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27 février 2009

Fait religieux, laïcité, neutralité et interculturalité, par Luc Collès

                                    Nous sommes aujourd’hui devant un paradoxe intéressant. Au moment où les religions perdent leur emprise sur la société et subissent une importante désaffection, on redécouvre l’intérêt des faits religieux d’un point de vue culturel, historique et patrimonial. C’est dans ce contexte que s’inscrit le débat sur l’enseignement du fait religieux. Selon Mireille Estivalèzes (2005 : 33) «  Il est lié à la crise des humanités dans l’enseignement, à l’effondrement des pratiques, à la baisse de socialisation des jeunes dans les religions et, plus largement, à la crise de la transmission de la mémoire religieuse dans les cadres habituels que constituaient les familles et les Eglises. Mais il est aussi le signe d’un nouvel intérêt pour les religions comme patrimoine culturel et social. »

Aujourd’hui, l’inculture religieuse des jeunes est telle que des pans entiers de notre patrimoine ne sont plus reconnus, décodés, compris. Ainsi voit-on des enfants confondre une Vierge de Botticelli avec une simple « meuf ». En 1996, le ministre de l’Education nationale François Bayrou, soucieux de réagir à pareille situation, engageait l’introduction de la culture religieuse dans les programmes du collège et du lycée. Deux objectifs étaient donc particulièrement visés : un meilleur accès au patrimoine culturel européen et une prise en compte de l’aspect multiculturel et religieux de la société française. De même, en novembre 2001, le ministre de l’Education nationale, Jack Lang, sollicitait le philosophe Régis Debray pour la rédaction d’un rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. En mai 2002, Jacques Chirac inaugure un stage interdisciplinaire sur le sujet. Dans son discours, il fait de la laïcité un des principes fondateurs de la démocratie et il insiste sur la nécessité d’améliorer l’enseignement du fait religieux, afin de conforter « l’esprit de tolérance chez nos jeunes concitoyens, en leur donnant les moyens de mieux se respecter les uns les autres ».

La laïcité

A cet enseignement du fait religieux, René Nouailhat (2004 : 20)), fondateur de l’Institut de formation pour l’étude et l’enseignement des religions, va jusqu’à assigner comme objectif terminal qu’il aide à pressentir et même à ressentir l’expérience humaine qui habite le fait religieux. La religion réduite à ses manifestations historiques est peu de chose dans la mesure où elle se coupe de sa dimension métaphysique. A s’en tenir à l’examen descriptif des rites, des comportements, des événements historiques, on ne saisit que l’extériorité de la foi, on n’en atteint pas l’intériorité authentique. Il est évident que, dans ces domaines, l’essentiel se cache sous le visible ; le symbole dissimule souvent le sentiment religieux réel (Jolibert 2005 : 155).

Les tenants de la laïcité voient dans cette visée une limite à l’enseignement du fait religieux. Ils craignent en effet que l’enseignement des phénomènes religieux ne se transforme subrepticement en enseignement doctrinaire. Jean Peyrot (2004), en historien, rappelle que la seule attitude objective qui doit convenir à celui qui aborde dans sa classe des faits religieux est de refuser de considérer les textes sacrés comme des textes intouchables, dictés par Dieu à ses élus. Du point de vue critique et méthodologique, ce sont des textes qui appellent le même traitement que tous les autres écrits.

L’enseignant se doit de considérer ces textes comme des oeuvres humaines, c’est-à-dire comme des documents historiques sur lesquels il doit exercer, et apprendre aux élèves à exercer, une méthode d’analyse afin d’en dévoiler les incertitudes. Il est donc souhaitable d’enseigner le fait religieux à travers des disciplines qui l’éclairent. Les professeurs de lettres, d’histoire, de philosophie, de langues et de civilisation y font référence pour éclairer textes et événements.

Il serait bon de préciser ici le concept de laïcité et d’expliquer pourquoi les tenants de ce concept s’opposent à la pédagogie de l’intériorité que propose René Nouailhat. Une comparaison avec le concept de neutralité qui gouverne l’enseignement en Communauté française de Belgique nous permettra d’expliciter notre propos. Selon Pierre Hayat (1998 : 101), la laïcité à la française prend sa source dans la Révolution française de 1789. C’est à cette période que l’on voit les institutions politiques prendre de plus en plus d’indépendance par rapport à la religion, suivant le principe selon lequel la souveraineté réside dans la Nation. Ensuite, la Révolution est « à l’origine de l’orientation anticléricale de la laïcité française » ; enfin, elle est le terreau qui a nourri la rivalité idéologique entre l’Eglise et les révolutionnaires, ces derniers estimant qu’il fallait même « éradiquer la mentalité religieuse ».

Cette volonté de distinguer ce qui est du domaine public et du domaine privé va se retrouver dans la loi de séparation de 1905. Les deux grands principes de cette loi sont les suivants :  « Premièrement, la République assure la liberté de conscience, deuxièmement la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ». Il s’agit de l’affirmation d’une République laïque explicitement confirmée dans la constitution de 1946, et reprise aussi dans celle de 1958. L’article s’énonce sous forme négative afin d’affirmer que désormais l’égalité de tous requiert que nul culte ne puisse jouir d’une reconnaissance sélective, d’un salariat d’Etat, d’un financement public. La laïcité serait ainsi une rupture profonde par rapport à la religion chrétienne et par rapport à la tradition occidentale.

La neutralité

Le concept belge de « neutralité » implique aussi la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais il se traduit autrement qu’en France. En Belgique, au nom du principe d’égalité, l’Etat intervient dans l’enseignement en amenant les élèves à choisir un cours de religion (catholique, protestante, orthodoxe, israélite ou musulmane) ou de « morale laïque » et il rémunère les enseignants qui assurent ces cours comme il rémunère les ministres du culte. Par ailleurs, l’enseignement officiel est dit « neutre ». La neutralité implique le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves. L’enseignement public et laïque a été longtemps un lieu de conflit entre les laïques progressistes et les catholiques conservateurs, à partir de 1834 et durant plus d’un siècle.

En outre, contrairement à la France, la Belgique a vu se développer un mouvement laïque assez communautarisé, se référant aux valeurs du libre-examen et à l’esprit d’humanisme, indépendamment de toute référence à une Transcendance. On a affaire à un mouvement structuré et dont l’organisation même ressemble étrangement aux organisations religieuses.

Qu’il s’agisse de la laïcité ou de la neutralité, dans les deux cas, il est demandé aux enseignants de ne pas influencer leurs élèves et de développer leur esprit critique. Prises positivement, ces attitudes permettent de gérer l’hétérogénéité des publics et de tenir compte de la pluralité des cultures qui sont présentes dans nos classes. De ce point de vue, on peut dire que ces attitudes relèvent  du dialogue interculturel. On empruntera donc à la didactique de l’interculturel les stratégies à mettre en œuvre en classe en termes de neutralité ou de laïcité.

Par le refus de prendre parti, l’enseignant garde pour soi son opinion. N’est pas neutre qui veut : il faut pouvoir se tenir, se retenir. Que voyons-nous à la base d’une rencontre interculturelle (je songe notamment à l’attitude d’un voyageur qui découvre l’étranger). Nous connaissons les mots de départ : étonnement, admiration, interrogation. L’étonnement en question n’est pas un simple sentiment de surprise : il consiste bien plutôt en un traumatisme, un choc culturel.

Cohen-Emerique (1999) propose une voie pour essayer de comprendre l’autre :

  • S’informer  : s’informer auprès de l’autre, développer une aptitude de métacommunication.

    - Mettre provisoirement entre parenthèses ce que l’on pense pour écouter le point de vue de l’autre. Apprendre à écouter le discours d’autrui au premier degré sans chercher à l’interpréter. Apprendre à interroger le sens des mots et des valeurs que ceux-ci véhiculent.

    - Lever les parenthèses et articuler son point de vue sur celui d’autrui.

    Cette démarche rejoint aussi la définition que le Père Pire donnait du dialogue. La rencontre d’autrui suppose la capacité de le rejoindre là où il est, tel qu’il est. Concrètement, autrui demande à être reconnu dans sa situation singulière. L’enseignant, avec ses soucis personnels, ses convictions, son conditionnement, son histoire, est-il capable de le rencontrer authentiquement ? Cela n’est possible qu’à condition de neutraliser, volontairement, consciemment ou pas, sa propre vision des choses (l’expérience professionnelle automatise bien des choses). Neutralisation dans un sens précis : mise en veilleuse, silence que l’on s’impose, respect éclairé de la parole de l’autre (Dupuis 2008). C’est ainsi que s’exerce l’esprit critique. Le jugement est le couronnement de cette retenue qui permet d’échapper aux pièges de la fascination positive ou négative, pareillement trompeuse.

Ce qu’il s’agit de mettre à distance, ce sont les préjugés que l’on peut avoir lors d’un contact, d’une rencontre. La découverte puis la confrontation des diverses représentations mises en présence dans le contexte de la classe aboutit ainsi à une réflexion sur les stéréotypes. Les stéréotypes sont composés de deux versants opposés. D’une part, ils sont nécessaires car ce sont des schémas cognitifs indispensables à la compréhension et à la production des discours (Dufays, 1993). D’autre part, ils constituent une vision généralisante de la réalité qui entraîne souvent un manque de tolérance vis-à-vis d’autrui.

L’enseignant devra prendre conscience de ses préjugés et stéréotypes et de ceux de ses élèves (Dupuis 2008. : 20-22). Il devra veiller à les élucider  et à les relativiser. Quel lien établir entre cette question des préjugés et la neutralité ? La neutralité est une forme de neutralisation relativement réussie et adéquate de ces préjugés qui l’ont paradoxalement conduit à juger de façon critique une question donnée. Processus dynamique, la neutralité a donc besoin d’une inspiration énergique. Où réside cette inspiration qui encourage au détachement ? Dans une forme particulière d’attachement et d’attention à soi, à autrui et aux autres, que l’on appelle le respect.

En Belgique francophone, il y a donc un cours de religion dans l’enseignement officiel et il n’y a pas de place, en principe, pour l’étude du fait religieux entendu dans une perspective laïque. Cependant, étant donné l’hétérogénéité des publics et leur multiculturalité, bien des professeurs de religion ont introduit dans leurs cours des éléments de psychologie et de sociologie religieuse. Ils étudient l’histoire des religions et comparent celles-ci entre elles. Aussi leur cours est loin d’être un cours de catéchèse. Cette pratique est aussi largement partagée dans l’enseignement catholique.

Les limites du relativisme culturel

En Belgique, le cours de religion est bien souvent un cours de pédagogie interculturelle. En France, c’est la même perspective qui est abordée à l’égard du fait religieux. Cette pédagogie est éminemment formative car elle sensibilise l’élève à l’arbitraire de son système de référence maternel. Cependant, la nécessaire relativisation des normes culturelles a aussi des limites : en faire une position de principe sans aucune restriction reviendrait à nier la dimension universelle de l’humain. Le relativisme culturel se traduit, dans ses formes extrêmes, par l’impossibilité d’effectuer des choix, puisque toutes les normes sont mises sur le même pied. Cette anomie des valeurs pourrait même justifier des actes de barbarie ou certaines pratiques qui portent atteinte à la dignité de l’être humain (excision des femmes, formes d’esclavagisme, etc.).

D’où notre proposition (mais c’est aussi celle de plusieurs artisans de l’interculturel) de limiter le relativisme culturel en le soumettant à une Charte qui, aujourd’hui, semble recueillir, du moins en principe, un très large consensus : la Déclaration des Droits de l’Homme. Mais cette position ne va pas sans difficulté (Collès 2007)

Tout d’abord, d’un point de vue philosophique, il importe de se demander dans quelle mesure l’universalité des droits de l’Homme peut s’accommoder du relativisme et d’une individualisation maximale des choix. Ensuite, d’un point de vue pédagogique, une des questions essentielles est de savoir si une éducation aux droits de l’Homme peut être assurée, quel que soit le type de socialisation dispensé en famille.

En outre, cette éducation aux droits de l’Homme ne doit pas seulement se faire de manière théorique. L’enseignement de ces grands principes doit s’accompagner d’une mise en pratique dans l’environnement de l’élève, à commencer par l’école. Cela implique que les enseignants apprennent aux élèves à analyser l’actualité en fonction de valeurs humanistes (condamnation de la violence et de l’apologie de la force par exemple), mais aussi que celles-ci soient inscrites dans le projet pédagogique de l’école. Cela suppose donc que l’on encourage les initiatives des élèves, qu’on cherche à rendre ceux-ci autonomes et responsables, aussi bien dans leur travail que dans l’animation de la vie scolaire.

En définitive (Collès 2007 : 118), c’est à une réflexion (collective) sur la définition et sur l’articulation des normes culturelles propres à chaque communauté et des valeurs humanistes et universelles que les enseignants et les élèves seront chaque fois conviés, que ce soit dans leurs cours de religion ou dans la plupart de leurs disciplines profanes.

Luc Collès – UCL et IFER

Bibliographie

Collès L. (2007), Interculturel : des questions vives pour le temps présent, Cortil-Wodon (« Discours et méthodes »)

Cohen Emerique M. (1999), « Le choc culturel, méthode de formation et outil de recherche ». In J. Demorgon et E.M. Lipiansky, Guide de l’interculturel en formation, Retz, pp.301-315.

Debray R. (2002), L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque, préface de J. Lang, Paris,  Odile Jacob.

Descharneux B.(2008), « Neutralité et laïcité : la singularité belge ». In Enseignant et neutre ? Les obligations en Communauté française de Belgique, Bruxelles, De Boeck, pp.75-89.

Dufays J.-L. (1993) « Stéréotypes et respect des différences ». In Noëlle Smet et Nathalie Rasson (dir.), A l’école de l’interculturel, Bruxelles, EVO, pp.31-36.

Dupuis M. (2008), « Neutralité : ouverture de la question ». In Enseignant et neutre ? Les obligations en Communauté française de Belgique, Bruxelles, De Boeck, pp.17-22.

Estivalèzes M. (2005), Les religions dans l’enseignement laïque, Paris, PUF.

Hayat P. (1998), La laïcité et les pouvoirs : pour une critique de la raison laïque, Paris, Kime (« Histoire des idées »)

Jolibert B. (2005) ? La laïcité : actualité et histoire d’une idée, Cortil-Wodon, E.M.E. (« Proximités-sociologie).

Nouaihat R. (2004), Enseigner le fait religieux : un défi pour la laïcité, Paris, Nathan.

Peyrot J. (2004), « Rappel de principes : Mémoire, histoire, liberté en pédagogie ». In Historiens et géographes n°400.

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