doit se ressourcer dans l’Evangile.

Les trois auteurs procèdent à une réévaluation de l’Evangile qu’ils considèrent comme une „force“. L’agir y puise une force révolutionnaire car l’Evangile est relu comme un texte libérateur. Jésus lui-même est présenté comme un être historique: son action politique revalorisée est celle d’un libérateur. Duclos évoque donc la foi au Christ comme „force historique“. La praxis politique se nourrit d’un Evangile revisité dans le sens révolutionnaire et en retour, l’Evangile s’éclaire dans un sens révolutionnaire à la lueur des combats militants. Le militant opère donc un retour sur les textes fondateurs du christianisme et en fait le centre d’un système de pensée à la recherche d’une cohérence entre praxis et théorie. L’Evangile réinterprété devient la référence majeure du militant chrétien: „L’Evangile surmonte l’aliénation entre l’homme et l’homme, créé la réconciliation et fait naître une nouvelle naissance. Il est la force de l’espérance indéfectible au milieu des plus profondes souffrances et il est le refus d’accepter le mal.“[20] Grâce à l’action révolutionnaire, le but que s’est fixé le militant est de construire un monde nouveau de justice et de paix.

Les trois textes en appellent à l’édification d’un monde nouveau qui serait le résultat d’une libération de l’homme. Cette libération est envisagée dans sa totalité, c’est-à-dire à la fois dans ses aspects matériels (économiques notamment), qui ressortissent à la sphère englobante du politique, et dans ses dimensions spirituelles. Elle est comprise à la fois comme une libération collective et personnelle, une libération humaine dans sa globalité qui passe par la négation du passé et la tension des efforts vers un avenir à construire entièrement, à inventer. Une conception révolutionnaire du changement social sous-tend ce discours sur la libération humaine que ces chrétiens partagent avec des militants laïques. Ils donnent cependant à la libération un sens qui leur est propre. R. Ruether définit la libération comme „une force de conversion et de repentir,  qui met fin à une situation d’aliénation et d’oppression“. Le processus de libération-conversion correspond à l’idée de renaissance issue de la purification du baptême qui permet d’entrer dans un monde meilleur, bâti sur des valeurs primordiales, définies dans l’Evangile comme étant celles du Royaume de Dieu: la justice et la paix. „L’homme nouveau“ devient un thème cher aux théologiens de cette libération: il est l’acteur et le fruit d’une véritable rédemption. Quand B. Duclos dit que la lutte de libération est „un signe des temps, expression de l’Esprit Saint au travail de l’humanité, prophétique car elle annonce un monde nouveau de justice et de paix (...)“ et qu’elle „manifeste la puissance de la Résurrection sur les forces de mort“ ou quand R. Ruether évoque aussi la „résurrection de l’Homme Nouveau“, ils s’inscrivent dans une définition de libération qui est bien celle „d’un processus englobant qui a pour but la rédemption de l’être humain de toutes les formes de péché compris comme toutes les structures et les situations qui privent l’être humain de son humanité, l’empêchant ainsi de faire le bien“[21].

Le peuple vietnamien en lutte est assimilé au Christ rédempteur qui permet de racheter les fautes. Le discours sur „l’Homme Nouveau“ a des accents prophétiques: le présent est dénoncé comme le lieu de tous les maux sociaux. L’avenir est conjugué avec espoir, car la lutte révolutionnaire est un combat qui devrait permettre le retour au bien après le mal grâce à l’instauration de la justice; la libération constitue une délivrance et doit mener au salut: telle est la conception qui sous-tend l’ensemble des textes théologiques produits à propos du Vietnam en guerre.

La croyance en un avenir meilleur issu de la libération s’applique aussi à l’Eglise qui doit opérer de la même manière une re-naissance. Après avoir dénoncé les „responsabilités des Eglises“, B. Duclos termine sa résolution sur cette idée: „Nous nous engageons dans nos Eglises respectives à informer objectivement nos communautés sur les réalités de la guerre d’agression en Indochine, à lutter contre les informations de propagande partisane, à provoquer une crise de conscience et une action collective du peuple chrétien pour mettre fin à cette guerre injuste.“ B. Duclos s’adresse directement aux fidèles, en évoquant les „communautés“ et le „peuple chrétien“, davantage qu’à l’institution ecclésiastique. R  Ruether voit dans l’Eglise du Nord-Vietnam un modèle de l’Eglise à construire, une Eglise purifiée: „Nous affirmons l’existence d’Eglises vigoureuses au Nord-Vietnam en dépit des efforts des autorités ecclésiastiques et politiques pour ignorer la brave ténacité des chrétiens de cette région à maintenir leur foi. Nous affirmons que ces chrétiens représentent (...) une Eglise purifiée qui a redécouvert l’essentiel de la foi chrétienne.“ Il s’agit donc d’une Eglise refondée à partir de sa base qui échappe ainsi au pouvoir d’une hiérarchie ecclésiastique et au pouvoir politique, en renaissant de ses cendres hors et même contre tout pouvoir.

Un des soucis des théologiens de la libération est de parvenir à insérer les chrétiens dans une lutte menée principalement par des non-chrétiens. Les chrétiens doivent participer au combat, contribuer à l’élaboration d’une société nouvelle aux côtés des autres combattants: c’est ainsi que B. Duclos voit dans la guerre du Vietnam l’occasion pour les chrétiens d’accéder à une reconnaissance militante, d’obtenir une intégration dans l’univers des révolutionnaires: le combat des peuples d’Indochine „fait reconnaître la foi au Christ comme force historique en convergence avec la foi en l’homme vécue par ceux qui luttent pour la libération de tous les hommes.“ R. Ruether partage cette préoccupation quand elle affirme, sans aucune distance critique, que l’Eglise nord-vietnamienne est „une Eglise qui proclame la totale solidarité avec la lutte du peuple vietnamien  pour parvenir à se libérer de ses agresseurs“. Ils promeuvent l’idée que la solidarité agissante doit permettre de faire fusionner l’action des chrétiens et celles des non-chrétiens, y compris des marxistes, dans un objectif commun, totalement idéalisé, de construction d’un monde nouveau. C’est en effet une des préoccupations principales des militants-théologiens: concilier le marxisme, dont ils acceptent et intègrent les fondements, en particulier le matérialisme historique qui fait de la lutte des classes le moteur de l’histoire, et le christianisme. La démonstration de R. Ruether est sans doute la plus limpide. Son texte s’achève sur l’affirmation que les deux systèmes de pensée ne sont pas incompatibles, au contraire. Elle tente de prouver que le marxisme provient d’une conception chrétienne de l’histoire: „De plusieurs manières, le marxisme est une expression, en termes modernes, séculiers et scientifiques, de l’espérance chrétienne et de la condamnation chrétienne du mal. Le marxisme reconnaît aussi le besoin d’un mouvement jamais fini dans l’histoire, qui est le parallèle de la conception chrétienne de l’eschatologie; l’exigence de ce mouvement à la source de l’autocritique et d’une vision sans cesse renouvelée d’une société de paix et de justice pour l’avenir.“  Elle veut démontrer que les marxistes, comme les chrétiens, espèrent un avenir meilleur: Royaume de Dieu ou société socialiste serait le but à atteindre en commun. Cela justifie la collaboration: “Nous affirmons donc que le christianisme véritable et le marxisme véritable n’ont pas à se considérer comme des antagonistes mais plutôt comme des alliés dans une lutte commune contre l’oppression sociale pour créer ‘l’Homme Nouveau’ dans  une communauté humaine nouvelle.“[22]

Retours sur les bases de la foi

La guerre du Vietnam suscite donc un discours théologique centré sur le thème de la libération. Ce discours comporte deux facettes qui renvoient l’une à l’autre: à la théorie de l’impérialisme fait écho l’évocation des forces du mal, à la praxis révolutionnaire répond l’Evangile, à la libération humaine se superpose l’image de l’Homme Nouveau. S’agit-il seulement d’un habillage chrétien du marxisme, de la justification religieuse d’une position politique ? On rejoint ici le débat sur les théologies de la libération, réduites par leurs détracteurs à un discours justificatif camouflant une marxisation de certains chrétiens.

Si l’on considère, prolongeant le postulat de départ, que le discours produit à propos de la guerre du Vietnam n’est pas la simple répétition d’un discours importé d’Amérique latine, même si celui-ci a pu l’inspirer, et qu’il n’est pas non plus le camouflage d’une idéologie, il faut s’interroger sur l’origine de ce langage mêlant étroitement le politique et le religieux. Une des hypothèses est suggérée par une affirmation de G. Casalis: „C’est à certains engagements politiques qu’on doit aujourd’hui distinguer la foi recherchant l’authenticité évangélique de l’aliénation religieuse.“[23] 

Le rôle de G. Casalis au sein du protestantisme français mérite qu’on s’y arrête. Son nom est indissociable de l’élaboration du texte „Eglise et pouvoirs“ publié en décembre 1971[24]. L’Assemblée générale de Fédération Protestante de France (FPF) de Grenoble, en novembre 1969, avait demandé une réflexion sur les rapports entre les Eglises et les pouvoirs économiques et politiques et sur leur mission réelle. Depuis la Conférence internationale organisée par le département Eglise et Société du Conseil oecuménique des Eglises portant sur „les chrétiens dans les révolutions techniques et sociales de [notre] temps“, en juillet 1966, les complicités des Eglises avec les pouvoirs étaient dénoncées, notamment par les délégués du tiers-monde. Un groupe de travail s’était donc constitué en 1970, sur la base d’une composition équilibrée. Georges Casalis y exerce une influence déterminante à partir de la fin de l’année 1970. Il agit pour radicaliser le texte en préparation qu’il veut transformer en une „autocritique ecclésiale“. Le document final, qui affiche une option révolutionnaire, est voté par la FPF en octobre 1971 et diffusé dans la grande presse à la fin de l’année. Il a donc été élaboré puis est devenu objet de polémique (jusqu’en mai 1972) au moment même où se préparent et se tiennent les deux assemblées des chrétiens solidaires des peuples du Cambodge, Laos, Vietnam. L’une des interprétations que donne J. Baubérot du texte „Eglise et pouvoirs“ peut éclairer les textes théologiques qui accompagnent ces assemblées. Pour le sociologue, le texte est une „attestation religieuse de l’engagement politique“, car la politique est considérée comme une „instance d’incarnation de la bonne nouvelle évangélique“[25]. L’engagement politique reproduit analogiquement l’acte d’incarnation du Christ et l’engagement est constitutif de l’être chrétien. Il y voit une sacralisation du politique et par là même une politisation du religieux. Cette analyse corrobore les constatations faites dans l’analyse du discours théologique tenu sur la guerre du Vietnam, notamment la corrélation analogique entre une analyse politique et sa transcription en termes religieux dans le discours de G. Casalis[26].

Cependant, il semble nécessaire d’émettre une hypothèse complémentaire en attirant l’attention sur le fait que Casalis se propose de rechercher la „vraie foi“, authentifiée par un retour à un Evangile relu et promu au titre d’instrument libérateur. L’engagement politique du côté des pauvres constituerait, selon lui, la condition de réalisation de la redécouverte d’une foi véritable, les chrétiens se réalisant pleinement dans la militance politique de type révolutionnaire guidée par l’espérance dans l’avènement d’un homme et d’un monde nouveaux. Effectivement, si l’on suit Paul Ricoeur quand il affirme qu’un mythe de salut renvoie en fait à un mythe des origines, dans la mesure où il est conçu comme une re-création, une re-fondation[27], on peut voir dans l’espérance prophétique d’un monde meilleur issu d’une révolution-libération, un mouvement de retour sur les fondements de la foi chrétienne, une quête de ses origines les plus profondes.

Les écrits théologiques sur la libération du Vietnam, et sur la libération humaine par extension, sont donc à envisager autrement que comme un simple habillage d’une idéologie marxiste si l’on se penche sur la dimension mythique de ce discours théologique. En s’interrogeant en termes théologiques sur l’avènement d’une ère nouvelle au terme d’une libération humaine à laquelle les chrétiens doivent participer, les militants-théologiens n’expriment-ils pas un besoin de théologie, né d’une interrogation sur les fondements mêmes de la foi chrétienne[28]?

Dans cette perspective, le recours à une relecture de l’Evangile[29] serait un des aspects d’une recherche des sources de la foi à laquelle participeraient également la réappropriation de la figure du Christ libérateur et la réactivation d’un modèle de christianisme inspiré des premières communautés. La préoccupation centrale des militants chrétiens alors que fleurissent les ateliers de théologie et les communautés de base[30], concerne effectivement une redéfinition de la foi. La question principale posée est la suivante: „Qui est Jésus-Christ aujourd’hui ?“[31] Les chrétiens engagés politiquement opèrent un retour sur eux-mêmes, cherchent les racines de leur foi, partent à la découverte de ce que François Biot exprime en ces termes: „D’une manière ou d’une autre, les chrétiens engagés dans l’action politique cherchent un ‘lien’ original et une manifestation irréductible de la foi: pour être en relation vivante avec l’engagement politique, la foi n’en réclame pas moins la manifestation c’est-à-dire la reconnaissance explicite et publique de son originalité.“[32] 

Ce retour sur les fondements de la foi se lit à travers le discours théologique sur la guerre du Vietnam traduisant ainsi une nécessité chez des militants déjà très engagés sur le terrain politique dans une période où chacun accorde au politique une valeur englobante voire totalisante que l’expression „l’ère du tout-politique“ appliquée aux années 1969-1972 rend bien[33]. Les militants chrétiens qui reprennent la cause vietnamienne en 1971 en font alors, inconsciemment sans doute, un usage réflexif. En marge ou en rupture de ban avec leurs Eglises, déçus du bilan de l’après Vatican II, ils éprouvent le besoin de se reconstruire une identité: la guerre du Vietnam leur sert alors à repenser leur foi à l’aune de leurs engagements politiques.

[1] Nguyen Dinh Thi, né en 1938 dans le centre du Vietnam, vit à Paris depuis 1961. Il y a été ordonné prêtre en 1965 mais dépend de l’archevêque de Saigon. Auteur d’une thèse sur Maurice Blondel préparée à la Sorbonne, il est ingénieur de recherche en ethnologie du Vietnam dans un laboratoire du CNRS se consacrant à l’étude de l’Asie du Sud-Est.

[2] Bernard Schreiner, né en 1940, est journaliste et secrétaire général de l’hebdomadaire Témoignage chrétien et des groupes TC. Il a été président de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) en 1963-64.

[3] Les groupes Témoignage chrétien, Echanges et Dialogue, La Lettre, Christianisme social, Fraternité chrétienne avec le Vietnam (FCV), Vie Nouvelle, Frères du Monde, le Comité français de la Conférence Chrétienne pour la Paix (CCP), Terre Entière, le Mouvement rural de la Jeunesse chrétienne (MRJC), la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC).

[4] Brochure de la première assemblée, mai 1972, p. 11 (consultable au CEDRASCO, centre de documentation et de recherche de l’Asie contemporaine à Montreuil).

[5] Né en 1917, B. Duclos est entré chez les franciscains après la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle il avait été prisonnier en Prusse Orientale. Entre 1950 et 1968, il est aumônier des étudiants d’outre-mer à Toulouse et fréquente donc des étudiants indochinois, notamment des Vietnamiens nationalistes et marxistes. Notice établie d’après les indications de l’intéressé: correspondance juin-juillet 1994.

[6] CEDRASCO, deuxième assemblée.

[7] Né à Paris en 1917, théologien barthien, il a participé à la résistance spirituelle au nazisme. Pasteur puis professeur de théologie, il a été président de la Fédé (des étudiants protestants) de 1963 à 1966 et rédacteur en chef de la revue Christianisme social à partir de 1965.

[8] Lettre du 13 juillet 1972. CEDRASCO, deuxième assemblée.

[9] Texte daté du 20 août 1972, publié dans Cité Nouvelle, janvier 1973, p. 7-9.

[10] Lettre circulaire du 10 avril 1972. CEDRASCO, deuxième assemblée.

[11] Dossier deuxième assemblée, Bibliothèque de documentation internationale contemporiane (BDIC, Nanterre), 4  Res 224.

[12] „Principes théologiques“ . (Incipit du texte).

[13] Il s’agit du livre de Gustavo Gutierrez, Théologie de la libération, Lumen Vitae, Bruxelles, 1974.

[14] Sur les théologies de la libération, cf. Kuno Füssel, „Théologie de la libération“, Dictionnaire de théologie, sous la direction de Peter Eicher, Cerf, 1988, p. 740-774 et Jacques Dupuis, „Théologie de la libération“, Dictionnaire de théologie fondamentale, sous la direction de René Latourelle, Bellarmin/Cerf, 1992 et Evangelista Vilanova dir., Histoire des théologies chrétiennes, t. III (XVIIIe-XXe), trad. de l’espagnol, Cerf, 1997, p. 1018-1041.

[15] Expressions extraites du texte de Casalis, 20 août 1972.

[16] Expressions extraites du rapport de la commission de la première assemblée.

[17] Casalis, 20 août 1972.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ruether. op. cit.

[21] Füssel, art. cit.

[22] Ruether. op. cit.

[23] „Vietnam et théologie chrétienne“, p. 1, 1er paragraphe.

[24] Jean Bauberot, Le pouvoir de contester, Labor et Fides, Genève, 1983, 334 p.

[25] Ibid.

[26] Jean Cardonnel fonctionne selon le même schéma quand il écrit, avant les Evénements de 68: „Peuple vietnamien, témoin de l’intolérable oppression ! Peuple vietnamien, témoin de l’imprévisible libération ! Peuple vietnamien, témoin de l’impossible Résurrection ! Peuple vietnamien, témoin du même coup de l’inénarrable Création !“, „L’utopie de l’horreur nous contraint à l’utopie de la solidarité“, TC, 7 mars 1968, p. 7.

[27] Paul Ricoeur, art. „Mythe“, Encyclopaedia Universalis, T. 12, 1985, p. 883-890, en particulier p. 888.

[28] A l’issue de la deuxième assemblée des chrétiens solidaires, un texte a été élaboré puis signé par 72 théologiens des Etats-Unis, d’Amérique du Sud et d’Europe. Les positions de fond ne diffèrent pas de celles exposées dans les résolutions des deux assemblées. Ce texte s’achève par un appel „à tous les chrétiens, individus ou institutions, à se dissocier de la présence américaine en Indochine“. TC, 21 décembre 1972, p. 12-13. Parmi les signataires: François Biot, Georges Casalis, Bruno Carra de Vaux, Jean Cardonnel.

[29] Les lectures matérialistes de la Bible commencent à la même période. Cf. par exemple Michel Clevenot, Haut le pied, itinéraire d’un homme de foi, La Découverte, 1989, p. 107-117.

[30] Bernard Schreiner, Les Communautés de base, Grasset, 1973, p. 211

[31] Ibid., p. 94 et passim.

[32] François Biot, Hebdo-TC, 29 octobre 1970, cité dans Schreiner, ibid , p. 201.

[33]* Danièle Hervieu-Leger, „ Les intellectuels catholiques dans le contexte culturel, quelques propositions d’interprétation“, Revue de l’Institut Catholique de Paris, avril-juin 1991, p. 101-112.

Dr. Sabine Rousseau, historienne, Université Lyon 2

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