Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
A l'indépendant
Publicité
  • De Marx à Teilhard de Chardin, de la place pour (presque) tout le monde...
Newsletter
Archives
Visiteurs
Depuis la création 420 671
10 juillet 2009

Un terrain miné, par Luc Collès

 

 

L’APPRENTISSAGE DES TEMPS EN FRANÇAIS PAR UN PUBLIC ARABOPHONE : UN TERRAIN CULTURELLEMENT MINÉ. 

Luc Collès - UCL et IFER de Dijon

Comme l’héroïne des Yeux baissés de Tahar Ben Jelloun (1991), beaucoup de jeunes arabophones sont « fâchés avec la concordance des temps » en français. Je souhaiterais montrer ici que les difficultés linguistiques qu’ils rencontrent peuvent relever de la catégorie du « malentendu culturel ».

L’approche interculturelle que je préconise est une des démarches possibles pour favoriser une didactique intégrée du français et de la langue maternelle ou première. Je clarifierai tout d’abord les concepts sur lesquels elle s’appuie (représentations et dissonance cognitive…) ; je présenterai ensuite une démarche qui amène les élèves à prendre conscience des différences essentielles qui existent, en français et en arabe, dans l’expression grammaticale du temps et dans la vision du monde qui la sous-tend.

1. Représentations et dissonance cognitive

Geneviève Zarate emprunte le concept de « représentation » à la psychologie sociale. Au sens large, les représentations peuvent être considérées comme des façons d’organiser notre connaissance de la réalité, elle-même construite socialement ; elles sont directement liées à notre appartenance à une communauté. De cette notion, Zarate (1993 : 37) fait un véritable instrument pédagogique rendant caduque toute description prétendument objective de la réalité : Comprendre une réalité étrangère, c’est expliciter les classements propres à chaque groupe et identifier les principes distinctifs d’un groupe par rapport à un autre.

Les représentations permettent de problématiser la relation entre culture maternelle et culture cible. La mise en relation des représentations propres à chacune des cultures correspond à la nature même de la didactique de l’interculturel. La découverte, puis la confrontation des diverses représentations mises en présence dans le contexte de la classe de langue, aboutit ainsi à une réflexion sur les stéréotypes.

Ceux-ci, on le sait, présentent deux versants opposés. D’une part, ils sont nécessaires car ce sont des schémas cognitifs indispensables à la compréhension et à la production des discours (Dufays, 1993). D’autre part, ils constituent une vision généralisante et réductrice de la réalité qui entraîne souvent un manque de tolérance vis-à-vis d’autrui.

Il est donc essentiel que l’enseignant travaille les représentations de l’Autre et des réalités étrangères avec ses élèves. Sa démarche sera double. Tout d’abord, il les amènera à prendre connaissance de certains codes culturels propres à la culture cible et il leur apprendra à les manipuler (Blondel et al., 1998) : ce premier apprentissage permettra de prévenir un certain nombre de malentendus. Ensuite, il s’agira d’exercer les élèves à prendre conscience du caractère relatif de leurs représentations.

Par ailleurs, un autre phénomène est aussi récurrent dans l’apprentissage d’une langue étrangère : c’est celui de la dissonance cognitive. Il s’agit d’une relation de désaccord, d’opposition, de contradiction.

Selon Léon Festinger (1962), l’ensemble des représentations conscientes d’un individu peut être analysé en éléments cognitifs ou notions. Celles-ci incluent les connaissances, croyances et opinions relatives au milieu et à soi. Elles entrent en dissonance lorsque l’une d’entre elles implique psychologiquement le contraire de l’autre. Le malaise provoqué dans pareille situation pousse alors l’individu à éviter tout élément qui crée la dissonance et à réduire celui qui l’augmenterait.

D’après Dany Crutzen (1998), l’intervention pédagogique peut favoriser l’émergence consciente des représentations et tenter d’y débusquer ces éventuelles dissonances. Certes, le fait de les mettre à plat ne les neutralise pas automatiquement, mais amène l’élève à identifier la difficulté et à prendre conscience des différences entre la vision du monde propre à sa culture et à celle afférente à la langue cible. De ce point de vue, l’erreur, dont on sait qu’elle est le signe de l’interlangue de l’apprenant (Collès, 1998), est souvent la manifestation d’une dissonance cognitive.

J’ai quant à moi (Collès, 1994) rencontré à maintes reprises ce phénomène dans mon enseignement du français à des jeunes issus de l’immigration marocaine en Belgique. Je voudrais en rendre compte ici en m’attachant à un cas : celui de l’apprentissage des temps.

Outre les notions de polychronie et de monochronie développées par E.T. Hall (1984), la façon dont les langues expriment leur rapport au temps est d’une grande diversité.

La culture française, typiquement occidentale, considère comme universel le temps linéaire, orienté vers le progrès. Elle le perçoit essentiellement comme une dimension non réversible, dont l’intériorisation psychologique et sociale permet notamment d’organiser et de planifier toutes les activités : l’horaire est en quelque sorte dans le surmoi des individus. Le temps est cloisonné pour définir des priorités, il peut donc être saucissonné ; il est aussi ce réservoir vide qu’il faut à tout prix remplir : le temps se gagne, se perd, est gaspillé, etc.

Les cultures méditerranéennes ont, par contre, un rapport au temps beaucoup plus souple. S’apparentant plus à « un point dans l’ici et maintenant » qu’à une route, il a beaucoup moins d’importance en termes d’organisation et est soumis aux priorités relationnelles. Il est moins cloisonné : on y fait volontiers plusieurs choses à la fois…(Crutzen, 1998 : 34).

En outre, dans la culture arabo-musulmane, la Révélation coranique est le fondement du temps et de l’histoire, elle en est le commencement. Ainsi, selon Adonis (1993 : 12), la Révélation n’est-elle pas seulement le temps passé mais le temps dans sa totalité : l’hier, l’aujourd’hui et le demain… L’avenir constitue moins une dimension de découverte qu’une opportunité de conservation et de reprise : il n’est pas une instance de changement, mais un simple instrument d’agencement et de réagencement de ce qui a déjà été donné tout entier.

Ces deux représentations culturelles du temps nous amènent ainsi à interroger leurs implications linguistiques et à approfondir la vision du monde qui les sous-tend.

2. L'expression grammaticale du temps

Examinons comment se présente la temporalité dans les langues française et arabe. Précisons d'emblée que, dans le cadre de cette communication, il ne s'agira que d'esquisser une comparaison de manière à souligner, sur le plan didactique, combien langue et culture sont étroitement liées.

2.1. Le choix des temps en français

Ainsi, on expliquera aux élèves que le choix des temps en français1 dépend de trois paramètres fondamentaux:

-la situation chronologique: passé, présent, futur;

-l'aspect (le caractère de l'action envisagée dans son déroulement): achevé ou inachevé;

-le type de communication dans lequel se situe le locuteur: plus ou moins relié au moment de l'énonciation.

Sans entrer dans le détail, on montrera que la prise en compte de ces trois paramètres est importante pour déterminer le choix des temps du passé et distinguer notamment le passé composé, le passé simple et l'imparfait.

Ainsi, par l'emploi du passé composé, le locuteur établit un lien entre le présent et l'action passée évoquée:

Ex. Je ne peux pas, hélas, partir en vacances; je n'ai pas réussi mes examens.

Par le passé simple, au contraire, l'action est détachée du moment de l'énonciation:

Ex. Il ne réussit pas ses examens et ne put partir en vacances.

On fera donc percevoir que le passé composé est plutôt le temps de la langue parlée (temps du discours) et des genres écrits où se manifeste la présence du locuteur (la lettre, le journal intime...) alors que le passé simple est le temps du récit.

On montrera comment ces deux temps, qui caractérisent une action bornée et accomplie, peuvent se combiner avec l'imparfait.  Celui-ci permet d'établir une simultanéité dans le passé.

Ex. Comme il ne répondait pas, je me suis fâché.

    Comme elle ne répondait pas, il se fâcha.

Il sera utile de faire comprendre que l'imparfait est le temps de l'arrière-plan, du décor et qu'il caractérise une action en cours d'accomplissement et dont les limites dans le temps ne sont pas précisées; c'est pourquoi il est utilisé pour faire une description dans le passé et exprimer une action habituelle ou qui se répète.

On peut dire en effet : Il fit beau / Il faisait beau / Il a fait beau / Il fit beau pendant quinze jours/ Il a fait beau pendant quinze jours. Mais on ne peut dire : Il faisait beau pendant quinze jours, car on ne peut à la fois employer un temps qui exprime une action non limitée et donner les limites temporelles de cette action.  Les contextes indiquant une durée précise (du lundi au vendredi, pendant toute la guerre) ne peuvent pas se combiner avec l'imparfait, tandis que ceux qui indiquent une durée floue (en hiver, l'an dernier) appellent l'imparfait.  Le professeur devra donc rappeler tout ceci à sa classe.

2.2. Le choix des temps en arabe

Une incursion fugitive dans la grammaire arabe, à dimension purement didactique, et qui s'appuie sur la connaissance que peuvent avoir de l'arabe moderne et de l'arabe classique certains élèves maghrébins de la classe, peut se légitimer dans le projet interculturel que je défends.

Le professeur montrera en effet à la classe ce qu'il en est du choix des temps en arabe classique.  Après avoir utilement rappelé et, le cas échéant, fait comprendre à ses élèves la notion grammaticale d'aspect, il pourra leur expliquer que la plupart des sémitisants et des orientalistes posent l'existence irréfutable de l'aspect en arabe et la présence aléatoire et secondaire du temps (Messaoudi, 1985 : 81).

Cette langue oppose principalement deux aspects de l'action : un accompli et un inaccompli, indépendamment de la position du locuteur.  Encore conviendra-t-il de souligner que cette répartition est loin d'être aussi fixe.  Le professeur pourra se revendiquer de R. Blachère (1975 : 246) pour expliquer que le temps en arabe s'exprime non seulement par l'emploi de ces deux aspects, mais aussi par le contexte: emploi d'adverbes de temps, emploi d'un exposant temporel, localisation dans le temps, par le dernier verbe de la phrase, de tous les verbes qui suivent.

Ainsi, si l'accompli recouvre plus ou moins ce que les langues indo-européennes entendent par "passé" et si l'inaccompli correspond en général au présent et au futur français, ces similitudes ne sont pas systématiques.

Cependant, le professeur y insistera, si l'on perçoit bien que l'accompli rend compte d'une action dont l'accomplissement est réel et que l'inaccompli considère celle dont l'accomplissement n'est pas encore réel, l'emploi de nombreuses formes s'éclaire.

Ainsi l'aspect accompli peut exprimer un processus situé dans notre futur, mais considéré comme acquis définitif, et, en quelque sorte, déjà clos.  Il n'est pas inadapté, d’après moi, que, dans un parcours de comparaison interculturelle consacré au temps, un professeur du secondaire puisse, le moment opportun venu, citer intégralement cette explicitation que l'on doit à P. Lory (1988 : 175), et la faire bien comprendre à ses élèves : Les descriptions coraniques de l'Au-delà, de la Résurrection et du Paradis, sont aussi fréquemment données à l'accompli.  De même dans le hadith, par exemple dans  la parole de Muhammad : "Yawm al-qiyâma, kuntu imâm al-nabiyîn " ("le Jour de la résurrection, je "fus" (serai) le premier d'entre les prophètes"). Les exemples pourraient être multipliés indéfiniment. En d'autres termes: le critère prégnant dans l'expression du temps est moins la situation par rapport au sujet, que le degré de certitude dans l'accomplissement du procès.

Cet exemple, repris à la grammaire de Blachère, pourra, en l'occurrence, apparaître comme particulièrement éloquent.  En français, nous traduisons kuntu par "je serai", un futur, alors que la forme kuntu en arabe est la forme de l'accompli du verbe être, et devrait donc être normalement traduite par "j'ai été".  Comment comprendre cet emploi de l'accompli au lieu de l'inaccompli, sinon en percevant que l'accompli traduit essentiellement l'aspect d'une action certaine, réelle. Or il est certain, dans la perspective coranique, - on pourra sans difficulté le faire comprendre aux élèves - que Mahomet est et sera le premier d'entre les prophètes!

Michel Maillard (1998 : 159-160)  donne la même explication quand il observe : Pour les êtres humains qui vivent dans l’espace-temps, le Paradis n’est qu’une promesse lointaine, encore inaccomplie, mais pour l’Esprit Divin qui transcende l’espace-temps et inspire la parole prophétique, tout est déjà accompli dans les Saintes Écritures.

Hend Belhadj (1998 : 182) complète cette réflexion en se référant au métalangage grammatical traditionnel : Le fait de relier sémantiquement le terme (mustaqbal) (« futur ») au verbe accueillir ( ?istaqbala) dénote une certaine conception du futur comme quelque chose de déjà accompli dans les Écritures et que l’être humain se borne à attendre avec un esprit d’accueil.

Cependant, il n'est pas nécessaire de recourir à une explication de type religieux pour expliquer l'aspect verbal qui existe tant dans des langues européennes qu'afro-asiatiques.  En arabe, en dehors de l'usage prophétique mentionné plus haut, la présence de cette forme dans des énoncés prédictifs est normale.  C'est notamment le cas dans les phrases conditionnelles.  David Cohen (1989 : 90) rend compte de son emploi de la manière suivante : On comprend pourquoi le procès antérieur est souvent exprimé par l'accompli.  Celui-ci indique qu'un premier procès doit être réalisé pour que la réalisation du second puisse être envisagée.  Pour l'expression de ce second procès lui-même, l'emploi de l'accompli pose en principe que sa réalisation conséquente est inéluctable lorsque le premier est réalisé2.

Au terme de cet aperçu, les élèves comprendront donc que l'inaccompli (plus fréquent) doit être considéré comme le terme non marqué par rapport à l'accompli (plus rare) qui est le terme marqué de cette opposition.  En d'autres termes, l'accompli est utilisé chaque fois que le caractère réel du procès est fortement souligné.  C'est la raison pour laquelle on le trouve aussi bien dans les promesses ou les souhaits que pour marquer la proximité, l'inéluctabilité de l'événement.

2.3. Temps et vision du monde

Les liens qui existent, en arabe littéral, entre les désignations des parties du corps et l'expression du temps et de l'espace confirment les observations précédentes. P. Lory à nouveau (1988 : 174) en donne quelques exemples que pourra reprendre le professeur: la racine QDM dont dérive qadam, le pied, exprime l'idée de "devant" (quddâm) dans l'espace, mais aussi celle du passé (qaduma, qidam, qadîm, etc.). Or, le cas n'est pas unique: la poitrine (sadr) est elle aussi liée à la notion de commencement, d'origine (sadara'an) dans le temps (sadr al-nahâr, sadr al-Islâm), ainsi qu'à la position antérieure dans un lieu (sadr al-makân) et de préséance en dignité.

Ce qui, selon lui, réunit passé et "devant", c'est le fait que les deux sont assurés, établis et bien connus.  Nous ne percevons en effet dans l'espace que ce qui est devant nous, ce qui est derrière n'étant connu que par analogie ou à l'aide de notre mémoire.  De plus, toute notre connaissance est fondée sur l'expérience, donc sur le passé.

Par ailleurs, l'exemple du hadith de Mahomet donné plus haut montre que, même quand l'esprit évoque le futur, il reste tourné vers le passé, et particulièrement le passé "religieux" qui a été décrit. Pour les arabo-musulmans - il ne sera pas inutile d'y insister beaucoup auprès de la classe - tout est déjà inscrit dans le Coran, ce Livre reçu jadis par le Prophète et qui sera toujours d'actualité. La "Révélation" a eu lieu une fois pour toutes. Aux Croyants de réaliser cette perfection qui fut déjà atteinte par la première communauté musulmane. La liberté de l'homme réside dans la possibilité qu'il a de se soumettre ou de refuser le destin que Dieu a tracé pour lui dès sa naissance.  Mais le Croyant sait qu'en suivant les préceptes du Coran, il répond au dessein de Dieu.

Le professeur fera percevoir que l'occidental, au contraire, vit davantage le présent et est tourné vers l'avenir.  Pour forger celui-ci, l'occidental dégagera éventuellement les leçons du passé. La foi chrétienne elle-même, - le professeur ne négligera pas de le relever - a toujours insisté sur la responsabilité qu'a l'homme de poursuivre l'oeuvre de son Créateur.

Enfin, le professeur pourra faire savoir que si, dans la distribution des temps en français, la position du locuteur est un paramètre important, c'est peut-être à cause de la place que l'homme s'octroie dans la création, alors que, chez les arabo-musulmans, il a tendance à s'effacer devant la Transcendance divine.

3. Étude d’un texte de T. BEN JELLOUN

3.1. Enjeu

Je voudrais terminer en lisant un extrait des Yeux baissés de Tahar Ben Jelloun, ouvrage que j’évoquais au début de ma communication. Je pense que l’exploitation d’un tel texte en classe de français peut aider des élèves arabophones à prendre conscience de la dissonance cognitive qu’ils vivent lorsqu’ils abordent la concordance des temps en français. Cette dissonance, on s’en rendra compte, est encore plus forte pour l’immigré maghrébin qui provient d’un milieu rural.

3.2. Contexte

Kenza, l’héroïne des Yeux baissés (1991) est une petite Berbère du Haut-Atlas qui, en compagnie de sa mère, accompagne son père à Paris, où celui-ci travaille déjà depuis quelque temps. Commence alors pour elle un temps d’apprentissage frénétique. Elle découvre la ville, le bruit, la lumière du jour et de la nuit, mais elle apprend surtout « la civilisation ».

A l’école, elle veut tout connaître et progresse rapidement, mais certains points de la matière vont cristalliser en elle un sentiment de division.

3.3. Texte

      Mon handicap majeur était l’utilisation des temps. J’étais fâchée avec la concordance des temps. Je confondais les différentes étapes du passé. Je n’arrivais pas à repérer et bien manier toutes ces nuances qui étaient le propre d’une langue que j’aimais, mais qui ne m’aimait pas. Je butais contre l’imparfait. Je me cognais la tête contre le passé simple – simplicité toute illusoire – et je calais devant le passé composé. Pour tout simplifier, je réduisais l’ensemble au présent, ce qui était absurde.

      Je repensais alors au village, aux journées identiques où il ne se passait rien. Ces journées plates, vides, s’étiraient comme une corde entre deux arbres. Le temps, c’était cette ligne droite tendue, marquée au début, au milieu et à l’autre bout par trois nœuds, trois moments où il se passait quelque chose : les états du soleil. La vie était ces trois moments où il fallait songer à sortir les bêtes, manger au moment où le soleil est au-dessus de la tête, rentrer les bêtes quand il se couchait.

      Mon passé était vraiment simple, limpide, fait de répétition, sans surprise, sans éclats. Je baignais dans ce temps sans trop m’agiter. En arrivant en France, je sus que la fameuse corde était une suite de nœuds serrés les uns aux autres, et que peu de gens avaient le loisir de s’arrêter sous l’arbre.

      Mon père n’avait jamais quitté le village. Son esprit était ancré là-bas, définitivement. Le temps, pour lui, était un artifice pour compter les heures de travail à l’usine. Mais, intérieurement, c’est le temps du village qui continuait tranquillement à se dérouler, sans trop d’obligation, sans lui poser des questions embarrassantes comme cela m’arrivait souvent.

      Je connaissais par cœur les conjugaisons des verbes « être » et « avoir », mais je me trompais tout le temps quand il s’agissait de les utiliser dans une longue phrase. Je compris qu’il fallait se détacher complètement du pays natal.

(T. BEN JELLOUN, Les Yeux baissés, pp. 103-105.).


3.4. Modes d’exploitation

a.Repérages

- La métaphore de la corde à plusieurs nœuds sera tout d’abord explicitée : pour la vie à la campagne, aux journées identiques, trois nœuds bien espacés correspondent aux états du soleil ; pour la vie en France (mais c’est aussi la vie en ville), une suite de nœuds serrés les uns aux autres marque la succession rapide des actions. On signalera par ailleurs que dans la culture occidentale, le temps linéaire des horaires et des agendas peut être aussi représenté comme une route dirigée vers l’avenir. La flèche du temps qui figure dans les grammaires françaises relève du même type de symbolisation.


- Le rythme de vie trépidant en Europe est traduit par une autre métaphore de type rural : « peu de gens avaient le loisir de s’arrêter sous l’arbre ».


- L’héroïne souligne la division temporelle vécue par son père : tout en se conformant à l’horaire astreignant du travail en usine, celui-ci reste immergé en pensée dans le rythme de vie monocorde de son village d’origine.


- Elle connaît elle-même un déchirement semblable puisqu’elle conclut que, si elle veut assimiler la concordance des temps en français, elle doit « se détacher complètement du pays natal ». C’est avouer clairement que l’apprentissage des catégories grammaticales d’une langue suppose l’intériorisation de certaines structures mentales.


b.Prolongements

C’est la complexité de la mentalité des immigrés maghrébins de la première génération qui devra être dégagée ici. Tahar Ben Jelloun montre que ceux-ci gèrent simultanément deux conceptions du temps différentes, l’une héritée du travail des champs, l’autre du travail en usine. Mais cette réalité est plus complexe encore si l’on tient compte de la prégnance du sentiment religieux chez plusieurs d’entre eux, comme j’ai tenté de le montrer.


Du reste, les arabo-musulmans ne sont pas les seuls migrants à devoir vivre cette sorte d’aliénation au contact de la culture occidentale. Il en va de même chez beaucoup d’étrangers d’autres continents. En avoir conscience permettra aux élèves, j’en suis convaincu, de prendre l’exacte mesure de leurs difficultés en français et de les relativiser, tout en en comprenant la cause.


En d’autres termes, la perception de la dissonance cognitive qui se produit chez des élèves arabophones lors de leur apprentissage des temps en français est un préliminaire indispensable pour arriver à dégager les différences de vision du monde sous-jacentes aux catégories grammaticales de la langue maternelle et de la langue cible, un préliminaire indispensable pour lever un « malentendu culturel ».



Bibliographie

-ADONIS (1993), « Le fixe et le mouvant », in La prière et l’épée. Essai sur la culture arabe. Traduit de l’arabe par Leila KHATIB et Anne WADE MINKOWSKI, Paris, Mercure de France.

-BELHADJ H. (1998), « De l’utilisation paradoxale des ‘temps’ verbaux du tunisien », in Le Langage et l’Homme, vol. XXXIII, n°2-3, Leuven, pp. 181-193.

-BEN JELLOUN T.(1991), Les Yeux baissés, Seuil, Points roman.

-BLACHÈRE R. & GAUDEFROY-DEMOMBYNES M. (1975), Grammaire de l’arabe classique, Paris, Maisonneuve et Larose.

-BLONDEL A., BRIET G. & COLLÈS L.(1998), Que voulez-vous dire ? Compétence culturelle et stratégies didactiques, Bruxelles, Duculot.

-COHEN D.(1989), L’Aspect verbal, Paris, P.U.F. (« Linguistique nouvelle »)

-COLLÈS L., (1998) “Correction et incorrections: quel regard sur la faute?”, in Le Langage et l’Homme, vol. XXXIII, n°4, Leuven, pp. 393-400.

-COLLÈS L.(1994), Littérature comparée et reconnaissance interculturelle, Bruxelles, De Boeck-Duculot (« Formation continuée »)

-COLLÈSL., http://alainindependant.canalblog.com/tag/colles : « Temps, culture et religion ».

-CRUTZEN D. (1998), « La dissonance cognitive : quelques pistes pour l’enseignement du français en contexte multiculturel », in Education-formation n°251, pp. 23-38.

-DUFAYS J.-L.(1993), « Stéréotypes et respect des différences », in DE SMET N. & RASSON N. (dir.), A l’école de l’interculturel, Bruxelles, EVO, pp.31-36.

-FESTINGER L. (1962), A theory of Cognitive dissonance, Stanford, Stanford University Press.

-HALL E.T. ((1984), La Danse de la vie, Paris, Seuil.

-LORY P.(1988), « Quelques remarques sur l’expression du temps, de l’espace et du corps humain en arabe littéral », in Revue de phonétique appliquée, n°87-88-89, Mons.

-MAILLARD M., « La conception métagrammienne du temps verbal », in Le Langage et l’Homme, vol. XXXIII, n°2-3, Leuven, pp. 155-162.

-MESSAOUDI L.(1985), Temps et aspect : approche de la phrase simple en arabe écrit, Paris, Geuther.

-ZARATE G., (1993), Représentations de l’étranger et didactique des langues, Paris, Didier.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité