Le soufisme dans l'Islam
LE SOUFISME DANS L’ISLAM
Le dikr pour purifier l’âme
«Une vie sans religion est une vie sans principes et une vie sans principes est un bateau sans gouvernail.» Gandhi
En ce mois de piété, il nous a paru intéressant de donner un éclairage sur la mystique musulmane notamment représentée par le soufisme. En ce XXIe siècle de tous les dangers, la quête spirituelle est devenue ringarde et mieux encore, chaque religion croit détenir la vérité allant même jusqu’à aboutir à un choc des civilisations.
Qu’est-ce que le soufisme?
Les mystiques de l’Islam ont souvent souligné
l’indigence de la raison humaine; ils se plaisent à rappeler que le
terme arabe ´´aql´´ (´´esprit´´, ´´raison´´) signifie étymologiquement
l’entrave, le lien. Un maître syrien du XVIe siècle se livrait ainsi à
un jeu de mots - intraduisible en français - en écrivant que ´´les
juristes musulmans (fuqahâ’) sont prisonniers de leur mental
(bi-’uqûli-him ma’qûlûn)´´. Pour les soufis, il ne s’agit aucunement de
rejeter cet instrument qu’est la raison, mais de lui assigner une place
relative, contingente, face à cet Absolu que le spirituel musulman a
pour but. Pour les soufis, le mystère de l’Unicité divine est
ineffable; il ne sied pas à l’homme de l’évoquer car la perception
qu’il en a est obligatoirement en deçà de la réalité. Un maître de
l’Ecole de Baghdad de la première période disait que le tawhîd à son
stade ultime ´´aveugle le clairvoyant, confond celui qui raisonne et
stupéfait celui qui est sûr de son jugement´´.(1) Le tassawwuf a pour
but de conduire au degré de l’excellence de la foi et du comportement
(al-ihsân) qui, par la purification du coeur, conduirait à la sincérité
spirituelle (ikhlâs), celle par laquelle ´´on connaît´´, par laquelle
´´on voit´´. L’exercice spirituel que les soufis privilégient est le
dhikr (remémoration, souvenir); il s’agit d’une pratique consistant à
évoquer Allah (Dieu) en répétant Son Nom de manière rythmée. Le dikhr
est considéré comme une pratique purificatrice de l’âme. Une autre
pratique régulière est la récitation de poèmes à caractère spirituel,
notamment la louange du Prophète Mohammed (Qsssl).
Un verset du Coran: «Reste en compagnie de ceux qui, matin et soir, invoquent leur Seigneur ne désirant que Son agrément.»
(Coran XVIII; 28) peut s’appliquer aux soufis. Pour les soufis
eux-mêmes, leur voie est reconnue par les quatre écoles juridiques
(madhhab) sunnites, et les quatre fondateurs sont reconnus pour être
eux-mêmes des soufis au sens véritable du mot, c’est-à-dire des saints
et par les chiites comme une expression de la foi islamique. Ibn
Khaldûn et Ghazâlî rappellent par exemple que «Shâfi‘î s’asseyait
devant [le soufi] Shaybân al-Râ‘î, comme un enfant s’accroupit à
l’école coranique, et lui demandait comment il devait faire en telle et
telle affaire.» Dans le soufisme, l’Être suprême est Dieu auquel on
accède - c’est-à-dire accéder à Son agrément - par l’Amour de Lui. La
première phase est donc celle du rejet de la conscience habituelle,
celle des cinq sens, par la recherche d’un état d’´´ivresse´´
spirituelle, parfois assimilé à tort à une sorte d’extase; les soufis
eux-mêmes parlent plutôt d’«extinction» (al-fana’), c’est-à-dire
l’annihilation de l’ego pour parvenir à la conscience de la présence de
l’action de Dieu. Cette première étape réalisée, le soufi doit revenir
au monde extérieur qu’il avait dans un premier temps rejeté; le lexique
des soufis désigne cette phase par différents termes qui correspondent
à autant d’aspects de ce second voyage: al-baqâ, la ´´subsistance ou la
permanence´´, la lucidité (sahw), le retour (rujû’) vers les créatures.
Cette description sommaire a forcément un caractère très schématique:
comme le montre la littérature soufie, ce processus est bien plus
cyclique que linéaire, et l’interprétation des termes du lexique soufi
est par nature ésotérique. Les maîtres soufis distinguent trois phases
dans l’élévation de l’âme vers la connaissance de Dieu: d’abord l’âme
gouvernée par ses passions. Le postulant à l’initiation, qui est
considéré comme étant à ce stade, est appelé mourîd [murîd], (novice;
nouvel adepte; disciple). Vient ensuite le degré de l’âme qui se blâme
elle-même, c’est-à-dire qui cherche à se corriger intérieurement,
l’initié qui parvient à ce stade est appelé salîk (voyageur) itinérant,
allusion au symbolique «voyage intérieur». Puis le troisième et dernier niveau est celui de l’âme apaisée.(1)
Chaque maître du soufisme (shaykh) s’entoure d’un groupe de disciples
et anime une confrérie, ou haqiqa, fondée par un grand maître des
siècles passés. Il possède une méthode pour l’accession à l’unité
divine, et nul ne peut remettre en cause la validité de son
enseignement du moment qu’il se réfère à l’Islam. L’ascension vers Dieu
passe par les exercices pratiqués dans les confréries: veilles (sahar),
jeûnes (siyâm), danses (derviches tourneurs), litanies (dhikr,
littéralement, «rappel»
du nom de Dieu), contrôle respiratoire. Plusieurs soufis furent
victimes de persécutions. Ibn Mansour al Halladj, soufi de Baghdad, fut
crucifié en 922 après un long procès. Louis Massignon rapporte cela
dans un livre remarquable: La Passion d’Al Hallaj. Ibn Taymiyyah et Ibn
Al-Qayyim (XIVe siècle) ont dénoncé les dérives du soufisme, mais ils
avaient non seulement de l’estime pour certains soufis qu’ils jugeaient
conformes à l’orthodoxie, tels que Al-Junayd, mais plusieurs sources
attestent qu’ils étaient eux-mêmes rattachés au cheikh soufi Abd al
Qadir al-Jilani. L’école rationaliste et réformiste de Muhammad Abduh
et de Mohammed Rachid Rida s’opposait au soufisme, considéré comme une
des principales raisons de la décadence des musulmans, par son supposé
encouragement du fatalisme et de l’inertie.(1)
L’Histoire ne trouve trace des premiers groupes de soufis qu’à Koufa et
Bassorah à partir du VIIIe siècle de l’ère chrétienne, puis à Baghdad
au IXe siècle. Les XIIe siècle et XIIIe siècle marquent pour le
soufisme le passage à une structuration et une organisation beaucoup
plus formelles: c’est ce qu’on appelle les confréries (turuq, pluriel
de tarîqa). Les exemples d’islamisation de l’Afrique de l’Ouest par la
Tidjaniyya et la Qâdiriyya, ou de la résistance menée contre les Russes
aux XIXe siècle et XXe siècle par une population musulmane
majoritairement rattachée à la Naqshbandiyya le montrent abondamment.
La Shâdhiliyya, fondée au XIIIe siècle, est une confrérie d’origine
maghrébine qui s’est diffusée à partir de l’Égypte dans une grande
partie du monde musulman. La branche ifriqiyenne de la Shâdhiliyya est
notamment représentée par Â’isha al-Mannûbiyya (m. 1267). Le modèle de
sainteté qui se forme dans son hagiographie se rattache à celui du
majdhûb «l’extatique»
dont la pratique est aux marges des normes sociales de l’époque. Le
majdhûb partage avec le cheikh ummî plusieurs traits, comme l’´´état
d’enfance´´. Il est aussi appelé ´´fou de Dieu´´ car sa raison lui a
été ´´ravie´´ (de la racine J-Dh-B) par Dieu, le plus souvent de façon
abrupte. Pour Ibn ’Arabî le vrai majdhûb n’est pas déficient: son
esprit est saisi et retenu (mahbûs) auprès de Dieu et jouit de la
contemplation divine. Ce qui caractérise le majdhûb est son insouciance
des normes sociales et religieuses. Ainsi, un des ´´fous de Dieu´´ qu’a
rencontrés Ibn ’Arabî traite d’aveugle la foule à laquelle il
s’adresse, car celle-ci croit que ce sont des colonnes qui soutiennent
le plafond de la mosquée où ils se trouvent, alors que lui voit, à la
place des piliers, des hommes invoquant Dieu.
Le fait de voir Dieu par l’oeil de la foi et de la certitude nous a
libérés de tout recours à la pensée discursive, disait Abû l-Hasan
al-Shâdhilî (m. 656/1258), La sphère de la sainteté s’étend au-delà du
champ du mental, car elle est fondée sur le dévoilement spirituel
(kashf). Cette dernière phrase a été prononcée par le ´´grand cadi´´
égyptien Zakariyyâ al-Ansârî (m. 926/1520), qui fut lui aussi un soufi.
Elle résume fort bien la position des spirituels de l’Islam sur le
´´rationnel´´; en effet, le but du soufisme n’est-il autre que de
parvenir à la sainteté (walâya)? Le même savant affirme ailleurs que la
connaissance de Dieu passe par la ´´gustation spirituelle´´ (dhawq),
qui efface les arguments de la raison et ceux venant de l’enseignement
transmis (dalâ’il al-’aql wa shawâhid al-naql).
Les soufis distinguent la science acquise (al-’ilm al-kasbî), encore
appelée la science spéculative (al-’ilm al-nazarî), de la science
octroyée par grâce divine (al-’ilm al-wahbî). Pour Ibn ’Arabî, le ’ilm
wahbî est fondamental puisqu’il constitue la modalité de toute
prophétie: al-nubuwwât kullu-hâ ’ulûm wahbiyya, écrit-il. De fait, on
constate qu’à partir du XIIIe siècle grosso modo, le dévoilement
intuitif (kashf), l’inspiration (ilhâm), la ´´vision certaine´´ (yaqîn)
- sont davantage reconnus qu’auparavant comme méthodes d’investigation
des réalités spirituelles. Al-Ghazâlî, précurseur dans ce domaine,
voyait déjà dans la science du dévoilement (’ilm al-mukâshafa) le moyen
d’accéder à la ´´perception sûre et directe´´ (al-’iyân al-ladhî lâ
yushakku fîhi) de ces réalités.(1)
Evoquons deux figures du phare du soufisme. D’abord Rabi’ate el
‘addaouya, une mystique qui fut l’un des premiers mystiques de l’Islam
à avoir dépassé la démarche ascétique pour appeler à l’union parfaite
avec Dieu et la célébrer dans des poèmes d’une brûlante ferveur et ceci
bien avant Hallaj et les maîtres du soufisme Ensuite, Djalaleddinn
Rumi, le fondateur de l´ordre des derviches tourneurs. Il naquit en
1207 à Balkh, (Afghanistan). C’est un mystique, poète, penseur. Rûmî,
l’auteur du Mesnevi, imposant recueil de milliers de vers, célèbre dans
tout le monde arabo-musulman, est connu sous le nom de Mevlana (le
Maître). Rûmî est le fils d’un théologien et maître soufi réputé: Bahâ
od Dîn Wahad (1148-1231), surnommé «sultan des savants»
(Sultân al-’Ulama), dont le livre Ma’ârif fut longtemps le préféré de
Rûmî. En 1227, un disciple de son père Burhân od Dîn Muhaqqîq Tirmidhî
(? - 1240) le rejoignit et devint son maître spirituel pendant neuf ans
avant qu’il n’envoie Rûmî étudier en Alep et à Damas où il rencontra
Muhyî od Dîn Ibn ul ‘Arabî. Tout comme le père de Rûmî, il était membre
de l’ordre Kubrawiyyah. Rûmî ne revint qu’en 1240 à Konya où il se mit
à enseigner la loi canonique. La ferveur mystique qui l´animait était
telle que l´on raconte qu´un jour, tandis qu´il se promenait dans le
bazar de Konya, il entendit, passant par le souk des bijoutiers, la
sonorité cristalline du marteau de l´orfèvre ciselant l´or. À ces
sonorités célestes, son âme «s´envola» et il se mit à tourner
sur lui-même dans une danse extatique, au sein de la foule médusée. Il
est dit que c´est de cet événement que naquit la célèbre danse des
derviches tourneurs. C’est à Konya, en Turquie, qu´il s´éteint en 1273.
Le 6 septembre 2007 l’Unesco a célébré le 800e anniversaire de la
naissance de Rûmî.
Quelques conseils de Roumi: sois comme l’eau courante pour la
générosité et l’assistance. Sois comme le soleil pour l’affection et la
miséricorde. Sois comme la nuit pour la couverture des défauts
d’autrui. Sois comme la mort pour la colère et la nervosité. Sois comme
la terre pour la modestie et l’humilité. Sois comme la mer pour la
tolérance. Parais tel que tu es ou bien sois tel que tu parais. «Je ne distingue pas le parent de l’étranger.»
Si Dieu est infini et que nous sommes des êtres limités, il est
raisonnable de croire que nul d’entre nous ne peut appréhender
complètement Sa nature. «On peut dire que si l’Islam est un corps, le soufisme en est le coeur»,
explique cheikh Khaled Bentounès. il faut considérer le soufisme comme
un style de vie par lequel le croyant, le mourid, voue son existence
entière à réaliser l’unicité avec Dieu. Son moyen le plus imparable
pour cela est le «dhikr», l’évocation permanente de Dieu. Le
soufisme n’est pas un Islambis. Dans certains cercles occidentaux, on
tend à présenter le soufisme comme une alternative à l’Islam avec le
sous-entendu que l’Islam «canonique» est «belliqueux, archaïque et arriéré», alors que le soufisme serait pacifique, tolérant et oecuménique.(2)
La civilisation de la concurrence
Le XXe siècle né dans l’enthousiasme et salué comme
l’aube d’un nouvel âge d’or s’est achevé dans le désabusement convaincu
d’avoir apporté le crime et la misère aux trois quarts de la planète,
ainsi que le désespoir aux générations futures. L’individualisme est
devenu la règle, la prospérité ayant balayé les idéologies, la
consommation a eu raison de l’esprit de liberté. Le libéralisme sauvage
se caractérise par une extension de la vision mercantile à des domaines
non marchands comme la culture, l’art, la religion et la science.
Retournez en tous sens les règles du marché, vous n’y trouverez jamais
celle d’honnêteté, d’honneur, de solidarité, de dévouement sans
lesquelles le lien social se dénoue. Les sociétés occidentales sont
minées de l’intérieur, par des contradictions insurmontables, une
absence complète de repères. L’Occident malade de la croissance,
mortellement atteint pour avoir fait de l’homme un agent géologique qui
ne cesse d’accélérer le désordre est contagieux.
Les sociétés musulmanes devant le vide sidéral proposé par leurs
gouvernants se jettent à corps perdu dans cette civilisation de
l’éphémère. Pendant des siècles, l’homme a visé la maîtrise de la
nature, sans tenter de s’y insérer; saura-t-il à temps s’assurer la
maîtrise de soi? Cette société fondée sur la concurrence et l’anonymat,
fonctionne de telle façon que l’homme y devient un loup pour l’homme.
Devenu un matricule anonyme, informatisé à outrance, ses possibilités
intellectuelles, son potentiel génétique, ses performances physiques
sont les seuls paramètres que lui demande la Société du Web.2. Son
aptitude à la générosité, son amour du prochain, ses interrogations
métaphysiques ou religieuses n’entrent pas en ligne de compte dans son
classement social.
Cette malnutrition spirituelle lui donne les pouvoirs d’un Géant pour
satisfaire les besoins d’un nain pervers. En définitive, on constate
que la foi s’est refroidie en rites et en mythes. Comme l’écrit R.
Garaudy: Les sagesses et les prophétismes des trois mondes nous ont
enseigné que l’homme ne devient humain que par une lutte incessante
contre la prétention de son petit «moi»
égoïste à s’ériger en valeur absolue. Le refus du moi individualiste
est déjà dans le dépouillement total des grands visionnaires de l’Inde
et des soufis musulmans. Abou Yazid El Bistami écrit: «Quand le moi s’efface, alors Dieu est son propre miroir en moi».(3)
(*) Ecole nationale polytechnique
1.Amir Akef. Du dépassement de la raison dans le soufisme - vendredi 4 juillet 2008 Oumma.com
2.Mustapha Benfodil. Aux origines de la Tariqa Alawiya, El Watan juillet 2009
3.R.Garaudy. Appels aux vivants. p. 226. Editions du Seuil. 1979
Pr Chems Eddine CHITOUR (*)
Source : L'expressionet le blog http://nadorculture.unblog.fr/g