La
« Pléiade » rend hommage à l’académicien centenaire [né le 28 novembre 1908 à Bruxelles, mort le 30 octobre 2009 à Paris, ndlr] en publiant
le premier volume de ses œuvres complètes. Occasion rêvée de relire
son œuvre immense, dont « Tristes tropiques », son livre-phare.
(Photo sur http://www.paperblog.fr/1350755/cent-ans-pour-claude-levi-strauss/)
Passées de
mode, les « sixties », où intellectuels de gauche, cinéastes, hippies
prenaient systématiquement le parti du Peau-Rouge massacré, du fellagha,
du Viêt-minh ?...Ne cherche-t-on plus, aujourd’hui, à se « déprendre »
de soi ? A s’interroger sur le point de vue de l’Autre ? De l’Irakien,
du Chinois, de l’Afghan ?...Tout au contraire (signe de désarroi civilationnel,
sans doute), on tente désespérément de se ressourcer, de se ré-enraciner :
à La Mecque, à Jérusalem, à Rome et autres sacristies.
Pour se « déprendre »,
Claude Lévi-Strauss, grand intellectuel français rationaliste et laïc
d’origine juive, de la race du moins des Freud et des Spinoza, n’y
alla par quatre chemins. A 28 ans, à la fin des années 30, il s’embarqua
pour l’autre monde afin d’atteindre, au fond de la jungle brésilienne,
« l’extrême de la sauvagerie ». Entreprise conradienne s’il en
est ! Cette expérience, il la raconte dans ce livre-phare du XXe siècle
(paru en 1955), Tristes tropiques,où, avec toute la subtilité
de la langue d’un Proust, il décrit les menus faits et gestes des
ultimes tribus vivant en marge des « bienfaits » du monde moderne et
de sa culture massifiée.
Car c’est
bien là le paradoxe de ce livre que d’y voir un rejeton hyper-raffiné
de la grande bourgeoisie juive occidentale, épris de Stravinsky et
Mallarmé (dire que des crétins médiatiques ont voulu faire de lui
l’apôtre du babacoolisme-
Loin de moi
l’idée d’essayer d’expliquer la pensée si subtile de Lévi-Strauss.
J’aimerais au moins faire sentir ce que sa démarche nous a apporté,
moins dans la connaissance passionnante des sociétés dites primitives
que dans la connaissance de notre société. Grâce à ce retour sur
soi que cela nous a permis…Grand écart de la pensée auquel on répugne
désormais. Lire lévi-Strauss, du moins ses textes non directement
théoriques, est un véritable plaisir même pour les non-initiés :
qu’il nous balade à travers jungles en 1938, dans les rues de New
York en 1941, aux côtés d’André Breton (Le Regard
éloigné) ; ou qu’il nous aide à décrypter la peinture de Poussin
(Regarder, écouter, lire) ; quand il ne dénonce pas les errements
de l’art contemporain (Le Cru et le Cuit).
Car Lévi-Strauss
est (aussi) un grand écrivain. On n’oubliera pas cette scène où
il croque, en quelques mots, un chef nambikwara qui emprunte à l’ethnologue
un stylo et du papier sur lequel il gribouille, puis qui fait semblant
de lire à voix haute, devant sa tribu, ce qu’il a fait semblant d’écrire,
tentant de persuader les siens qu’il s’est approprié le savoir
de l’homme blanc. C’est Trissotin ! Ainsi Lévi-Strauss débusque-t-il
derrière le « particulier » (tel Indien du Mato Grosso) l’universalité
des archétypes décrits par Molière. Combien faut-il être de mauvaise
fois aussi pour faire accroire que Lévi-Strauss a voulu réduire l’Homme
aux défroques folkloriques de ses différentes coutumes, de ses rites.
Les gens qui
l’ont attaqué violemment naguère, et qui continuent aujourd’hui,
ne sont-ils pas au fond des réincarnations de ce Trissotin nambikwara ?
N’ont-ils pas, comme celui-ci, fait semblant de lire, pour dénoncer,
dans des semblants de livres, une pensée à laquelle ils ne comprendront
jamais rien ? Faisant semblant de lire aussi, les critiques littéraires
troussent leurs éloges. Et le public gobe tout…Cette parodie n’est-elle
pas une des manifestations de la destruction de notre propre culture
qu’a préfigurée celle des cultures indiennes initiée par Cortès
et parachevée par le McDO-Coca ?
D’où la
constante mélancolie qui émane de la plupart des textes de Lévi-Strauss,
proche de celle du Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe.
Il compare le pseudo-rationalisme occidental qui a asservi le monde
à ce laboureur qui avance, les yeux fixés sur son sillon, incapable
par ailleurs de voir ce qu’en même temps il détruit et ce qui, sur
les bas-côtés du sillon, s’amoncèle. Ce qui s’amoncèle, ce sont
ces rites en voie de disparition que Lévi-Strauss, affrontant moustiques
et paludisme, est allé recueillir, auprès de tribus aujourd’hui
disparues, ces mots de langues abolies, ces réglementations conjugales,
ces interdits – ou ces vieux objets qu’avec André Breton et Max
Ernst il aimait chiner chez les antiquaires de NewYork, restes, résidus,
épaves d’époques révolues, pieds de lampe, chromos…- qui, si
un esprit averti sait les comparer les uns aux autres, forment entre
eux système, reconstruisent le style, l’âme, l’être de sociétés,
de modes de vie obsolètes.
Lévi-Strauss
a du goût aussi pour les vulgaires cailloux et les pierres précieuses,
renvoyant par-delà les millénaires, aux temps pré-néolithiques.
Car l’homme que décrit Lévi-Strauss n’est pas l’Homme abstrait
des « droits de l’Homme » qui s’arroge le droit de détruire les
autres espèces, la Nature, le Monde, et de se détruire lui-même,
mais un homme concret, inscrit non seulement dans cette quotidienneté
de ses mœurs et coutumes qui font – qui sont – la saveur même
de la vie (l’art du vin , par exemple, que l’industrialisation détruit),
mais aussi dans la temporalité scandée par les saisons que nous impose
la nature, et dans la durée immémoriale des temps géologiques.
Lévi-Strauss
n’a jamais, comme Foucault, chanté la mort de l’Homme, ni comme
Barthes, célébré le naufrage du Sujet cartésien : il a très simplement
replacé l’un et l’autre dans le système de signes que constitue
leur Temps, et dans la continuité infinie d’un monde physique qui
exista avant la naissance de l’humanité, et se perpétuera quand
celle-ci aura disparu.
Voilà
ce que les « sauvages » ont enseigné à Lévi-Strauss, voilà ce que
grâce à eux il nous enseigne, et que ne saisissent pas ses critiques
qui ne perçoivent, des peuples primitifs ou traditionnels, que des
clichés folkloriques, exotiques, relevant de la culture des clubs de
vacances. Ce savoir irrationnel des « sauvages », chacun de nous en
pressent le mystère dans cette dernière part de « nature » à laquelle
il nous est donné de goûter : l’étreinte amoureuse par exemple.
« Faire l’amour,
c’est bon », disent les Nambikwara. Claude Lévi-Strauss, dont on
peut deviner qu’il est un homme de jouissance, nous convie à partager
encore ce savoir (dans les dernières lignes de Tristes tropiques,
qu’on ne méditera jamais assez). Il nous y exhorte à interrompre
notre « labeur de ruche » (le stress du cadre trop dynamique) et à
saisir l’essence de ce qui fut et continue d’être notre espèce,
en deçà de la pensée et au-delà de la société : « (…) dans la
contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans
le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lys ;
ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon
réciproque, qu’une entente involontaire permet d’échanger avec
un chat. »
M.S., Bulletin spécial de l’APFRAMRIO (Association brésilienne des professeurs de français), décembre 2009, p.2 et 3.
Que l'on donne des leçons aux sauvages comme Hergé, E. Waugh ("Black Mischief"), Céline, ou qu'on prétende en tirer comme Lévi-Strauss, semble mener à la même mélancolie. Dans le cas de Waugh, d'ailleurs, le portrait cruel des Africains est assorti d'un portrait à peine moins cruel des Européens, colons, aventuriers, journalistes.