« Les nouvelles générations, souvent déçues par une sorte de
monopole étouffant de quelques idéologies officialisées, cherchent volontiers
leurs racines dans ce socialisme d'avant 1848, à la fois réformiste et
libertaire, réaliste et utopique, radical et modéré. « Dans ce socialisme s'enracine toute l'histoire du mouvement
d'émancipation sociale. « Redécouvrir nos propres racines, c'est nous réinventer un
avenir . » Fabien Doyennel évoque ici Flora Tristan, « femme et
révoltée », qui a 15 ans à la naissance de Marx, et ne saura jamais rien de
lui. ET POURTANT! Evoquant les relations de Flora Tristan avec Fourier, Fabien Doyennel
constate dans son héritage spirituel cet environnement temporel, bien que
« Flora Tristan ne prétend pas aux mêmes productions
intellectuelles. » « Son rôle est pratique, concret. « La souffrance du prolétaire, l'oppression de la femme, elle la
ressent dans sa chair: c'est à partir de cette expérience qu'elle agit et
s'exprime. « Socialiste et féministe, elle ne peut être l'un à côté de
l'autre, comme une collection de jolies idées, elle est les deux en même temps,
dans le même temps. » Après son séjour en Angleterre et son évocation de la féministe Mary
Wollstonecraft, dans l'esprit de Flora, le féminisme est un socialisme et
inversement. Elle articule, dit Doyennel, la « mégère » et le
prolétaire: comment de telles femmes peuvent-elles permettre une quelconque
émancipation? « La femme est tout dans la vie de l'ouvrier, car comme mère,
comme amante, comme épouse, comme fille, elle a action sur lui de sa naissance à
sa mort! L'issue infernale de ce cercle de misère, une fois posée, est facile à
trouver: « Elevez la femme et vous élèverez
l'ouvrier. » L'UNION OUVRIERE La solution à ces deux maux joints, elle l'expose dans « l'Union
Ouvrière » en 1843. Pour expliquer et défendre les vues de ce petit livre, elle entamera
un tour de France où elle laissera ses dernières forces pour finalement décéder
à Bordeaux. Flora revient constamment sur cette pensée, c'est l'union de TOUS et
de TOUTES qui constituera le prolétariat comme classe: « Si le femme est la Rédemption de l'homme, celle-ci ne peut rien
sans ce dernier. « Aux ouvriers donc de commencer à traiter leurs femmes comme des
êtres libres. « On ne se libère pas soi sans libérer les autres, les considérer
comme tels. « On ne s'étonnera pas, alors, que l'Union Ouvrière s'entame par
un: « Pourquoi je mentionne les femmes... » L'OUTIL D'UNE AUTO-EMANCIPATION « Bien entendu, Flora ne parle pas de conscience de classe mais
parle bien effectivement de constitution des prolétaires en classe, au sens
matériel, dans l'union et aussi au sens moral, un sens dont elle s'est toujours
montrée soucieuse... « Son problème n'est pas d'apporter aux ouvriers une vérité
préfabriquée, et surtout étrangère à leur expérience réelle et vécue mais bien
de leur apprendre à tirer cette vérité d'eux-mêmes. « Et c'est peut-être là que serait la grande oeuvre de l'Union,
être l'outil d'une auto-émancipation: « Le jour est venu, il faut agir, et c'est à vous seuls qu'il
appartient d'agir dans l'intérêt de votre propre cause... » CE SERA BIENTOT LE MANIFESTE Ainsi, par bien des aspects, précède-t-elle Marx et ce qu'il ne
manquera pas bientôt de dire dans le Manifeste du parti
communiste. Pour Maximilien Rubel, dont nous avons parlé récemment et qui énonce
également pour sa part des idées bien intéressantes, « il est étrange de
voir qu'un problème à ses yeux essentiel pour Marx, celui des partis politiques,
soit généralement négligé par les sociologues et exégètes, marxistes ou
non. « Pour Marx, on le sait, le concept de parti n'est saisissable
que dans le contexte de la société moderne et, comme tel, il est le corrélatif
du concept de classe. « Le fameux passage du Manifeste communiste, où il est question
de « cette organisation des prolétaires en classe, et par là même en parti
politique » demeure donc sibyllin. » L'EMANCIPATION POLITIQUE N'EST PAS LA FIN DE
L'ALIENATION Aussi Maximilien Rubel, pour comprendre l'idée que Marx se faisait du
parti prolétarien, reprend-il le cheminement de sa pensée
politique. « L'émancipation politique ne met pas fin à l'aliénation, les
droits de l'homme n'excluant pas les privilèges de la propriété
privée. « Elle ne fait que réduire l'homme à l'individu égoïste d'une
part, et au citoyen abstrait et moral de l'autre. « Marx exige donc l'absorption du citoyen abstrait par l'individu
dans sa vie empirique, dans son activité, dans ses rapports avec
autui. « C'est l'émancipation humaine qui permet à l'homme, en tant
qu'espèce, d'organiser « ses forces propres » comme force sociale, en
rejetant le pouvoir politique qui lui est extérieur. Rubel précise que ce fut pensé et écrit avant que Marx ne fut devenu
communiste. Il précisera aussi en conséquence qu'en vertu de sa vocation
universelle la révolution prolétarienne est aussi différente des révolutions
antérieures que la classe prolétarienne l'est des autres classes. LE ROLE ET LA PRAXIS DU PARTI PROLETARIEN Une question se pose alors, poursuit Rubel : « Puisque cette
vocation universelle découle naturellement des conditions mêmes dans lesquelles
la société se transforme au cours des phases successives, en fonction des
« forces productives », quels pourraient être le rôle et la praxis du
parti prolétarien qui ne peut échapper à ce déterminisme
social? » « En même temps se pose la question du rôle des
« communistes », que Marx ne considère pas comme un parti ouvrier
différent des autres, mais comme une sorte d'élite intellectuelle ayant acquis
la connaissance et la conscience de l'autonomie et du mouvement réel de la
classe ouvrière. « La disparition du capitalisme étant aussi inévitable que
l'apparition du communisme, la révolution prolétarienne étant aussi nécessaire
historiquement que ses agents, les classes ouvrières, que reste-t-il à faire,
pour des hommes communistes conscients, à partir de cette théorie, de cette
vision du « processus naturel » du développement
historique? LA MATURATION DE LA CONSCIENCE REVOLUTIONNAIRE « Marx semble n'y voir aucune ambiguïté », constate
Rubel. « Ce rôle consiste à accélérer le processus de maturation de la
conscience révolutionnaire des ouvriers et donc des partis
ouvriers. « On comprend dès lors la distinction constamment accentuée par
Marx, du mouvement de classe et la praxis politique, et du rapport de
subordination qu'il établit en affirmant que le mouvement politique des partis
ouvriers n'est que le moyen par lequel le prolétariat réalisera son
émancipation, et par là-même la libération de toute la société... « Pour qui connait la « loi économique du mouvement de la
société bourgeoise », les tâches politiques des partis ouvriers sont
nettement circonscrites. « Dès lors, le concept du parti prolétarien s'éclaire aussi bien
à la lumière de la théorie que du mouvement réel. » LA TACHE HISTORIQUE DE LA CLASSE « Aucun parti ne saurait donc accomplir en son nom propre ce qui
est la tâche « historique » de la classe... « De là encore l'affirmation selon laquelle la paysannerie ne
saurait être une classe et mener une lutte politique propre. « Et de là finalement la formule fréquemment répétée de la
« constitution du prolétariat en classe... » « De même on comprend sa préférence sans cesse affirmée pour les
mouvements spontanés de la classe ouvrière plutôt que pour les tactiques et les
programmes des partis ouvriers. « En fait foi l'axiome transcrit dans les statuts de la Première
Internationale: « L'émancipation de la classe ouvrière ne peut être que
l'oeuvre de la classe ouvrière elle-même. » L'AUTO-CONSTITUTION DE LA CLASSE « Il y a donc, poursuit Rubel, dans le devenir de la classe pour
« elle-même », ce double mouvement, syndical et politique, de
l'auto-constitution dans lequel l'action spontanée des ouvriers est tenue pour
le facteur décisif: « De tous les instruments de production, le plus
grand pouvoir productif, c'est la classe révolutionnaire
elle-même. » « Et voici qui souligne le caractère évolutif du mouvement
ouvrier: «L'organisation des éléments révolutionnaires comme classe suppose
l'existence de toutes les forces productives qui pourraient s'engendrer dans le
sein de la société ancienne... » Rubel indique que cette attitude, Marx la maintiendra constamment au
sein de l'Internationale. Elle explique les batailles contre Bakounine. An
Congrès de La Haye ( 1872 ), il ne dédaignera pas les manoeuvres de couloir pour
obtenir l'expulsion du leader anarchiste. UN MOUVEMENT OUVRIER INTERNATIONAL OUVERT Un mouvement ouvrier international, ouvert, légal, organisé
démocratiquement, donnant place à toutes les tendances, luttant pour l'existence
et la survie quotidienne des ouvriers, c'est-à-dire pour des réformes sociales,
voilà ce que voulait Marx. Bakounine, lui, entendait faire de l'organisation officielle le
paravent des activités toutes clandestines d'une conspiration où il jouerait le
rôle de « spiritus rector ». « Dès 1847, poursuit Rubel, en écrivant que la domination
bourgeoise donnerait au prolétariat, non seulement des armes contre la
bourgeoisie et la bureaucratie prussiennes, mais aussi « une position de
parti reconnu », de parti communiste, il affirmait que le prolétariat se
joindrait à lui pour conquérir les libertés nécessaires à son propre
développement: libertés de la presse, de l'association, représentation réelle,
etc... LE PROLETARIAT A BESOIN DE SON COURAGE « Plus que son pain, écrivait alors Marx, le prolétariat a besoin
de son courage, de sa confiance en soi, de sa fierté et de son esprit
d'indépendance. » En même temps, Engels et Marx tirèrent la conséquence logique de leur
conception de la démocratie: la conquête du pouvoir politique par le
prolétariat, grâce au suffrage universel, objectif qui n'avait rien de
révolutionnaire, puisqu'il ne faisait qu'inaugurer le processus de la révolution
entrevue. CONQUETE DE LA DEMOCRATIE « Dans tous les pays civilisés, poursuit Engels, la démocratie a
pour résultat nécessaire la domination politique du prolétariat, et celle-ci est
la première condition de toutes les mesures communistes. » Nous tenons ici la clé de leur formule du
Manifeste: « conquête de la démocratie. » Se joignant à Engels, Marx précise que cette conquête sera passagère,
« un moment au service de la révolution bourgeoise comme en 1794, tant que
les conditions matérielles ne rendront pas nécessaire l'abolition de la
domination bourgeoise. » LE DESTIN DES HOMMES La précision va beaucoup plus loin puisque Marx ne craint pas
d'évoquer la fatalité historique qui contraint les hommes « de produire
eux-mêmes, dans le cours de leur développement, les conditions matérielles d'une
nouvelle société » (….) aucun effort de l'esprit ou de volonté ne peut les
libérer de ce destin. » Il convient cependant, poursuit Rubel, de considérer quelques-uns des
problèmes qui sont demeurés chez Karl Marx sans réponse d'ensemble: parti
ouvrier, prise et exercice du pouvoir, pouvoir, légalité, violence, parti
« marxiste ». « Sur le premier point, si nous nous en tenons aux seules
sources, nous disons que les problèmes politiques ( préparation à la prise du
pouvoir et prise du pouvoir ) ne pouvaient trouver d'autre solution que
« démocratique » dans l'environnement des institutions bourgeoises,
aussi longtemps, du moins, que ces institutions ont un fonctionnement
normal. « Toutefois les partis ouvriers ont une vocation historique, donc
des tâches particulières. On peut penser que les chances d'une politique
révolutionnaire dans l'enceinte démocratique seraient faibles: les résistances
seraient vaincues par la force. « Le troisième problème est posé à Marx par l'apparition des
partis « marxistes ». « Il voit aussitôt que sa théorie révolutionnaire ne saurait
servir de norme d'action pour la politique de chaque jour et de chaque
pays. « La France dogmatise la théorie; l'Allemagne lassalienne
sectarise le mouvement ouvrier: ce ne sont là que les premiers
symptômes. « Après la mort de Marx, Engels ne ménagera pas ses critiques aux
marxistes de la secte française: il se sentira de plus en plus proche du
mouvement de masse allemand, il entrevoit une victoire proche par des moyens
électoraux; les subvertifs, dit-il, se trouvent fort bien de ce que leur
apportent les moyens légaux. » L'AUTO-EMANCIPATION OUVRIERE De même, au moment de la constitution des partis ouvriers en Allemagne
et en France, Marx et Engels eurent l'occasion d'opposer leurs vues à celles
d'intellectuels qui sous-estimaient les capacités révolutionnaires du
prolétariat, et s'efforçaient de transformer le socialisme en doctrine morale,
pour gagner des partisans dans les « classes instruites et
possédantes: « Rappelant leur activité de presque quarante ans au service de
la lutte des classes, levier de la révolution moderne, ils opposèrent la devise
de l'auto-émancipation à l'attitude de ceux qui, venus des rangs de la
bourgeoisie, prétendaient que la « classe ouvrière par elle-même est
incapable de s'affranchir » et qu'elle doit passer sous la direction de
bourgeois instruits et aisés qui seuls ont l'occasion et le temps de se
familiariser avec les intérêts des ouvriers. » LA SPONTANEITE DU PROLETARIAT Un an plus tard, en formulant le programme du parti ouvrier, Marx
énonça le dernier mot de toute sa pensée politique: « l'appropriation
collective ( des moyens de production ) ne peut sortir que de l'action
révolutionnaire de la classe productive – ou prolétariat – organisée en parti
politique distinct »; « qu'une pareille organisation doit être
poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le
suffrage universel, transformé ainsi d'un instrument de duperie qu'il a été
jusqu'ici, en un instrument d'émancipation. » Si la spontanéité du prolétariat est soulignée avec tant d'énergie,
que pouvaient penser les ouvriers en lutte du rôle de leur propre théorie dans
cette prise de conscience? La réponse est donnée clairement par Engels, après la mort de Marx, au
moment de l'apparition aux Etats-Unis du premier groupe
« marxiste ». Engels s'insurge contre la transformation de la théorie marxienne en
dogme sectaire: « constitution des ouvriers en parti politique
indépendant » certes, mais non pas sur la base d'un dogme
théorique. » LES MASSES ONT BESOIN DE TEMPS ET D'EXPERIENCES « Les masses ont besoin de temps et d'expérience pour se
développer, et elles en ont seulement l'occasion lorsqu'elles ont un mouvement à
elles, quelle qu'en soit la forme, pourvu que ce soit leur mouvement propre et:
« Il n'y a pas de meilleur chemin vers la claire intelligence théorique que
de s'instruire de ses propres erreurs... « L'important, c'est de faire que la classe ouvrière agisse en
tant que classe. « Ceci obtenu, elle trouvera bientôt la bonne
direction. » L'ABOLITION DE TOUT POUVOIR POLITIQUE Aussi, résume Maximilien Rubel, « avec l'abolition du salariat,
l'instauration de la Commune ( des producteurs ) et donc la disparition de tout
pouvoir politique, naît « l'association où le libre épanouissement de
l'individu est la condition du libre épanouissement de tous. » ( Manifeste
communiste
Michel Peyret, 11/01/2010