Contribution au débat sur les retraites
Michel Peyret
20 février 2010
Dans ce débat d'une
extrême importance, et comme d'ailleurs sur d'autres thèmes, on entend un peu
tout et n'importe quoi.
Ce qui domine
cependant, c'est le rêve impossible d'un retour à un passé révolu aussi
conséquent qu'il ait pu être par ses conquêtes pour le mouvement populaire.
Dans le langage
courant, on dit que l'histoire ne repasse pas les plats.
Depuis l'antiquité,
on sait que l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
Oui, beaucoup d'eau
est passée sous les ponts ces 65 dernières années.
Oui, notre société a
beaucoup changé depuis, va changer encore, des innovations n'ont pas encore
produit tous leurs effets, qui sont déjà pourtant considérables, et d'autres
innovations vont intervenir.
Pour donner à penser ces temps
nouveaux, je propose à chacun de lire un des derniers textes de André Gorz..
Il est daté.
Ce ne peut être
un « texte sacré » et je ne partage pas nécessairement tout ce qui peut y
être dit.
Il y a pourtant
beaucoup de réalités indiscutables et dont la prise de conscience me semble
indispensable.
Réalités
indiscutables mais qui doivent faire débattre.
Bonne lecture.
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"La sortie du capitalisme a déjà commencé"
Lundi 7 janvier 2008
par André Gorz
La question de la sortie du capitalisme n’a jamais
été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une
radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une
limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait
un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories
fondamentales : le travail, la valeur, le capital.
La crise du système se manifeste au niveau
macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique
principalement par un bouleversement techno-scientifique qui introduit une
rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la
base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire.
J’essaierai d’analyser cette crise d’abord sous
l’angle macro-économique [1], ensuite dans ses effets sur le fonctionnement et
la gestion des entreprises [2].
[1] L’informatisation et la robotisation ont permis
de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités
décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de
diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail
pour une production donnée diminue, plus le valeur produite par travailleur -
sa productivité - doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne
diminue pas.
On a donc cet apparent paradoxe que plus la
productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le
volume de profit ne diminue. La course à la productivité tend ainsi à
s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les
personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer.
Le système évolue vers une limite interne où la production
et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables.
Les chiffres attestent que cette limite est
atteinte. L’accumulation productive du capital productif ne cesse de régresser.
Aux États-Unis, les 500 firmes de l’indice Standard & Poor’s disposent de
631 milliards de réserves liquides ; la moitié des bénéfices des entreprises
américaines provient d’opérations sur les marchés financiers. En France,
l’investissement productif des entreprises du CAC 40 n’augmente pas même quand
leurs bénéfices explosent.
La production n’étant plus capable de valoriser
l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la
forme de capital financier.
Une industrie financière se constitue qui ne cesse
d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre
que diverses formes d’argent. L’argent lui-même est la seule marchandise que
l’industrie financière produit par des opérations de plus en plus hasardeuses
et de moins en moins maîtrisables sur les marchés financiers.
La masse de capital que l’industrie financière
draine et gère dépasse de loin la masse de capital que valorise l’économie
réelle (le total des actifs financiers représente 160 000 milliards de dollars,
soit trois à quatre fois le PIB mondial).
La "valeur" de ce capital est purement
fictive : elle repose en grande partie sur l’endettement et le "good
will", c’est-à-dire sur des anticipations : la Bourse
Les cours de Bourse se gonflent de capitaux et de
leurs plus-values futurs et les ménages se trouvent incités par les banques à
acheter (entre autres) des actions et des certificats d’investissement
immobilier, à accélérer ainsi la hausse des cours, à emprunter à leur banque
des sommes croissantes à mesure qu’augmente leur capital fictif boursier.
La capitalisation des anticipations de profit et de croissance entretien
l’endettement croissant, alimente l’économie en liquidités dues au recyclage
bancaire de plus-value fictives, et permet aux États-Unis une "croissance
économique" qui, fondée sur l’endettement intérieur et extérieur, est de
loin le moteur principal de la croissance mondiale (y compris de la croissance
chinoise).
L’économie réelle devient un appendice des bulles
spéculatives entretenues par l’industrie financière. Jusqu’au moment,
inévitable, où les bulles éclatent, entraînent les banques dans des faillites
en chaîne, menaçant le système mondial de crédit d’effondrement, l’économie
réelle d’une dépression sévère et prolongée (la dépression japonaise dure
depuis bientôt quinze ans) .
On a beau accuser le spéculation, les paradis
fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière (en
particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d’effondrement qui
pèse sur l’économie mondiale n’est pas due au manque de contrôle ; elle est due
à l’incapacité du capitalisme de se reproduire.
Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases
fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie
d’imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que
l’industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses
gigantesque d’actifs financiers et la faillite du système bancaire.
La "restructuration écologique" ne peut
qu’aggraver la crise du système. Il est impossible d’éviter une catastrophe
climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique
qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB
mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d’ici à l’an 2050. Or selon le
rapport du Conseil sur le climat de l’ONU, les émissions de CO2 devront
diminuer de 85% jusqu’à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C
La décroissance est donc un impératif de survie.
Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre
civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne
pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations
autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie
du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare.
La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la
cadence à laquelle elle va s’opérer.
La forme barbare nous est déjà familière. Elle
prévaut dans plusieurs régions d’Afrique, dominées par des chefs de guerre, par
le pillage des ruines de la modernité, les massacres et trafics d’êtres
humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient
des récits d’anticipation.
Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en
revanche, n’est que très rarement envisagée. L’évocation de la catastrophe
climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire
"changement de mentalité", mais la nature de ce changement, ses
conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier
l’imagination.
Envisager une autre économie, d’autres rapports
sociaux, d’autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour
"irréaliste", comme si la société de la marchandise, du salariat et
de l’argent était indépassable.
En réalité une foule d’indices convergents suggèrent que ce dépassement
est déjà amorcé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme
dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les
pratiques qui en annoncent la possibilité.
[2] Le capitalisme doit son expansion et sa
domination au pouvoir qu’il a pris en l’espace d’un siècle sur la production et
la consommation à la fois.
En dépossédant d’abord les ouvriers de leurs moyens
de travail et de leurs produits, il s’est assuré progressivement le monopole
des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En
spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations,
il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital.
Toute appropriation des moyens de production par les
producteurs en devenait impossible.
En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et
la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de
l’offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions
et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les
goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire
leurs besoins.
C’est ce pouvoir que la révolution informationnelle
commence de fissurer.
Dans un premier temps, l’informatisation a eu pour
but de réduire les coûts de production.
Pour éviter que cette réduction des coûts entraîne une baisse
correspondante du prix des marchandises, il fallait, dans toute la mesure du
possible, soustraire celles-ci aux lois du marché.
Cette soustraction consiste à conférer aux
marchandises des qualités incomparables grâce auxquelles elles paraissent sans
équivalent et cessent par conséquent d’apparaître comme de simples
marchandises.
La valeur commerciale (le prix) des produits devait
donc dépendre davantage de leurs qualités immatérielles non mesurables que de
leur utilité (valeur d’usage) substantielle.
Ces qualités immatérielles - le style, la nouveauté
le prestige de la marque, le rareté ou "exclusivité" - devaient
conférer aux produits un statut comparable à celui des oeuvres d’art :
celles-ci ont une valeur intrinsèque, il n’existe aucun étalon permettant
d’établir entre elles un rapport d’équivalence ou "juste prix".
Ce ne sont donc pas de vraies marchandises. Leur
prix dépend de leur rareté, de la réputation du créateur, du désir de
l’acheteur éventuel. Les qualités immatérielles incomparables procurent à la
firme productrice l’équivalent d’un monopole et la possibilité de s’assurer une rente de nouveauté, de rareté,
d’exclusivité.
Cette rente masque, compense et souvent surcompense
la diminution de la valeur au sens économique que la baisse des coûts de
production entraîne pour les produits en tant que marchandises par essence
échangeable entre elles selon leur rapport d’équivalence.
Du point de vue économique, l’innovation ne crée
donc pas de valeur ; elle est le moyen de créer de la rareté source de rente et
d’obtenir un surprix au détriment des produits concurrents.
La part de la rente dans le prix d’une marchandise
peut être dix, vingt ou cinquante fois plus grand que son coût de revient, et
cela ne vaut pas seulement pour les articles de luxe ; cela vaut aussi bien
pour des articles d’usage courant comme les baskets, T-shirts, portables,
disques, jeans etc.
Or la
rente n’est pas de même nature que le profit : elle ne correspond pas à la
création d’un surcroît de valeur, d’une plus-value. Elle redistribue la masse
totale de le valeur au profit des entreprises rentières et aux dépends des
autres ; elle n’augmente pas cette masse [1].
Lorsque
l’accroissement de la rente devient le but déterminent de la politique des
firmes - plus important que le profit qui, lui, se heurte à le limite interne
indiquée plus haut - la concurrence entre les firmes porte avant tout sur leur
capacité et rapidité d’innovation.
C’est d’elle que dépend avant tout la grandeur de leur rente. Elles
cherchent donc a se surpasser dans le lancement de nouveaux produits ou modèles
ou styles, par l’originalité du design, par l’inventivité de leurs campagnes de
marketing, par la "personnalisation" des produits.
L’accélération de l’obsolescence, qui va de pair
avec la diminution de la durabilité des produits et de la possibilité de les
réparer, devient le moyen décisif d’augmenter le volume des ventes.
Elle oblige les firmes à inventer continuellement
des besoins et des désirs nouveaux , à conférer aux marchandises une valeur
symbolique, sociale, érotique, à diffuser une "culture de la
consommation" qui mise sur l’individualisation, la singularisation, la
rivalité, la jalousie, bref sur ce que j’ai appelé ailleurs la
"socialisation antisociale".
Tout s’oppose dans ce système à l’autonomie des
individus ; à leur capacité de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à
leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les
gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que
producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant - de ce que
Jacques Delors appelait une "abondance frugale".
De toute évidence, la rupture avec la tendance au
"produire plus, consommer plus" et la redéfinition autonome d’un
modèle de vie visant à faire plus et mieux avec moins, suppose la rupture avec
une civilisation où on ne produit rien de ce qu’on consomme et ne consomme rien
de ce qu’on produit ; où producteurs et consommateurs sont séparés et où chacun
s’oppose à lui-même en tant qu’il est toujours l’un et l’autre à la fois ; où
tous les besoins et tous les désirs sont rebattus sur le besoin de gagner de
l’argent et le désir de gagner plus ; où la possibilité de l’autoproduction
pour l’autoconsommation semble hors de portée et ridiculement archaïque - à
tort.
Et pourtant : la "dictature sur les
besoins" perd de sa force. L’emprise que les firmes exercent sur les
consommateurs devient plus fragile en dépit de l’explosion des dépenses pour le
marketing et la publicité.
La tendance à l’autoproduction regagne du terrain en
raison du poids croissant qu’ont les contenus immatériels dans la nature des
marchandises. Le monopole de l’offre échappe petit à petit au capital.
Il n’était pas difficile de privatiser et de
monopoliser des contenus immatériels aussi longtemps que connaissances, idées,
concepts mis en oeuvre dans la production et dans la conception des
marchandises étaient définis en fonction de machines et d’articles dans
lesquels ils étaient incorporés en vue d’un usage précis.
Machines et articles pouvaient être brevetés et la
position de monopole protégée. La propriété privée de connaissances et de
concepts était rendue possible par le fait qu’ils étaient inséparables des
objets qui les matérialisaient. Ils étaient une composante du capital fixe.
Mais tout change quand les contenus immatériels ne
sont plus inséparables des produits qui les contiennent ni même des personnes
qui les détiennent ; quand ils accèdent a une existence indépendante de toute
utilisation particulière et qu’ils sont susceptibles, traduits en logiciels,
d’être reproduits en quantités illimitées pour un coût infime.
Ils peuvent alors devenir un bien abondant qui, par
sa disponibilité illimitée, perd toute valeur d’échange et tombe dans le
domaine public comme bien commun gratuit - à moins qu’on ne
réussisse à l’en empêcher en en interdisant l’accès et l’usage illimités
auxquels il se prête.
Le problème
auquel se heurte "l’économie de la connaissance" provient du fait que
la dimension immatérielle dont dépend le rentabilité des marchandises n’est
pas, à l’âge de l’informatique, de la même nature que ces dernières : elle
n’est la propriété privée ni des entreprises ni des collaborateurs de celles-ci
; elle n’est pas de par sa nature privatisable et ne peut par conséquent
devenir une vraie marchandise.
Elle peut seulement être déguisée en propriété
privée et marchandise en réservant son usage exclusif par des artifices
juridiques ou techniques (codes d’accès secrets). Ce déguisement ne change
cependant rien à la réalité de bien commun du bien ainsi déguisé : il reste une
non-marchandise non vendable dont l’accès et l’usage libres sont interdits
parce qu’ils demeurent toujours possibles, parce que le guettent les
"copies illicites", les "imitations", les usages interdits.
Le soi-disant propriétaire lui-même ne peut les
vendre c’est-à-dire en transférer la propriété privée à un autre, comme il le
ferait pour une vraie marchandise ; il ne peut vendre qu’un droit d’accès ou
d’usage "sous licence".
L’économie de la connaissance se donne ainsi pour
base une richesse ayant vocation d’être un bien commun, et les brevets et
copyrights censés le privatiser n’y changent rien ; l’aire de la gratuité
s’étend irrésistiblement.
L’informatique et internet minent le règne de la
marchandise à sa base.
Tout ce qui est traduisible en langage numérique et
reproductible, communicable sans frais tend irrésistiblement à devenir un bien
commun, voire un bien commun universel quand il est accessible à tous et
utilisable par tous.
N’importe qui peut reproduire avec son ordinateur
des contenus immatériels comme le design, les plans de construction ou de
montage, les formules et équations chimiques ; inventer ses propres styles et
formes ; imprimer des textes, graver des disques, reproduire des tableaux.
Plus de 200 millions de références sont actuellement
accessibles sous licence "créative commons".
Au Brésil, où l’industrie du disque commercialise 15
nouveaux CD par an, les jeunes des favelas en gravent 80 par semaine et les
diffusent dans la rue. Les trois quarts des ordinateurs produits en 2004
étaient autoproduits dans les favelas avec les composants de matériels mis au
rebut. Le gouvernement soutient les coopératives et groupements informels
d’autoproduction pour l’auto approvisionnement.
Claudio Prado, qui dirige le département de la
culture numérique au ministère de la
Culture
L’autoproduction des ordinateurs par exemple a été
officiellement soutenue : il s’agit de favoriser "l’appropriation des
technologies par les usagers dans un but de transformation sociale".
La prochaine étape sera logiquement l’autoproduction
de moyens de production. J’y reviendrai encore.
Ce qui importe pour le moment, c’est que la
principale force productive et la principale source de rentes tombent
progressivement dans le domaine public et tendent vers la gratuité ; que la
propriété privée des moyens de production et donc le monopole de l’offre
deviennent progressivement impossibles ; que par conséquent l’emprise du
capital sur la consommation se relâche et que celle-ci peut tendre à
s’émanciper de l’offre marchande.
Il s’agit là d’une rupture qui mine le capitalisme à
sa base. La lutte engagée entre les "logiciels propriétaires" et les
"logiciels libres" (libre, "free", est aussi l’équivalent
anglais de "gratuit") a été le coup d’envoi du conflit central de
l’époque.
Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la
marchandisation de richesses premières - la terre, les semences, le génome, les
biens culturels, les savoirs et compétences communs, constitutifs de la culture
du quotidien et qui sont les préalables de l’existence d’une société.
De la tournure que prendra cette lutte dépend la forme civilisée ou
barbare que prendra la sortie du capitalisme.
Cette sortie implique nécessairement que nous nous
émanciperons de l’emprise qu’exerce le capital sur la consommation et de son
monopole des moyens de production.
Elle signifie l’unité rétablie du sujet de la
production et du sujet de la consommation et donc l’autonomie retrouvée dans la
définition de nos besoins et de leur mode de satisfaction.
L’obstacle insurmontable que le capitalisme avait
dressé sur cette voie était la nature même des moyens de production qu’il avait
mis en place : ils constituait une mégamachine dont tous étaient les serviteurs
et qui nous dictait les fins à poursuivre et la vie a mener.
Cette période tire à sa fin. Les moyens
d’autoproduction high-tech rendent la mégamachine industrielle virtuellement
obsolète.
Claudio Prado invoque "l ’appropriation des
technologies" parce que la clé commune de toutes, l’informatique, est
appropriable par tous.
Parce que, comme le demandait Ivan Illich,
"chacun peut [l’]utiliser sans difficulté aussi souvent ou aussi
rarement qu’il le désire... sans que l’usage qu’il en fait empiète sur le
liberté d’autrui d’en faire autant" ; et parce que cet usage (il s’agit de
la définition illichienne des outils conviviaux) "stimule
l’accomplissement personnel" et élargit l’autonomie de tous.
La définition que Pekka Himanen donne de l’Ethique Hacker est très voisine : un mode
de vie qui met au premier rang "les joies de l’amitié, de l’amour, de la
libre coopération et de la créativité personnelle".
Les outils high-tech existants ou en cours de
développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur,
pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable
pourra être produit dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les
activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et
l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de
nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et
techniques d’agriculture, de construction, de médecine etc.
Les ateliers communaux d’autoproduction seront
interconnectés à l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun
leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera producteur
de culture, l’autoproduction un mode d’épanouissement.
Deux circonstances plaident en faveur de ce type de
développement.
La première est qu’il existe beaucoup plus de
compétences, de talents et de créativité que l’économie capitaliste n’en peut
utiliser. Cet excédent de ressources humaines ne peut devenir productif que
dans une économie où la création de richesses n’est pas soumise aux critères de
rentabilité.
La seconde est que "l’emploi est une espèce en
voie d’extinction".
Je ne dis pas que ces transformations radicales se
réaliseront. Je dis seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir
qu’elles se réalisent.
Les moyens en existent ainsi que les gens qui s’y
emploient méthodiquement. Il est probable que ce seront des Sud-Américains ou
des Sud-Africains qui, les premiers, recréeront dans les banlieues déshéritées
des villes européennes les ateliers d’autoproduction de leur favela ou de leur
township d’origine.
André Gorz