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6 janvier 2010

Claude Lévi-Strauss, le dernier des Mohicans

La « Pléiade » rend hommage à l’académicien centenaire [né le 28 novembre 1908 à Bruxelles, mort le 30 octobre 2009 à Paris, ndlr]  en publiant le premier volume de ses œuvres complètes. Occasion rêvée de relire son œuvre immense, dont « Tristes tropiques », son livre-phare.

levistrauss (Photo sur http://www.paperblog.fr/1350755/cent-ans-pour-claude-levi-strauss/)

Passées de mode, les « sixties », où intellectuels de gauche, cinéastes, hippies prenaient systématiquement le parti du Peau-Rouge massacré, du fellagha, du Viêt-minh ?...Ne cherche-t-on plus, aujourd’hui, à se « déprendre » de soi ? A s’interroger sur le point de vue de l’Autre ? De l’Irakien, du Chinois, de l’Afghan ?...Tout au contraire (signe de désarroi civilationnel, sans doute), on tente désespérément de se ressourcer, de se ré-enraciner : à La Mecque, à Jérusalem, à Rome et autres sacristies.

Pour se « déprendre », Claude Lévi-Strauss, grand intellectuel français rationaliste et laïc d’origine juive, de la race du moins des Freud et des Spinoza, n’y alla par quatre chemins. A 28 ans, à la fin des années 30, il s’embarqua pour l’autre monde afin d’atteindre, au fond de la jungle brésilienne, « l’extrême de la sauvagerie ». Entreprise conradienne s’il en est ! Cette expérience, il la raconte dans ce livre-phare du XXe siècle (paru en 1955), Tristes tropiques,où, avec toute la subtilité de la langue d’un Proust, il décrit les menus faits et gestes des ultimes tribus vivant en marge des « bienfaits » du monde moderne et de sa culture massifiée.

Car c’est bien là le paradoxe de ce livre que d’y voir un rejeton hyper-raffiné de la grande bourgeoisie juive occidentale, épris de Stravinsky et Mallarmé (dire que des crétins médiatiques ont voulu faire de lui l’apôtre du babacoolisme-multiculturaliste !) entrer en sympathie, et plus qu’en sympathie souvent, avec des Caduveo, des Bororo, des Nambikwara, débris pathétiques d’une civilisation indienne exterminée, vivant cul nu dans la jungle, de chasse et de cueillette. Et c’est avec une délicatesse que lui donne une autre civilisation, elle-même en pleine décadence mercantiliste, la nôtre, qu’il les décrit, rencontre émouvante, souvent cocasse : leur donnant un soir un rouleau de drap rouge, ne les vit-il pas le lendemain tous drapés d’écarlate, hommes, femmes et enfants, et même les chiens et les perroquets à qui on avait confectionné un costume éphémère ?

Loin de moi l’idée d’essayer d’expliquer la pensée si subtile de Lévi-Strauss. J’aimerais au moins faire sentir ce que sa démarche nous a apporté, moins dans la connaissance passionnante des sociétés dites primitives que dans la connaissance de notre société. Grâce à ce retour sur soi que cela nous a permis…Grand écart de la pensée auquel on répugne désormais. Lire lévi-Strauss, du moins ses textes non directement théoriques, est un véritable plaisir même pour les non-initiés : qu’il nous balade à travers jungles en 1938, dans les rues de New York en 1941, aux côtés d’André Breton (Le Regard éloigné) ; ou qu’il nous aide à décrypter la peinture de Poussin (Regarder, écouter, lire) ; quand il ne dénonce pas les errements de l’art contemporain (Le Cru et le Cuit).

Car Lévi-Strauss est (aussi) un grand écrivain. On n’oubliera pas cette scène où il croque, en quelques mots, un chef nambikwara qui emprunte à l’ethnologue un stylo et du papier sur lequel il gribouille, puis qui fait semblant de lire à voix haute, devant sa tribu, ce qu’il a fait semblant d’écrire, tentant de persuader les siens qu’il s’est approprié le savoir de l’homme blanc. C’est Trissotin ! Ainsi Lévi-Strauss débusque-t-il derrière le « particulier » (tel Indien du Mato Grosso) l’universalité des archétypes décrits par Molière. Combien faut-il être de mauvaise fois aussi pour faire accroire que Lévi-Strauss a voulu réduire l’Homme aux défroques folkloriques de ses différentes coutumes, de ses rites.

Les gens qui l’ont attaqué violemment naguère, et qui continuent aujourd’hui, ne sont-ils pas au fond des réincarnations de ce Trissotin nambikwara ? N’ont-ils pas, comme celui-ci, fait semblant de lire, pour dénoncer, dans des semblants de livres, une pensée à laquelle ils ne comprendront jamais rien ? Faisant semblant de lire aussi, les critiques littéraires troussent leurs éloges. Et le public gobe tout…Cette parodie n’est-elle pas une des manifestations de la destruction de notre propre culture qu’a préfigurée celle des cultures indiennes initiée par Cortès et parachevée par le McDO-Coca ?

D’où la constante mélancolie qui émane de la plupart des textes de Lévi-Strauss, proche de celle du Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe. Il compare le pseudo-rationalisme occidental qui a asservi le monde à ce laboureur qui avance, les yeux fixés sur son sillon, incapable par ailleurs de voir ce qu’en même temps il détruit et ce qui, sur les bas-côtés du sillon, s’amoncèle. Ce qui s’amoncèle, ce sont ces rites en voie de disparition que Lévi-Strauss, affrontant moustiques et paludisme, est allé recueillir, auprès de tribus aujourd’hui disparues, ces mots de langues abolies, ces réglementations conjugales, ces interdits – ou ces vieux objets qu’avec André Breton et Max Ernst il aimait chiner chez les antiquaires de NewYork, restes, résidus, épaves d’époques révolues, pieds de lampe, chromos…- qui, si un esprit averti sait les comparer les uns aux autres, forment entre eux système, reconstruisent le style, l’âme, l’être de sociétés, de modes de vie obsolètes.

Lévi-Strauss a du goût aussi pour les vulgaires cailloux et les pierres précieuses, renvoyant par-delà les millénaires, aux temps pré-néolithiques. Car l’homme que décrit Lévi-Strauss n’est pas l’Homme abstrait des « droits de l’Homme » qui s’arroge le droit de détruire les autres espèces, la Nature, le Monde, et de se détruire lui-même, mais un homme concret, inscrit non seulement dans cette quotidienneté de ses mœurs et coutumes qui font – qui sont – la saveur même de la vie (l’art du vin , par exemple, que l’industrialisation détruit), mais aussi dans la temporalité scandée par les saisons que nous impose la nature, et dans la durée immémoriale des temps géologiques.

Lévi-Strauss n’a jamais, comme Foucault, chanté la mort de l’Homme, ni comme Barthes, célébré le naufrage du Sujet cartésien : il a très simplement replacé l’un et l’autre dans le système de signes que constitue leur Temps, et dans la continuité infinie d’un monde physique qui exista avant la naissance de l’humanité, et se perpétuera quand celle-ci aura disparu.

Voilà ce que les « sauvages » ont enseigné à Lévi-Strauss, voilà ce que grâce à eux il nous enseigne, et que ne saisissent pas ses critiques qui ne perçoivent, des peuples primitifs ou traditionnels, que des clichés folkloriques, exotiques, relevant de la culture des clubs de vacances. Ce savoir irrationnel des « sauvages », chacun de nous en pressent le mystère dans cette dernière part de « nature » à laquelle il nous est donné de goûter : l’étreinte amoureuse par exemple.

« Faire l’amour, c’est bon », disent les Nambikwara. Claude Lévi-Strauss, dont on peut deviner qu’il est un homme de jouissance, nous convie à partager encore ce savoir (dans les dernières lignes de Tristes tropiques, qu’on ne méditera jamais assez). Il nous y exhorte à interrompre notre « labeur de ruche » (le stress du cadre trop dynamique) et à saisir l’essence de ce qui fut et continue d’être notre espèce, en deçà de la pensée et au-delà de la société : « (…) dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lys ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’une entente involontaire permet d’échanger avec un chat. »

M.S., Bulletin spécial de l’APFRAMRIO (Association brésilienne des professeurs de français), décembre 2009, p.2 et 3.

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Commentaires
L
J'oubliais le portrait cruel par Waugh des membres féminins des ligues de défense des animaux (les Britanniques ont cent ans d'avance dans ce domaine), et c'est là où je voulais en venir : on attend sans doute que le "Paris-Dakar" écrase un panda ou une espèce rare de bisons quelconque pour interdire ce cirque de sous-hommes dégénérés à moto.<br /> <br /> Lévi-Strauss ne l'a certainement pas voulu, mais indirectement il sert d'alibi à ce genre de coutume impérialiste. Je dis "ne l'a certainement pas voulu", car j'imagine qu'on doit trouver des protestations officielles de Lévi-Strauss contre ce rallye macabre, comme Cabu ou Nabe ?
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L
N'aime pas Lévi-Strauss du tout pour ma part, surtout depuis que j'ai vu le vieux sorcier dans un reportage, endossant l'habit vert pour se rendre à une séance de son cercle de grammairiens jansénistes, portant l'air gravissime du pontife laïc en sautoir.<br /> Que l'on donne des leçons aux sauvages comme Hergé, E. Waugh ("Black Mischief"), Céline, ou qu'on prétende en tirer comme Lévi-Strauss, semble mener à la même mélancolie. Dans le cas de Waugh, d'ailleurs, le portrait cruel des Africains est assorti d'un portrait à peine moins cruel des Européens, colons, aventuriers, journalistes.
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