Une société de classe ne peut être une société libre, par Michel Peyret
C'est cette citation de Mansoor Hekmat, qui rappelle
ainsi un des
fondamentaux du marxisme que l'on aurait plutôt tendance à oublier,
comme
d'autres d'ailleurs, que j'ai choisie pour titre à un texte qui se
propose de
donner une suite à celui intitulé: "Peu importent les marteaux et les
faucilles. "
Comme le précédent, il vise à voir et à faire
connaître l'élaboration
du Parti communiste-ouvrier d'Iran dans le contexte compliqué des Proche
et
Moyen Orient, terres qui ont de long temps fait partie des territoires
que les
impérialismes se disputaient et se partageaient au gré de leurs propres
intérêts, et pour le plus grand malheur des peuples qu'ils soumettaient,
et avec
des pays tels la Russie, la Chine, le Pakistan, l'Inde,...et Israël,
loin d'être
le plus mal loti en l'occurrence, possédants des arsenaux nucléaires
conséquents. Dans l'introduction à son ouvrage, « Iran, la
révolution
invisible », Thierry Coville, ancien allocataire de recherche à
l'Institut
français de recherche en Iran, met en exergue l'importance stratégique
de l'Iran
qui n'a d'égale que la méconnaissance de ce pays par le reste de la
planète, et
notamment par les pays occidentaux. UN IRAN MECONNU MAIS STRATEGIQUE « S'il apparaît comme occupant une position clé au
Moyen-Orient,
cela tient d'abord à sa situation géographique: il est entouré par les
pays du
golfe Persique au sud, par l'Afghanistan et le Pakistan à l'est, la
Turquie et
l'Irak à l'ouest, et les républiques d'Asie centrale et du Sud-Caucase
au
nord. « Or il aspire au rôle de puissance régionale majeure
dans cet
espace du fait de sa superficie ( près de trois fois celle de la France
), de
son poids démographique ( près de 70 millions d'habitants ), et
économique ( lié
notamment à ses ressources énergétiques ) et, surtout, de son influence
culturelle et de ses liens historiques très anciens avec ses
voisins. « On notera que l'Iran fait souvent figure de
précurseur dans le
monde musulman, comme l'illustre la révolution constitutionnelle de 1906
et la
nationalisation de l'industrie pétrolière par Mossadegh en 1951, ou mené
des
expériences inédites – et jamais répétées – comme la révolution
islamique de
1979. « Par ailleurs, l'Iran est un des principaux
producteurs
pétroliers mondiaux; il dispose des deuxièmes réserves mondiales de gaz,
ainsi
que des ressources en minerais conséquentes et l'importance de sa
population en
fait un marché à fort potentiel. « Enfin, ce pays constitue la voie de passage la plus
sûre et la
plus économique pour exporter le gaz et le pétrole en provenance de la
mer
Caspienne. STRATEGIQUE AUSSI PAR SON HISTOIRE RECENTE « A la suite de la révolution de février 1979, l'Iran
est devenu
une république islamique », poursuit Thierry Coville. « C'est événement a suscité une énorme inquiétude
dans le monde,
notamment dans les pays occidentaux, du fait de la volonté proclamée de
la
République islamique d'exporter la révolution dans la région, au risque
de
déstabiliser une zone essentielle pour les besoins en pétrole de
l'économie
mondiale. « C'est d'ailleurs ce contexte qui a incité Saddam
Hussein à se
lancer dans la première de ses funestes menées, la guerre Iran-Irak, qui
allait
durer 8 ans, 1980-1988. » Thierry Coville oublie de signaler les encouragements
empressés et les
aides en matériel militaire dont a pu bénéficier Saddam Hussein de la
part des
dirigeants occidentaux qui voyaient d'un oeil favorable cet affrontement
dont
ils pensaient qu'il affaiblirait durablement les deux
antagonistes. Thierry Coville poursuit néanmoins en dénonçant la
volonté iranienne
de mêler exportation de la révolution et lutte anti-impérialiste qui
allait
conduire à un affrontement avec les pays occidentaux et, surtout, les
Etats-Unis, avec l'affaire des otages de l'Ambassade américaine à
Téhéran, les
attentats contre les forces américaines et françaises au Liban, la prise
d'otages dans ce même pays, etc... Je laisse bien évidemment la responsabilité de ses
propos à leur
auteur, de même que celle des suivants. ASSOCIER L'IRAN AU TERRORISME Thierry Coville montre que ces évènements vont
conduire à associer
systématiquement l'Iran au terrorisme islamique. « Une telle histoire conduisait, selon lui, à
expliquer aussi
« pourquoi les Etats-Unis continuent de voir l'Iran comme un régime
structurellement dangereux et semblent vouloir, après la crise du
« 11septembre », solder leurs vieux comptes avec ce
pays. « Outre cette dimension stratégique, la révolution
islamisque a
été perçue dans le monde entier comme un événement marquant le retour du
religieux et de l'obscurantisme dans le monde musulman, dont les
répercussions
allaient se faire sentir de l'Afghanistan à l'Algérie. « La tournure prise par la politique étrangère
américaine après
les attentats du 11septembre a encore renforcé ( si besoin était ) le
rôle clé
de l'Iran. « Les guerres en Afghanistan et en Irak ont en effet
conduit à
des tentatives de reconstruction politique de ces deux pays sous égide
américaine. « Or les liens historiques et culturels entre l'Iran
et ses deux
voisins inquiètent profondément les autorités américaines, qui craignent
que la
nouvelle donne ne permette à l'Iran d'étendre son influence. D'IMMENSES PROVOCATIONS « En outre, insiste Thierry Coville, les tensions
irano-américaines ont été amplifiées par le fait que l'Iran a été
désigné par le
président américain George W. Bush, lors de son discours sur l'état de
l'Union
en janvier 2002, comme faisant partie de « l'axe du
mal ». « Les accusations américaines portent sur le soutien
au
terrorisme international ( c'est-à-dire au Hezbollah libanais et aux
groupes
extrémistes palestiniens ), la volonté présumée de l'Iran d'acquérir des
armes
de destruction massives ( à savoir l'arme nucléaire ) et le caractère
dictatorial de son régime. « A ces accusations se sont ajoutèes celles d'avoir
accueilli des
membres d'Al-Qaeda qui fuyaient l'Afghanistan ou de vouloir déstabiliser
l'Afghanistan et surtout l'Irak. « On pourrait croire que les difficultés rencontrées
en Irak
conduiraient les Etats-Unis à adopter une rhétorique moins guerrière à
l'égard
de l'Iran. « Pourtant, début 2005, une enquête d'un journaliste
américain
révélait que des forces spéciales avaient effectué des missions de
reconnaissance dans l'est de l'Iran avec mission de repérer servant à la
construction des armes nucléaires afin de préparer d'éventuelles
attaques
militaires... » Thierry Coville a écrit son livre en 2007. Depuis
bien des faits sont
venus confirmer que la politique des Etats-Unis dans cette région du
monde
n'avait plus rien à voir avec le « grand jeu » traditionnel des
impérialismes mais frôlait le délire, l'inconscience, l'irresponsabilité
dans la
provocation quand se confirmait que Hitler n'était coupable que d'un
« enfantillage » quand l'on comparait « son incendie du
Reichstag » au sort réservé aux tours de New-York. En tout cas, ces agissements de l'impérialisme, leur
perpétuation
jusqu'à nos jours, donnent un relief particulier aux propos de Mansoor
Hekmat
relatifs à la démocratie et à la liberté. L'INSECURITE POLITIQUE ET SOCIALE MONDIALES En juillet 1993, lors d'un entretien pour la revue
International, paru
sous le titre: « Démocratie: conceptions et réalités », il répond à
une question portant sur la fin de la guerre froide et la dissolution du
« Bloc de l'Est » et à l'évocation à ce propos de la « victoire
de la démocratie » qu'ils auraient pu être. « Cette expression fournissait une indication sur les
espoirs
importants des peuples qui pensaient recevoir une récompense à
l'occasion de la
victoire de l'Ouest sur l'Est... « En tout cas, avec cette formule et dans son
sillage, une
fraction des populations paupérisées en Occident, à l'Est et dans le
prétendu
Sud, ont soutenu les nouvelles solutions de la droite et la perspective
d'un
nouvel ordre mondial de l'Occident et des Etats-Unis. « Ces illusions se sont effondrées. « La fin de la guerre froide n'a pas conduit à
l'expansion des
libertés et des droits humains, ni à la paix et l'harmonie
sociales. « Au contraire, tout le monde discute maintenant des
terribles
évènements des trois dernières années, et de l'insécurité politique et
sociale à
l'échelle mondiale... « En ce qui concerne le totalitarisme, c'est-à-dire
le contrôle
du gouvernement sur toutes les interactions politiques et culturelles,
cet
aspect a été en fait renforcé, dans certains régimes, avec l'apparition
des
gouvernements islamiques et l'accroissement du pouvoir officiel de
l'Eglise dans
plusieurs pays... LA DEMOCRATIE N'EST PAS L'ANTITHESE DE L'INJUSTICE ET DU DESPOTISME « En tout cas, la démocratie, si l'on pense qu'elle a
triomphé
aujourd'hui, n'est pas l'antithèse de l'injustice et du
despotisme. « Cela signifie seulement qu'il existe maintenant une
assemblée
nationale de représentants choisis à la suite d'élections générales,
mais pas
nécessairement libres. « C'est certainement préférable à la domination
directe de
l'armée et de la police, parce que même la référence polie de la
bourgeoisie à
une société politiquement et intellectuellement libre offre des
possibilités à
la classe ouvrière, aux plus démunis, à tous ceux qui désirent la
liberté. « Mais ces transformations politiques ne nous
réjouissent pas
pour autant. Les dispositifs essentiels des gouvernements bourgeois dans
les
pays sud-américains, asiatiques et africains, c'est-à-dire
l'interdiction ou la
limitation sérieuse des activités des organisations révolutionnaires et
de la
classe ouvrière; la limitation de la liberté d 'expression, de
l'activité
politique, des droits de s'organiser et de manifester; l'existence d'un
formidable appareil de répression militaire et policier fonctionnant
au-dessus
des lois, d'une justice servile face au gouvernement; le manque de
droits
sociaux et politiques garantis pour les individus, l'usage de la
torture,
l'existence de la peine capitale, et, pour résumer, l'impuissance et la
dépossession des citoyens de leurs droits face au pouvoir d'Etat, sont
demeurés
intacts... POUR LE PEUPLE, PLUTOT LA LIBERTE ET L'EGALITE Mansoor Hekmat poursuit: « Si du point de vue des
démocrates, la situation qui prévaut dans le monde s'appelle la
démocratie, et
bien cela ne me pose pas de problème; mais cela montre que, pour le
peuple, le
problème n'est pas cette démocratie mais, plutôt, la liberté et
l'égalité. « Les chiffres des emprisonnements, des exécutions,
des tortures,
des limitations des libertés et des interactions imposées à divers
secteurs de
la population, sans parler de la pauvreté, des sans-abris, des
déplacements
massifs de population, et de la mort provoquée par la faim ou la
mal-nutrition
simplement au cours de ces dernières années du « triomphe de la
démocratie,
ne nous incitent pas à émettre un jugement favorable sue ce monde qui
vit sous
le règne de la démocratie... » LA LIBERTE EST POUR NOUS UN CONCEPT PIVOT « Dans mon système de pensée, insiste Mansoor Hekmat,
en tant que
révolutionnaire socialiste et marxiste, la démocratie ne constitue pas
un
concept-clé. « Nous préférons parler de liberté. « Et la liberté est pour nous un concept pivot. « Car la démocratie découle d'une conception de
classe
particulière, d'une compréhension spécifique, historiquement déterminée,
du
concept plus large de liberté. « La démocratie est une catégorie grâce à laquelle, à
un certain
moment de l'histoire, une certaine section de la société humaine a
envisagé le
concept plus large de la liberté. LE CARACTERE BOURGEOIS DU CONCEPT DE DEMOCRATIE « Ma conception de la démocratie, ajoute encore
Mansoor Hekmat,
peut donc seulement être une conception objective et historique...Un
marxiste
doit élaborer sa définition en partant de la signification historique et
pratique de la démocratie et de sa fonction sociale... « En fait, durant les deux dernières générations, ce
sont les
classes et les couches opprimées qui se sont battues pour la démocratie,
et se
sont les intellectuels et les mouvements de ces classes opprimées qui
ont défini
et interprété de différentes façon ce concept. « Cela n'ôte rien au caractère bourgeois dans ce
concept. « Bien au contraire, ce terme exprime la domination
de
l'idéologie et de la terminologie bourgeoise sur les luttes pour la
liberté et
la libération de l'humanité. « La société bourgeoise a réussi à substituer au
concept de
liberté et de lutte pour la liberté et de lutte pour la liberté la
notion de
démocratie. « Elle est ainsi parvenue à limiter les aspirations
des classes
dominées dans leur quête de la liberté, et à déterminer la forme finale
de leur
victoire? « En quelque sorte, elle leur a dit: « Combattez pour
la
liberté et, si vous obtenez la victoire, nous vous donnons le Parlement
et le
« pluralisme »... « Cependant le terme de démocratie n'acquiert une
signification
claire que si on lui adjoint des adjectifs: ainsi, tu as la démocratie
« libérale », « populiste », « parlementaire »,
« représentative », « directe », « occidentale »,
etc... LE GOUVERNEMENT DU PEUPLE? Pour Mansoor Hekmat, « la conception de la démocratie
comme
« gouvernement du peuple » a commencé à gagner du terrain au 18ème et
19ème siècle contre la monarchie autocratique et les despotismes fondés
sur la
monarchie et l'Eglise. « Contre les gouvernements existants dont la
légitimité
idéologique et le pouvoir provenaient de sources extérieures au peuple
et à la
société, la bourgeoisie ascendante, les masses populaires, et les
réformateurs
sociaux, ont exigé des « gouvernements du peuple ». « La revendication en elle-même, comme l'ont montré
les luttes
qui se sont déroulées durant les deux siècles suivants jusqu'à
aujourd'hui est
tout à fait ambiguë. « Premièrement, la forme que doit prendre la
participation du
peuple au pouvoir politique et au gouvernement n'est pas claire, et,
deuxièmement, on ne sait pas ce qu'englobe la catégorie de
« peuple »... « Ensuite, et c'est le plus important, il faut noter
que la
démocratie et l'idéologie démocratique ignorent totalement la structure
sociale
et les relations économiques. ET LA STRUCTURE SOCIALE? ET LES RELATIONS ECONOMIQUES? « En d'autres termes, précise Mansoor Hekmat, la
situation
économique existante, le rôle de l'Etat, la position des individus dans
les
rapports de production et dans les rapports de propriété, la division du
peuple
en différentes classes et couches sociales, les institutions politiques
et
administratives existantes, tous ces phénomènes sont considérés comme
allant de
soi pour la démocratie et l'idéologie démocratique. « Le fait d'exiger que le droit de vote ne soit plus
lié à la
possession d'un titre de propriété, par exemple, est considéré comme une
revendication démocratique, alors que l'on ne remet pas en cause la
propriété,
en elle-même et par elle-même, ni la relation des divers secteurs de la
population à la propriété. « On peut, d'un point de vue démocratique, exiger que
les femmes
participent aux opérations de l'armée américaine dans la guerre du
Golfe, ou
protester parce qu'il n'y a pas assez d'officiers d'origine indiennes,
mais par
contre on ne peut critiquer la guerre elle-même ou le rôle de la
CIA. « Le fait de diviser le peuple en shiites, sunnites
et chrétiens,
puis d'exiger, par exemple, que le gouvernement du Liban attribue
attribue une
portion du pouvoir à chacune de ces catégories est considéré comme une
position
démocratique. « Ou encore, la conception de la démocratie au sein
des
entreprise juge « naturelle » la division éternelle entre ouvriers et
patrons – et donc la limitation du pouvoir des syndicats... « Pour résumer, la démocratie et les aspirations
démocratiques
possèdent un contenu objectif commun: à tous les niveaux, elles
présupposent
l'existence des relations sociales capitalistes et la domination
intellectuelle
de la classe bourgeoise./ « Elles exigent donc que l'on étende le fondement
juridique ou
formel du pouvoir politique à une plus grande partie des stratifications
et des
divisions sociales actuelles. « D'un point de vue pratique, la démocratie est une
formule qui
permet à une couche sociale donnée de protester, si elle le souhaite,
contre son
exclusion légale, ou de facto, du processus de décision politique, et
d'exprimer
son désaccord. « Telle est à mon avis la seule caractéristique
commune et
générale à toutes les formes de démocratie. » LA DEMOCRATIE N'EST PAS EN SOI UN REGIME
POLITIQUE Mansoor Hekmat considère que c'est plutôt un
mouvement constant par
lequel les couches exclues luttent pour obtenir des droits semblables
aux autres
par rapport au pouvoir politique. « La nature de la démocratie et de l'idéologie
démocratique
dépend, donc, des couches sociales en question, du genre de société,et
de la
conjoncture politique dans laquelle elles surgissent... « En conclusion, je dirais que nous, les
révolutionnaires
socialistes, avant d'entamer une discussion sur tel préfixe ou suffixe,
nous
sommes très loin d'accepter l'essence commune de toutes ces
conceptions. « Nous n'acceptons pas la base économique du système
existant;
nous ne réduisons pas la question de la libération politique à celle de
la
participation des individus ou des couches sociales au processus légal
de la
formation de l'Etat. « La démocratie, sous ces différentes formes et dans
toutes ses
descriptions, a jusqu'ici été le mécanisme qui a servi à légitimer la
domination
de classe de la bourgeoisie, domination qui, par nature, s'exerce sur le
peuple... « Juchés au-dessus du pouvoir d'Etat et du Parlement,
des cercles
officieux dictent la politique nationale; des procès secrets et des
tribunaux
cautionnent des décisions prises ailleurs; des institutions et des
organes armés
contrôlent les peuples; les médias et les journalistes ont porté l'art
de
l'intimidation, de la provocation, et de l'intox à un niveau de
perfection grâce
à une véritable révolution technique; des nervis de droite, soutenus par
le
gouvernement et liés à la police, veillent à ce que la gauche et les
couches les
plus pauvres ne les gênent pas; et des dizaines d'autres organes et
méthodes ont
transformé les droits humains, les droits de l'individu et la liberté de
choix
en une sinistre plaisanterie dans les sociétés occidentales
elles-mêmes. » Michel Peyret