Marx, le doute, la foi
Le grand iconoclasme, la lutte contre
les idolâtries de la foi, commence avec Kierkegaard qui fait la critique
du christianisme historique et institutionnel à partir de l'individu,
et se poursuit avec Marx, qui en fait la critique du point de vue de la
société.
Karl Marx ne fait jamais une critique théologique ou philosophique du christianisme: vivant lui aussi (comme Kierkegaard, ndlr) dans
l'Europe dominée par l'esprit de la "Sainte Alliance", son point de
départ est le refus des justifications idéologiques, religieuses, de
l'oppression.
Refus sociologique d'abord, et tributaire du moralisme ambiant. Marx
appartient à la même génération que Kierkegaard (il a cinq ans de
moins).
A vingt-cinq ans, en 1843, il devient socialiste par un choix éthique,
par un acte de foi: "l'impératif catégorique de bouleverser tous les
rapports où l'homme est un être dégradé, asservi, abandonné,
méprisable." (Critique de la philosophie du droit de Hegel, Gallimard, Pléiade, p 390.)Il
assigne alors à la e ouvrière "la mission historique" de la "reconquête
totale de l'homme". Il le fait encore en termes hégéliens: le
capitalisme est la négation de l'homme, le prolétariat est la négation
de la négation.
Marx, qui s'est toujours déclaré modestement "un disciple critique de
Hegel" demeure encore très près de cette conception nécessitaire de
l'histoire. Mais un cheminement continu de sa pensée, des Manuscrits de 1844 au Capital et
aux lettres de la fin de sa vie, l'amènera à mettre de plus en plus
fortement l'accent sur le rejet d'un déterminisme historique dont il
dira, à propos du livre de son gendre Paul Lafargue sur le "déterminisme
économique": "Si c'est cela le marxisme, moi Karl Marx, je ne suis pas
marxiste." (Lettre d'Engels à Bernstein, 3 nov. 1882.)Marx rompt avec le "déterminisme historique" sur quatre points fondamentaux:
1° L'émergence, avec l'homme, de la finalité consciente. Dans le Capital,
se référant à Vico, il souligne la différence radicale entre
l'évolution biologique et l'histoire humaine, faite par les homme
eux-mêmes. Il marque le point d'émergence de la première initiative
historique en différenciant le travail "sous sa forme spécifiquement
humaine" du travail de l'animal:"Ce qui distingue le plus mauvais
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la
cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat
auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du
travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme
dans les matières naturelles; il y réalise du même coup son propre but
dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et
auquel il doit subordonner sa volonté." (Capital, II, p 59, n.)
2° La transcendance de l'homme par rapport à la nature. "L'histoire
de l'homme se distingue de l'histoire de l'évolution de la nature en ce
que nous avons fait celle-là et non celle-ci", proclame Marx dans le Capital. Il redit, de manière plus précise encore, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte: "Ce
sont les hommes qui font leur propre histoire, mais ils ne la font pas
arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des
conditions directement données et héritées du passé." (Capital, II, p 59, n.)
3° L' "autonomie relative des superstrucures". Lorsque
certaines formulations de leurs ouvrages de jeunesse risquent de
conduire à une interprétation déterministe de leur oeuvre, Marx et
Engels n'hésitent pas à en faire l'autocritique. Par exemple, dans L'Idéologie allemande (en
1845), lorsqu'ils énonçaient ce principe: "Ce n'est pas la conscience
qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience", ils
ajoutaient ce commentaire malheureux: "de ce fait la morale, la
religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les
formes de conscience qui leur correspondent, perdent toute apparence
d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, pas de développement" (L' Idéologie allemande, Ed. sociales, p.23). Dans
sa lettre à Joseph Bloch qu 21 septembre 1890, Engels corrige trés
fermement: "C'est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la
responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids
qu'il est dû au côté économique. Face à nos adversaires qui le niaient,
il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors
nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l'occasion de
donner leur place aux autres facteurs qui participent à l'action
réciproque. Mais dès qu'il s'agissait de présenter une tranche
d'histoire, c'est-à-dire de passer à l'application pratique, la chose
changeait, et il n'y avait pas d'erreur possible." (Marx et Engels, Etudes philosophiques, Ed. sociales, p 156.)
4° Le "côté actif" de la conscience (
2e et 3e thèse sur Feuerbach). De cette "action réciproque" de la base
et des "superstrucures", et de l'autonomie des superstructures, Marx
donne une illustration éclatante à propos des arts: "La difficulté,
écrit-il, n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à
certaines formes de développement social. La difficulté réside dans le
fait qu'ils nous procurent encore une jouissance esthétique et qu'ils
ont encore pour nous, à certains égards, la valeur de normes et de
modèles inaccessibles." (Contribution à la critique de l'économie politique, Ed. sociales, p 175.)
C'est dans cette perspective que
l'on peut comprendre pleinement l'attitude de Marx à l'égard de la
religion, en situant dans son contexte historique et philosophique, la
formule: "La religion est l'opium du peuple", à quoi l'on a prétendu
réduire la pensée de Marx.
Lorsque Marx, en 1843, alors âgé de 25 ans - c'est-à-dire au moment de son choix moral du
socialisme - dénonce la religion comme "opium du peuple" et caution
idéologique des répressions de la "Sainte Alliance", il souligne, dans
la même page (Critique de la philosophie du droit de Hegel, Pléiade, p 383) que la religion est "à la fois le reflet de la détresse humaine et la proptestation contre
cette détresse". Comme "protestation" elle peut donc, dans certaines
situations historiques, n'être pas un "opium", mais au contraire un
ferment de révolte.
Marx et Engels ont parfaitement conscience de "laïciser l'espérance
chrétienne du Royaume de Dieu" en marquant leur filiation avec Joachim
de Flore à travers son disciple le pasteur Thomas Münzer qui dirige, au
XVIème siècle, le soulèvement des paysans de Souabe, avec ce mot d'ordre
inscrit sur leurs bannières: "Seigneur, soutiens ta justice divine."
Engels parle de lui comme d'un "prophète de la révolution". Il ajoute:
"Le Royaume de Dieu était pour lui une société sans es, sans propriété
privée et sans Etat." Ce programme politique, conclut Engels, "frisait
le communisme", et cette "anticipation géniale" constituait un "arsenal
historique" plus riche que celui de toutes les sectes communistes
jusqu'en 1848 (c'est-à-dire jusqu'au Manifeste communiste de Marx et d'Engels).
L'inspirateur de Thomas Münzer (qu'Ernst Bloch appellera "le premier
théologien de la révolution") était Joachim de Flore, moine calabrais du
XIIe siècle, que Dante, dans sa Divine Comédie (Paradis XII, 141),
considère comme "doué d'un esprit prophétique". Pour Joachim de Flore,
l'exégèse n'est pas seulement une manière de lire les Evangiles, mais
de les vivre. C'est discerner, à la lumière de la révélation, les
"signes du temps", le sens des évènements contemporains, dans leur
rapport actuel avec cette révélation.
Pour comprendre le Nouveau testament, Joachim de Flore ne part ni des
Epîtres de saint Paul, ni des Evangiles synoptiques qui en sont
inspirés, mais de l'Apocalypse. Ce retour à la vision apocalyptique du
christianisme, radicalement opposée à la conception du constantinisme,
libère la lecture de Evangiles de ses perversions judaïsantes ou
hllénisantes.
Le "millénarisme", refoulé depuis saint Augustin (Cité de Dieu, XX,
5 et 7), parce qu'il considérait l'Eglise comme cité parfaite et
détentrice du pouvoir jusqu'à la fin des temps, retrouve, avec Joachim
de Flore, sa signification militante: un appel à l'espérance pour
lutter, dés aujourd'hui, pour un Royaume de Dieu qui est "déjà là", en
tout acte d'amour, mais encore à venir pour que cette relation d'amour
devienne la régulatrice de toutes les strucures sociales.
Cette irruption du futur dans le présent est le ferment de l'histoire.
Joachim de Flore fait de la Trinité la clé du déchiffrement de
l'histoire humaine. " Les trois personnes de la Trinité sont trois états
du monde que les mystères de la Sainte Ecriture nous attestent: le
premier, lors duquel nous fûmes sous la loi; le second, lors duquel nous
fûmes sous la grâce; le troisième, que nous attendons et lors duquel
nous jouirons d'une grâce plus parfaite. La soumission fut la
caractéristique du premier état; le régime de la sagesse, celle du
second; la plénitude de l'intelligense, celle du troisième. Le premier
fut placé sous les auspices de la dépendance, le second sous ceux de la dépendance filiale; le troisième sous ceux de la liberté.La
"troisième alliance" ne sera plus celle d'Abraham avec Israël, ni de
Jésus, le Fils, avec l'Eglise, elle sera le règne de l'esprit, où Dieu
sera tout en tous, sans médiation d'une Eglise.
Elle sera, par rapport au christianisme actuel, ce que fut Jésus par
rapport au judaïsme: au terme de ce "dépassement", le "Saint-Esprit"
sera le sujet de la nouvelle initiative historique, libérant les hommes,
personnes ou institutions, de tout ce qui les enchaïnait au passé. Cet
appel à la création d'une cité nouvelle aura des échos dans tous les
mouvements révolutionnaires de l'Europe, de jean Hus à Thomas Münzer et à
Karl Marx.
Dans cette perspective, Jésus n'est pas venu pour accomplir l'histoire
du salut des hommes, mais pour ouvrir le futur à de nouveaux possibles
Marx apprend de Thomas Münzer, et,
au-delà, de Joachim de Flore, le sens de la rupture "apocalyptique"
nécessaire à toute révolution.
Si, en effet, le déterminisme historique est souverain, l'avenir ne peut
être qu'un prolongement du passé et du présent. C'est l'axiome majeur
de tout conservatisme. Alors que la transcendance, et non le
déterminisme, est le postulat nécessaire de toute révolutuon.
Marx, comme Kierkegaard, prend ainsi du recul par rapport à la
philosophie de l'histoire de Hegel, qui fait de l'homme un moment et un
instrument d'une logique prétendant exprimer un plan divin.
Marx dénonce cette orientation du judaïsme et du christianisme
historique: "Du moment que juif et vhrétien ne reconnaissent plus dans
leur religion respective que des étapes distinctes du développement de
l'esprit humain, des peaux de serpents rejetées par l'histoire, leur
"rapport" cesse d'être religieux et devient purement critique,
scientifique, humain." ( La Question juive, Gallimard, Pléiade, p 549.)L'"abolition
de la religion", dont il parle dans la même page, prend son vrai sens
lorsqu'il écrit: "L'Etat soi-disant chrétien est la négation chrétienne
de l'Etat, et ce n'est nullement la réalisation politique du
christianisme." (Ibid, p 363.)L'Etat dont Marx rêve alors, "ce n'est pas le christianisme, c'est le fond humain du christianisme" (Ibid, p 368.)
Ce "fond humain", dans L'Idéologie allemande, Marx
le définit comme il définit le socialisme: "Une société créant les
conditions économiques, politiques, culturelles, pour que chaque enfant
portant en lui le génie de Mozart ou de Raphaël puisse devenir Raphaël
ou Mozart." (Idéologie allemande,A partir de cette conception de l'
"homme total", Marx montre comment l'économie de marché et ses
concurrences font de l'homme un loup pour l'homme, créent une jungle où
"l'avoir" engendre une aliénation fondamentale:"Plus tu as et moins tu
es", écrit-il dans ses Manuscrits de 1844. Toute son oeuvre
ultérieure consistera alors, par une critique scientifique du mécanisme
de l'aliénation dans la société de marché, à découvrir la force capable
de surmonter le chaos. La fin morale posée, il étudie les moyens
scientifiques pour concevoir une société échappant aux aliénations du
marché et de "l'avoir", pour changer le monde en substituant aux
affrontements aveugles un plan conscient et concerté entre tous les
membres d'une communauté, où chacun ne se considère pas comme le centre,
la mesure et la fin de toute chose, mais comme personnellement
responsable du destin de tous. IX, 14.)
Roger Garaudy
Extrait de: Annexes, dans Les fossoyeurs. Un nouvel appel aux vivants. Ed. L'Archipel, pp 220 à 225