Lucien Sève, 33ans au PCF: pour un communisme authentiquement renouvelé
J’ai adhéré au Parti communiste français en 1950, j’ai été trente-trois ans
membre de son Comité central (1961-1994) – à elle seule cette durée condamne un
mode d’organisation politique –, j’ai levé le drapeau de la refondation
communiste en 1984, j’ai décidé en avril 2010, au bout d’un quart de siècle de
batailles tous terrains non sans effets mais sans succès marquant, de quitter ce
parti qui aura été le mien durant soixante ans, ayant perdu tout espoir en sa
capacité interne de transformation, et me faisant grief à moi-même de contribuer
à accréditer le contraire en y restant. A moins qu’on me tienne pour sénile,
pareil curriculum doit vouloir dire quelque chose de fort. J'ai essayé de l’expliciter dans plusieurs textes, l’un que j’ai signé
avec nombre de partants comme moi, un autre corédigé avec Roger Martelli, et une
lettre personnelle adressée à des correspondants interrogatifs. Mais bien que
soit de haute importance le retour exigeant sur les raisons qui ont poussé des
centaines de milliers de communistes et en poussent aujourd’hui encore à quitter
ce parti – retour que n’a jamais vraiment entrepris sa direction, manquement
injustifiable –, le plus important est dans l’interrogation prospective
corollaire : partir pour où, partir pour quoi, si du moins, comme c’est mon
cas et celui de tant d’autres, on quitte le PCF non parce qu’on ne se sent plus
communiste mais au contraire parce qu’on constate qu’à y rester on ne peut pas
l’être pleinement et inventivement comme l’exige de façon criante l’état présent
des choses et du monde. Nombre de mes correspondants me demandent à bon droit : tu proposes
quoi ? A cette demande, on est bien entendu enclin à répondre que nul
individu n’est tant soit peu en mesure d’élaborer isolément toute une politique
pertinente, sauf niaise prétention qui d’avance disqualifierait son propos. Mais
la plus légitime des modesties se convertirait en la plus coupable des
irresponsabilités si elle conduisait à se dérober devant cette requête
irrécusable : puisque tu te juges capable de statuer que le PCF n’est plus
sauvable comme tel, consens à nous dire, pour ce que ça peut valoir, comment
quant à toi tu te représentes ce que devrait être et faire une force communiste
organisée efficace dans le présent et potentiellement riche d’avenir. J’accepte
le défi. Plein d’interrogations sur ce que je vais avancer, mais en toute
conviction du moins quant à son sens général, j’entreprends ici de dire pour où
je pars et où je compte me retrouver demain avec ceux et celles qui pour de bon
sont communistes. * * * 1. Pour se donner quelque chance de faire vivre un « communisme
du XXIe siècle », il y a un préalable impératif : tâcher de comprendre
pourquoi celui du XXe siècle est entré à peu près partout en agonie. Or dès ce
premier point le cas du PCF s’avère dramatique : il a cessé de s’interroger
sur son histoire. A la question élémentaire : comment expliquer que le
parti soit tombé à 1,93% lors de la présidentielle de 2007 ?, la direction
n’a jamais apporté l’explication approfondie qu’exige pareille déroute. Si je ne
sais pas clairement ce qui me tue, quel espoir ai-je de survivre ? La
première des dix thèses annoncées est donc celle-ci : dans l’ordre du
travail de pensée, rien n’urge plus que de se demander avec une exigence
chirurgicale pourquoi en somme cette descente aux enfers que rien n’arrête
depuis trente ans – ce que confirme encore le résultat d’ensemble des récentes
élections régionales sérieusement analysé – bien que les successives directions
aient passé leur temps à annoncer la prochaine remontée. Une telle recherche n’a pas à être sommaire – sont par exemple à considérer
des faits partiels de sens contraire : adhésions de jeunes, audience
électorale en hausse dans telle ville ou région, utiles travaux
d’intellectuel-le-s – mais elle se doit de bannir toute complaisance quant à
l’essentiel, regardant froidement comme ils sont les rapports du parti à la
réalité sociale en même temps que son étiage électoral, son état d’organisation,
sa crédibilité politique, son audience culturelle, son image globale. Je
considère pour ma part que tous ces clignotants sont au rouge, ce qui traduit
une fondamentale crise historique à laquelle je vois trois composantes :
carence stratégique, paralysie organisationnelle, allergie au pluralisme – et
comme souvent, trois sont quatre : en fin de compte, sous ces trois drames
mortifères, un facteur commun – sous-activité intellectuelle. 2. Je dis en premier, parce que c’est à tous égards déterminant :
carence stratégique, en entendant par stratégie non pas le seul chemin mais
aussi le but, donc l’ensemble de la visée. En 1976, à son 22e Congrès, le PCF décidait d’« abandonner la dictature
du prolétariat » comme voie d’accès au « socialisme pour la
France ». Décision double sous son allure simple : d’une part était
ainsi confirmé, sans débat, que l’objectif du parti était « le
socialisme », censé conduire au communisme – transition à laquelle la
longue histoire de l’URSS ou de tout autre pays socialiste n’a pas même apporté
un début de vérification historique, ce qui devrait troubler tout marxiste –, et
d’autre part, novation majeure quoique tardive, était rejetée la voie de la
conquête révolutionnaire-violente du pouvoir : le passage au socialisme,
insistait-on, ne peut se faire sans grandes luttes, mais chaque avancée devra
être démocratiquement acquise par un vote majoritaire. Les luttes sociales qu’on
avait en vue devaient construire offensivement les bases de ce qu’on mettait
sous le mot socialisme – en tout premier : des nationalisations
industrielles et bancaires étendues –, mais pareille perspective n’a jamais
atteint à l’hégémonie culturelle nécessaire (la crise mortelle des pays
socialistes aurait dû obliger à une profonde interrogation critique sur l’idée
même de « socialisme pour la France », interrogation qui elle non plus
n’a pas été poussée). C’est le néolibéralisme qui a conquis les esprits, y compris au Parti
socialiste, de sorte que dans un rapport des forces extrêmement dégradé il n’est
plus resté au PCF en fait de stratégie réelle que l’animation de luttes
défensives (contre le démantèlement de la Sécu, le traité de Maastricht, le
CPE…), luttes indispensables mais d’évidence insuffisantes, et les batailles
électorales (au Conseil national du 16 avril encore, le rapport sur les
« pistes de travail » recense tout à fait dans cet esprit « deux
défis » : 1. « Faire grandir les résistances » ; 2.
« 2012 »). Dès les années quatre-vingt toute la vie du parti, du
quotidien des cellules à la solennité des congrès, se met à tourner autour du
calendrier électoral. La stratégie manifeste du PCF est depuis plus d’un quart
de siècle à massive dominante électorale, et cela alors que les terribles
expériences des milieux populaires et de la jeunesse leur ont de plus en plus
rendu évident que, les choses étant ce qu’elles sont, rien de sérieux ne change
ni ne pourra changer ainsi. Avec sa politique effective le PCF, perçu comme formation électoraliste parmi
d’autres mais sans chance d’arriver au pouvoir, ne peut donc plus faire la
preuve populaire qu’il ouvre un avenir crédible. Il peut encore, si on s’y prend
bien, se montrer utile à l’échelle locale, voire régionale ; la très
nécessaire campagne nationale qui s’engage contre la mise à mal des retraites
pourra peut-être éviter une nouvelle baisse de son faible score aux prochaines
élections législatives ; mais qui croit encore qu’avec lui va
« changer le monde » ? Là s’enracine l’implacable décadence
historique du parti : elle tient à mon sens à une fondamentale carence de
pensée innovante en matière de stratégie. Dans sa double teneur : le but
(« le socialisme ») et le chemin (l’enlisement électoral). 3. Je dis ensuite paralysie organisationnelle, qui n’est au fond que
le corollaire de ce qui précède, mais corollaire en lui-même mortel, car il rend
impossible le vitalement nécessaire renouveau stratégique. Il est aujourd’hui de
mode au PCF de récuser toute mise en cause de la « forme-parti » comme
si elle signifiait niaisement refus d’organisation ; on se dispense ainsi
de réfléchir autant qu’elle l’exige à cette question cruciale. L’actuel mode
d’organisation et de vie du parti est l’héritier très affadi mais bien
reconnaissable du modèle conçu par Lénine et révisé par la IIIe Internationale.
Modèle des plus robuste qui assurait la cohérence entre visée stratégique et
pratique organisationnelle en des pays encore peu avancés dans la voie
capitaliste. Le but étant la conquête révolutionnaire-violente du pouvoir pour engager par
en haut la construction du socialisme, le parti devait être l’instrument de la
guerre de classe, un état-major indiscuté y dirigeant des militants disciplinés.
L’essence de ce type d’organisation est sa structure verticale (il y a un sommet
qui dirige et une base qui exécute), qui passe pour exigée aussi bien par les
sévères réalités de la lutte que par la rareté des hautes capacités politiques,
quoi qu’en dise le démagogue basiste. Lénine avait compris que seule fonctionne bien une discipline fondée sur la
conviction librement acquise, de sorte que dans le parti qui fit la révolution
d’Octobre 17 s’entretissaient vraie démocratie de congrès et autorité admise de
la direction. Avec les terribles contraintes de la guerre civile puis le cynisme
fruste de Staline, n’est resté en fait que le diktat du sommet. Dans des pays de
tout autre développement comme le nôtre, où s’imposaient d’autres rapports, on a
introduit maints éléments de démocratie dans le système, on s’est même flatté au
28e Congrès en 1994 d’en finir avec le centralisme, mais la structure
fondamentale n’a en rien changé : il y a toujours un sommet qui dirige et
une base qui exécute (avec de plus en plus de problèmes…). Et elle ne peut pas
changer pour de vrai, car ce mode d’organisation répond seul à la sorte de
stratégie mise en oeuvre, dont rien n’annonce le dépassement : si,
acceptant de s’inscrire pour l’essentiel dans les normes de la politique
institutionnelle, c’est-à-dire de la domination bourgeoise, on centre de fait
toute l’activité du parti sur les élections nationales, on a alors réellement
besoin d’une organisation verticale avec un sommet qui dirige (c’est-à-dire
décide du plan de bataille, arrête le programme, choisit les candidats
marquants, négocie avec les partenaires, oriente la propagande, etc.), et les
« formes démocratiques » qu’on prétend y mettre (par exemple la triste
comédie du « débat démocratique » sur un choix déjà mis en oeuvre de
longue date par la direction) deviennent des insultes à l’intelligence
militante. Ainsi les communistes sont-ils prisonniers d’un système organisé au
rebours même du communisme, et contreproductif par construction en tant
qu’instrument supposé d’émancipation. Stratégie et organisation sont pour l’essentiel une seule et même chose
considérée sous deux angles : dès lors qu’il y a carence stratégique, il y
a paralysie organisationnelle, et réciproquement. Le parti meurt ainsi deux fois. 4. Je dis encore allergie au pluralisme, qui hélas marque aussi bien
la politique unitaire du parti que l’attitude de la direction envers qui la
conteste. L’ouverture vraie au pluralisme a bien sûr une condition : la
confiance en soi que nourrit le succès de l’action étayé sur la vitalité de
pensée, de sorte qu’accepter d’apprendre des autres ne fait pas redouter de se
perdre soimême. Pour ce qui est de la vitalité de pensée, on y viendra au point
suivant. Quant au succès de l’action, les dernières décennies ont vu l’audience
nationale du parti baisser à un tel point – se rappelle-t-on que Jacques Duclos
avait obtenu plus de 21% des voix au premier tour de l’élection présidentielle
en 1969 ? – que toute la nécessaire politique d’union est marquée par la
peur paralysante d’y disparaître. Avoir perdu dans les années 70-80 la
compétition avec François Mitterrand et le Parti socialiste a ancré chez les
dirigeants communistes la hantise du partenaire qu’on aide à grandir et qui vous
marginalise, comme s’il y avait le moindre espoir de remontée dans la crispation
sectaire – le 1,93% de 2007, catastrophe politique prévue que rien pourtant n’a
pu prévenir, en est la preuve définitive. Nécessité absolue faisant loi, l’actuel Front de gauche va bien sûr en
meilleur sens, mais l’histoire vraie des élections régionales, dont les
communistes contestataires ont eu une fois de plus la très directe expérience,
montre que rien n’a disparu des mauvais réflexes. Quant à l’attitude envers qui
ne pense pas comme la direction, alors même qu’on allait répétant « la
diversité est une richesse », vingt-cinq ans d’expérience refondatrice
m’autorisent à dire, évitons tout mot violent, qu’elle n’a guère cessé d’être
consternante. Lorsqu’on a des doutes fondés sur les choix et pratiques de la
direction et des contre-propositions dérangeantes à faire valoir, on est
rarement écouté, jamais entendu, mais de maintes manières – chose que je n’avais
pas perçue avant d’en être venu là – combattu comme un ennemi de l’intérieur. Si
ce qui précède semble excessif, qu’on ait le courage d’organiser l’audition de
quelques-un-e-s parmi des dizaines de milliers qui s’en sont allé-e-s, y compris
tout récemment. Un tel système se rend lui-même sourd et aveugle ; quelle chance a-t-il
alors de perdurer ? On ne manquera pas de faire valoir que, devant notre
départ annoncé, on a des mots aimables pour nous dire de rester. J’en prends
d’autant mieux acte que ce départ ne se fait pas contre des camarades mais
contre le système dont je considère qu’eux-mêmes sont en un sens victimes. Mais
tout de même, mesure-t-on quelle crédulité on attend de ceux à qui on dit :
ne partez pas, nous sommes sur le point de changer vraiment ? C’est ce
qu’on me disait déjà lorsque j’ai quitté le Comité central au 28e Congrès, il y
a seize ans : tout allait changer vraiment dans la vie du parti, on
« abandonnait le centralisme démocratique »… Pour être aujourd’hui crédible en la matière, à tout le moins faudrait-il
avoir largement engagé la critique de ce qui est et la prospective de ce qui
doit être ; or on ne voit ni vraie amorce d’autocritique ni vraie ébauche
de théorisation, au sens exigeant du mot. Au contraire : le congrès d’étape
de mi-juin devant « renouveler la direction », il est bien clair que
la question cardinale recouverte par l’idée même de direction ne sera pas posée.
Rien de décisif par conséquent ne pourra changer. 5. J’ai dit enfin qu’à mes yeux le facteur commun à ces trois drames
mortels est la sousactivité intellectuelle du parti. Il s’agit là de bien autre
chose qu’une prétentieuse querelle d’intello à la direction ; c’est la
capitale question du travail de connaissance et de pensée qu’exige des
communistes la réflexion sur les drames inépuisés du siècle dernier, les menaces
sans pareilles qui s’annoncent en celui-ci, et en même temps les possibles de
tous ordres qui s’esquissent pour un dépassement du capitalisme. Or, sans
vouloir noircir, peut-on ne pas constater le profond reflux de ce travail de
pensée sous ses multiples formes au fil des ans ? Un exemple seulement, mais central : la question stratégique décisive
des rapports entre socialisme et communisme. Il a fallu les plus grands efforts
depuis plus de vingt ans pour que les communistes se réhabituent à l’idée de
communisme totalement occultée sous celle de socialisme, qu’elle cesse d’être
renvoyée à « l’idéal », autrement dit à ce qui n’arrivera jamais, pour
reprendre son statut de visée historique concrète, que soient évoquées les
raisons profondes pour lesquelles Marx était non pas socialiste mais communiste,
que commence à apparaître ce qui dans l’idée de socialisme donne à comprendre
que sous ses deux formes – social-autocrate et social-démocrate – il ait été
disqualifié par l’histoire du siècle dernier, et comment s’impose d’élaborer
aujourd’hui une visée proprement communiste de dépassement du capitalisme –
acquis à mon sens capitaux, néanmoins contestés encore par certains et appelant
d’autant plus entre communistes débats, recherches, appropriation critique. Et voici que le Mouvement des jeunes communistes adopte un texte
d’orientation (l’Humanité du 19 avril) qui fixe pour objectif la construction
d’un « socialisme du XXIe siècle » comme « phase
transitoire » vers « une société d’émancipation individuelle et
collective » (ce que ne serait donc pas le « socialisme » ?)
qu’on évite de nommer communisme… Gravement coupables sont ceux qui ont mis dans
la tête des jeunes communistes d’aujourd’hui cette idée historiquement
indéfendable (jamais nulle part « le socialisme » n’a été ni
d’ailleurs ne pouvait être une transition au communisme, pour des raisons
flagrantes que je n’ai pas la place de réexposer ici) et stratégiquement nocive
(l’urgence est d’avancer vers l’appropriation des avoirs, savoirs et pouvoirs
par les travailleurs et citoyens eux-mêmes, surtout pas vers quelque
confiscation étatique baptisée socialiste). Ainsi non seulement le travail de pensée sur une question de cette importance
n’a pas avancé mais il régresse. Ne doit-on pas hélas généraliser ? Je
n’ignore certes pas que le parti n’a plus le vaste ensemble de moyens – centres
de recherche, revues, éditions… – dont il disposait dans les années 70. Mais
peut-on imputer au manque de moyens la disparition des sessions thématiques de
bon niveau que tenait le CC, l’abandon en tant de domaines du travail théorique
et historique, l’absence désastreuse dans la plupart des grands débats
d’idées ? Le décalage devient spectaculaire entre le foisonnement actuel du
travail sur et avec Marx et la minceur théorique des débats du Conseil national,
à en juger par les comptes rendus qu’en publie Communistes – cette lecture pour
moi très déprimante n’est pas pour peu dans ma décision de départ. Au niveau de
sous-activité intellectuelle où m’apparaît globalement le PCF, je ne vois pas
comment il pourrait mieux résoudre ses criants problèmes stratégiques,
organisationnels et unitaires. 6. Me voici au pied du mur : alors selon moi que faire
maintenant ? La réponse n’est-elle pas largement dessinée en creux dans ce
qui précède ? Le Parti communiste meurt d’être bien trop peu communiste. Et
si on essayait enfin de faire au quotidien de la politique communiste au fort
sens marxien du mot ? Ce qui veut dire concrètement quoi ? Prendre au
sérieux la thèse stratégique fondamentale de Marx : « L’émancipation
des travailleurs sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes. » Thèse trop
avant-gardiste peut-être en l’état où était au XIXe siècle, même dans les pays
les plus avancés, le développement des forces productives et de la culture
populaire, ce qui a conduit à la révolution par en haut et au parti vertical du
feu « socialisme scientifique », dont la défaite historique est
consommée ; mais thèse bien davantage de plainpied avec l’état présent des
choses et des personnes, sans vouloir l’enjoliver. Car en même temps que fait rage le pire capitalisme, son dépassement a déjà
de longue date commencé dans des foules d’initiatives de pertinence et
efficacité variables où le plus souvent hélas le PCF n’est pour rien (des
militants s’y investissent individuellement, mais que fait le parti pour les
épauler ?), de l’essor de l’économie sociale à la critique des médias, de
la bioéthique au commerce équitable, des solidarités courtes à la revalorisation
de l’« idée » communiste, et cent autres choses. En un tout autre sens
que Lénine nous aussi pouvons dire en effet : la crise est mûre. Dans tous
les domaines se multiplient les choses qui ne peuvent plus durer, et partout des
forces modestes tentent de s’y attaquer : mêlons-nous-en ! Et
ajoutons-y notre propre liste des choses qui ne peuvent plus durer, du
management toyotiste d’entreprise au grossissement de ce qu’une juriste réputée
appelle « l’Etat de police ». Mais pas à la vieille façon d’un parti
qui pense par-dessus tout aux élections prochaines, croit traiter les problèmes
par des campagnes de sommet dont l’une chasse l’autre et s’imagine être sur le
terrain en distribuant des tracts à la Défense. A la façon neuve de militants politiques du changement social qui
s’accrochent avec acharnement à tel ou tel chantier de transformation bien
choisi – concrètement utile pour des personnes et fondamentalement subversif
pour le capital –, ne le lâchent plus, y investissent le meilleur de leur
culture marxienne tout en apprenant des autres, y font leurs classes, marquent
des points, essuient des revers, commencent à enraciner une image neuve du
communisme en acte – ici est à bien entendre la leçon des élus de terrain qui
réussissent. Il s’agit en somme d’opérer un fondamental déplacement du centre de gravité
de l’action communiste, en substituant carrément au primat de la politique
institutionnelle celui de ce que j’appellerai la politique sociale –
l’engagement au comptant de l’appropriation sociale par les salariés et citoyens
associés, et ce n’est rien d’autre que cela, le communisme : hommes et
femmes ressaisissant ensemble les puissances sociales, matérielles et
spirituelles, qu’ils créent en vérité eux-mêmes mais que la société de classe
métamorphose en forces aveugles qui les subjuguent et les écrasent – en termes
savants, ça s’appelle l’aliénation. Faire de la politique communiste au quotidien, donc. Le contraire même de la
voie de la facilité : retour direct à la lutte de classes tous terrains,
face à un adversaire dont la puissance multiforme est écrasante – mais qui en
même temps offre des fragilités saisissantes. Le contraire même de la solution
de confort : remise en cause radicale de toute la façon dominante, au PCF
comme ailleurs, de faire de la politique – mais à un moment où la grande
majorité des communistes, y compris, je suis prêt à le parier, parmi ceux qui
restent au parti, sentent intensément qu’il va dans le mur. Ce sera malaisé – qui peut croire aujourd’hui en une issue aisée ? –,
mais exaltant : a-t-on assez discouru sur le « communisme du XXIe
siècle à inventer » ? Eh bien nous y sommes : montrons si nous
sommes à nouveau capables de cette vraie invention stratégique et culturelle qui
fit jadis le Front populaire, formule qu’on reprend hors de contexte aujourd’hui
plutôt que de concevoir celle qui répondra à nos données et visées
présentes. 7. A peine a-t-on cependant esquissé cette nouvelle perspective
qu’affluent les interrogations légitimes – une réflexion stratégique se met en
marche. Pour faire court, n’en mentionnons que trois. Comment s’imaginer qu’on
va s’approprier socialement quoi que ce soit qui compte quand le capital a tout
en mains ? N’est-ce pas utopie de croire qu’on fera bouger tant soit peu le
système global par le simple combat local ? Et déplacer le centre de
gravité à la base, n’est-ce pas en fait déserter le combat au sommet, y compris
l’élection présidentielle, et l’adversaire peut-il rien souhaiter de
mieux ? On ne va pas au fond de grandes questions stratégiques en quelques lignes et
à soi tout seul. Mais là non plus je ne me déroberai pas. Comment engager des
appropriations sociales dans un monde dominé par la propriété privée ?
Objection-type du nostalgique de la révolution par en haut : rien ne
changera tant qu’on n’aura pas d’abord conquis le pouvoir… C’est justement son
long enfermement dans cette vue stratégique que le PCF paie d’un prix
exorbitant. La réponse a été donnée par tous ces mouvements qui n’ont pas
attendu la révolution pour révolutionner les choses (certes, pas tout à fait à
la manière marxiste, mais à qui la faute ?), du féminisme à l’écologie. Le
cas des Verts ne doit-il pas nous faire beaucoup réfléchir ? Quelle chance semblait-il y avoir il y a seulement vingt ans de convaincre à
l’échelle mondiale qu’à vivre comme nous vivons la planète Terre court à sa
perte, et nous avec ? Ils se sont accrochés avec une constance exemplaire
au terrain – le terrain, ce n’est pas qu’en bas, quoique « en bas »
soit indispensable, c’est en même temps « en haut », dans les grands
choix de politique économique ou les grands débats d’idées –, et ils ont réussi
l’improbable, non sans lourde équivoque, certes, ce qui leur a bien facilité les
choses, mais en donnant quand même à tous une forte leçon d’ambition
stratégique. Je dis qu’il nous faut former et pratiquer une ambition de cette
sorte autour du dépassement communiste du capitalisme, et qu’à moins de cela
nous ne serions absolument pas à la hauteur des périls et des possibles du
nouveau siècle. Je dis qu’au lieu de « campagnes nationales » décidées
au sommet (en vérité sommet d’une taupinière), oubliées en peu de mois et dont
jamais n’est même fait le bilan critique, il faut que toute la vie de la
formation communiste soit en permanence structurée par les batailles
appropriatives de long souffle menées sur des foules de terrains divers par des
collectifs locaux durables et formant peu à peu maillage général. Mais comment faire bouger l’énorme global par un combat modestement
local ? Présentation fallacieuse des choses. Passer du primat de la politique
institutionnelle à celui de la « politique sociale » n’est en rien
faire voeu de s’enfermer dans le basisme. Bien entendu il faut parvenir à un
tout autre rapport des forces global ouvrant la voie aux indispensables
transformations par en haut – mesures juridiques, conquêtes législatives,
politiques gouvernementales… Mais comment donc atteindre à pareil rapport des
forces ? La consternante situation d’aujourd’hui ne montre-t-elle pas à
suffisance que nous en rend incapables la stratégie présente ? Un
exemple : grâce aux travaux de Paul Boccara, le parti dispose depuis bien
des années d’un projet de transformation sociale dont l’inspiration communiste
est de haute portée : la sécurité d’emploi et formation pour tous. Comment
comprendre qu’un projet si fort n’ait toujours pas une audience plus
forte ? Une idée comme celle-là fait typiquement partie de celles dont Marx dit
qu’elle deviennent des forces matérielles quand elles s’emparent des masses.
Mais quelle campagne de sommet, forcément bien confidentielle en l’état actuel
de l’audience du parti, pourrait faire qu’elle s’empare des masses ?
Supposons au contraire que des organisations communistes de terrain se soient
depuis des années consacrées entièrement avec esprit de suite à mettre pareil
projet en partage avec les salariés de telle entreprise et tel service, avec à
la clef nombre d’initiatives concrètes, voire de premiers succès partiels :
je mets en fait que la proposition, portée par eux, serait aujourd’hui une force
difficilement contournable sur le plan national. Or il y a par vingtaines des
objectifs de tranformation sociale profonde qu’il importe au premier chef de
traiter ainsi avec esprit de suite et ambition croissante, de la conquête du
droit d’intervention des salariés dans la gestion au révolutionnement du
scandaleux contenu des informations télévisées, en passant par tous les domaines
de la vie sociale, relationnelle, intellectuelle. Je pense que ce qui précède esquisse aussi réponse à la troisième question.
Risque de négliger les grands batailles électorales ? N’est-ce pas bien
plutôt à trop vouloir ne pas les manquer qu’on les a manquées depuis tant
d’années ? Commençons à rendre éclatante, sur le terrain et au jour le
jour, l’utilité nationale spécifique d’une organisation communiste digne de ce
nom, je garantis que même l’élection présidentielle – tant que nous n’aurons pas
pu faire changer la Constitution – cessera d’être pour elle un épouvantail. 8. D’évidence, pareille mutation de stratégie n’est concevable
qu’accolée à un changement fondamental du mode d’organisation. C’est le deuxième
volet capital de la révolution du communisme qu’il est archi-urgent d’engager.
Et pour commencer sur ce sujet, tordons-le cou à une objection éculée :
mettre en cause dans son principe la forme de l’actuel parti communiste dans le
sens où on le fait ici est le contraire même d’un projet liquidateur ;
peuton même faire observer que ce qui est en train de liquider sous nos yeux
l’organisation communiste est justement cette forme-là ? Ce qui est à
l’ordre du jour, c’est précisément une vigoureuse relance de l’invention
organisatrice. Déplacer résolument le centre de gravité de l’activité communiste sur les
terrains de la transformation sociale exige en tout premier une forme
correspondante d’organisation de terrain. Dans le système hérité de la IIIe
Internationale, l’organisation de base – appellation caractéristique d’un parti
vertical – est la cellule. Sa force est d’être locale (tel quartier, telle
entreprise) : elle assure, si du moins elle est vivante, un enracinement
populaire à l’action communiste ; sa faiblesse rédhibitoire est d’être
généraliste : ayant à porter toute la politique du parti, elle ne peut sauf
cas d’espèce atteindre à la haute expérience et compétence sur rien. Ce qui n’est aucunement fortuit : elle a été conçue non pas du tout pour
élaborer mais pour appliquer la ligne conçue et décidée en haut. La cellule est
ce qui rive le PCF à une politique de sommet, jadis tournée vers la révolution
par en haut, aujourd’hui vers l’obsession des élections nationales, image même
de ce qui ne fonctionne plus et dont la plupart ne veulent plus. Avec une
structure de base vouée par construction à l’application indifférenciée de
politiques conçues et décidées loin au-dessus d’elle, comment espérer avoir de
façon suivie des batailles concrètement efficaces, déployer partout une
initiative militante de haut niveau, rendre à nouveau la politique excitante
pour les jeunes, former en nombre des personnalités communistes
rayonnantes ? La nouvelle stratégie ici esquissée exige tout autre chose : la
formation tous azimuts de collectifs thématiques d’initiative, enracinés dans un
territoire géographique ou sociologique à l’échelle d’une section, constitués
par choix militant volontaire, se consacrant dans la durée à une bataille
transformatrice à la fois importante et précise, et entièrement maîtres de leur
activité – orientation, contenus, études, objectifs, modalités. Le ruineux
clivage entre base et sommet est ici dépassé : les collectifs thématiques
d’initiative sont à la fois base et sommet, ils exécutent ce qu’ils élaborent et
décident eux8 mêmes, tirent leçon de leurs succès et échecs et deviennent plus
performants en apprenant. A la verticalité du parti à l’ancienne se substitue
l’horizontalité d’une formation politique de transformation sociale de nouveau
type. De quoi pareils collectifs ont-ils en effet l’évident besoin ? Non pas
de directions prétendant leur dire abstraitement d’en haut quoi et comment
faire, mais d’aides efficaces et qualifiées. Ces aides, ils les cherchent en
premier dans la communication horizontale avec les collectifs communistes
homologues qui à travers le pays (demain peut-être par-delà les frontières…)
mènent bataille transformatrice sur le même objectif : échange
d’informations et d’expériences, croisement des interrogations, mise en commun
de ressources intellectuelles, élaboration d’initiatives communes à l’échelle
régionale et nationale… De vrais réseaux thématiques émergent, interviennent
avec l’autorité acquise dans les affrontements d’idées et débats
institutionnels, donnent corps à l’ambition de dépassement communiste du
capitalisme. Se développant, ces échanges réclament eux-mêmes une organisation supérieure,
laquelle ne renvoie aucunement à une verticalité (la prise d’initiative
responsable par tous rendra patent ce qu’a d’archaïque l’idée de direction) mais
à une centralité, lieu d’incessante activité centralisante-décentralisante. On
aura ainsi des conseils thématiques centraux, forme révolutionnée des anciennes
sections de travail du PCF, et un conseil national élu en congrès permettant de
former la nécessaire vue critique d’ensemble – à l’exclusion catégorique de tout
exécutif, dont le retour porterait contradiction frontale à tout l’esprit de
cette formation inédite. Dans mon imaginaire personnel, cette nouvelle
organisation politique de transformation sociale, esquissée il y a des années,
s’appelle Initiative communiste… 9. Ici aussi, bien entendu, surgissent d’emblée avec véhémence maintes
questions en forme d’objections, auxquelles il va de soi que les seules réponses
probantes seront celles de l’expérimentation collective. Mais ce n’est pas
perdre son temps que commencer à les explorer en pensée. Je me borne ici à trois
questions criantes : comment croire, sauf total utopisme, que puisse tant
soit peu fonctionner et a fortiori réussir dans la société telle qu’elle est une
formation politique sans direction ? Très concrètement par exemple, comment
y régler les divergences de vue qui naissent sans cesse de la complexité des
problèmes et de la diversité des avis ? Plus encore, comment ne pas voir la
structurelle incapacité de pareil système hypothétique à affronter les exigences
de la politique nationale comme telle, alors qu’on affirme ne vouloir négliger
en rien des tâches comme celles de l’élection présidentielle, du travail
parlementaire ou des relations avec les partenaires en France et dans le
monde ? Si vraiment des communistes peuvent juger impensable une formation politique
opératoire sans direction, cela donne une idée crue de ce qu’on a appelé plus
haut sous-activité intellectuelle. Oui ou non, est-on d’accord avec la thèse de
Marx : « L’émancipation des travailleurs sera l’oeuvre des
travailleurs eux-mêmes » ? Le fait est que dans toute sa pratique le
mouvement historique qui s’est intitulé communiste n’en a pas cru Marx : il
a pris à tâche de réaliser lui-même l’émancipation des travailleurs. C’est très
exactement cela qui a fait une fracassante faillite à la fin du siècle
dernier ; et c’est cela même qui fait le fond de l’essentielle différence
entre socialisme et communisme. Ne comprend-on pas qu’il est décisif d’en tirer
l’entière leçon ? Qu’un parti qui se veut celui de l’émancipation générale soit luimême
construit sur le refus de l’émancipation militante – la vie militante aurait
besoin d’être dirigée d’en haut – fait partie de ces aberrations avec lesquelles
on ne peut plus pactiser une fois qu’on en a vraiment pris conscience. Ne
faut-il pas voir enfin en face à quel point de profondeur la culture de
direction communiste est hantée à son corps défendant par de vieux stéréotypes
de classe, et cela alors même qu’en principe le parti se prononce pour la prise
en main de la gestion économico-sociale par les travailleurs ? Son mode
même d’organisation montre à tous qu’il n’y croit pas vraiment. N’y croyant pas
vraiment, il ne travaille pas la question. Or ce travail fait apparaître que la
panique à l’idée d’une formation politique sans direction repose sur une
foncière confusion : ce dont a réellement besoin un combat transformateur
efficace, ce n’est pas la verticalité de pouvoir mais la centralité de
délibération – une centralité toute horizontale qui ne dirige pas mais
coordonne, permettant la mise en cohérence sans engendrer la dépendance. Là
seulement, à mon sens, peut commencer une réflexion organisationnelle de vraie
teneur communiste. Et un congrès qui « renouvelle la direction »,
c’est-à-dire la perpétue, ne peut de ce fait même être un congrès de vrai
renouvellement. Soyons plus concret : sans sommet qui dirige, et à l’occasion tranche,
comment surmonter par exemple les sans cesse renaissantes divergences de vue
tant pratiques que théoriques ? D’une double façon. D’abord par une activité centralisante-décentralisante
vivante, au coeur de laquelle s’effectue un travail de pensée intense en prise
directe sur l’expérience transformatrice : ce qui tient bien trop souvent
lieu de débat communiste jusqu’ici (qu’on relise les comptes rendus de
discussion du Conseil national) est pour l’essentiel l’affrontement statique de
points de vue individuels, alors qu’il y faudrait la dynamique d’une recherche
commune sanctionnée par la pratique. Les centres d’Initiative communiste tels
que je les imagine – centres thématiques, conseil national – fonctionneront non
au pouvoir mais à la conviction et, pour conclure provisoirement, quand il le
faut, au départage majoritaire. Reste alors le problème du point de vue
minoritaire persistant. La nouveauté majeure d’une formation sans direction est
en ce domaine qu’elle lui reconnaît le droit à expérimentation dans son
sens : vous êtes majoritaires, mais je persiste à penser que vous êtes dans
l’erreur, permettez que j’en fasse la preuve pratique, ou que je me convainque
moi-même d’avoir tort. C’est très directement de cela que n’ont jamais pu bénéficier les
refondateurs communistes, et qui a nourri leur conviction que faire du
communisme nouveau n’était décidément possible qu’hors du parti. Mais va-t-on prétendre qu’une organisation de cette sorte permettrait de
traiter valablement les grands problèmes nationaux de la politique
institutionnelle ? La réponse est claire : non. Il y faut
manifestement une forme d’organisation partageant certains traits majeurs avec
l’actuelle forme de tous les partis politiques, PCF inclus, et pour une raison
de fond : la bataille qui se mène dans le système même du pouvoir politique
institué importe inévitablement en ellemême des traits de ce pouvoir – exemple
élémentaire : pour marquer des points au premier tour de l’élection
présidentielle il faut, que cela plaise ou non, produire un candidat, homme ou
femme, qui soit une personnalité médiatique… On touche ici au drame qui s’est noué dans l’histoire du PCF à partir de
1976 : dès lors que, renonçant avec raison à l’ancienne voie
révolutionnaire, parfaitement chimérique dans un pays et un temps comme les
nôtres, il s’est de fait rabattu pour l’essentiel sur les batailles électorales,
toutes les velléités de sortir du vieux moule organisationnel, forme verticale
où un sommet dirige et une base exécute, étaient condamnées par là-même au voeu
pieux (je n’ai jamais oublié ce cri du coeur de Georges Marchais, Secrétaire
général du parti, alors que je proposais cette simple transformation
démocratique : que le Comité central discute et décide lui-même de
l’organigramme de son travail que lui assignait par-dessus sa tête la
direction : « Je veux tout ce qu’on veut, excepté qu’on empêche le
Bureau politique de travailler »…) Dans le schéma ici esquissé, le conseil national met en place un vaste
secteur de travail rassemblant ceux et celles qui militent dans les divers
domaines de la politique institutionnelle, à commencer par les élu-e-s de tout
niveau, secteur qui organise lui-même son activité et ses initiatives en toute
responsabilité, sous deux réserves majeures : l’orientation politique
qu’elle traduit à sa façon dans ses initiatives et ses votations est celle même
que définissent en continu les centres thématiques et le conseil national, non
sans dialogue poussé avec les élu-e-s mêmes ; c’est au conseil national que
revient la ratification des candidatures, leur choix dans les cas les plus
importants. Ainsi y a-t-il là un certain rapport de pouvoir : dérogation
inévitable au principe général, imposée par les règles dominantes du combat
politique (qu’il faut aussi travailler à faire bouger du dedans) ; mais
dérogation circonscrite dont tout le sens est de faire vivre en permanence le
primat stratégique de la « politique sociale » sur l’institutionnelle
et la constante maîtrise des collectifs militants de terrain sur l’activité
générale de leur formation. Cette double révolution – stratégique et organisationnelle – de la force
communiste, de profond effet sur la richesse de son travail de pensée et
l’authenticité de son ouverture au pluralisme, pourrait être cet élément
déclenchant que chacun attend avec angoisse et espoir, dans une situation
politique tournant au cauchemar où pourtant on sent qu’il en faudrait peu, à
condition que ce peu soit dans le mille, pour « mettre le feu à toute la
plaine ». L’enjeu n’est pas seulement – ce qui pourtant serait déjà
beaucoup – de rendre à nouveau largement crédible une composante authentiquement
communiste de la politique française. De façon plus vaste, il s’agit de réussir
ce à quoi ont notoirement échoué jusqu’ici, en même temps que le PCF, toutes les
forces politiques contestataires des rapports dominants, Verts aussi bien que
trotskistes – et Refondation communiste non moins qu’ATTAC : l’invention de
la forme d’organisation et de vie capable de rendre le désir de politique aux
forces populaires et à la jeunesse en conjurant enfin le sempiternel retour à la
cuisine de sommet (qui menacera beaucoup moins s’il n’y a plus de sommet…) –
échec organisationnel qui de façon extrêmement significative a dans ces quatre
cas beaucoup à voir avec la verticalité de pouvoir impliquée par la prégnance du
souci électoral. Imaginons un peu au contraire cette chose très inédite :
une force communiste de culture et de facture intensément nouvelles ouvrant la
voie à une façon de militer libératrice où se préfigure un nouvel ordre social
d’appropriation collective et de dépassement des pouvoirs aliénants… A
l’approche du centenaire d’Octobre 1917, une vraie bifurcation historique en
gestation. 10. Sans vouloir en dire plus qu’il n’est raisonnable dans un texte de
cette nature, reste encore cependant à revenir de manière au moins indicative
sur les questions majeures du pluralisme et de l’unité, dans leur double
dimension : comment avancer vers de possibles retrouvailles de tous les
communistes dans une même formation, et vers la plus étroite coopération
possible de cette formation avec les courants multiples de la gauche
anticapitaliste ? Sur le premier point, il faut regarder les choses en face : quelque
sympathique et même neuf que se veuille l’appel à ne pas s’en aller, les
partants du PCF ne reviendront pas, ayant tous conscience d’avoir longuement
fait une expérience définitive. Il n’y a là ni froideur – se résoudre à quitter
son parti après des dizaines d’années souvent est une dure épreuve personnelle –
ni arrogance – il ne s’agit pas de se prendre individuellement pour meilleur
qu’un autre. Est en cause un constat politique irrécusable : le PCF dit
vouloir évoluer en profondeur, mais sans renoncer à ce qu’on tient ici pour
caractéristique de sa conception stratégique et organisationnelle ; celles
et ceux qui voient là justement ce qui lui interdit toute transformation réelle
ne peuvent dès lors que prendre acte d’une divergence de vues irréductible et en
tirer la conséquence. Une seule chose semble de nature à remettre éventuellement
en cause une séparation de corps dont aucun communiste ne peut se
satisfaire : la leçon de l’expérience à venir. Supposons qu’en fonction de l’expérience les divergences aujourd’hui
irréductibles cessent de l’être : la question d’une « maison
commune » de tous les communistes deviendrait d’actualité. Mais elle le
deviendrait dans un contexte qu’il importe de bien voir : un très grand
nombre de communistes sont aujourd’hui des sans-parti, et ils ne renonceront à
ce statut que pour adhérer à une organisation nouvelle présentant des garanties
convaincantes à leurs yeux de ne pas rééditer les errements par lesquels ils ont
été contraints de quitter le PCF. Ce qui signifie que la seule modalité
envisageable de constitution d’une nouvelle « maison commune » de tous
les communistes est celle d’Assises constituantes préparées selon le principe
d’une complète horizontalité. On peut concevoir par exemple que soit mûrement
élaboré de façon pluraliste un projet de charte servant de fil directeur aux
échanges préparatoires et débats d’assises d’où sortira une nouvelle formation
communiste. Un tel processus serait grandement favorisé par la participation commune de
communistes avec et sans carte à des initiatives transformatrices de terrain,
les uns et les autres envisageant semblablement par hypothèse leurs objectifs et
leurs modalités. Dans cette souhaitable perspective importe le climat général
des rapports entre PCF et communistes sans parti, ce qui implique tout autant la
franchise précise dans l’approche des divergences que la fraternité maintenue
dans des coopérations militantes. L’action commune de terrain est aussi à mon sens la clef de toute perspective
unitaire au plus vaste sens du terme. Tout a déjà été dit sur le drame qu’est
pour la gauche anticapitaliste son morcellement jusqu’ici incoercible, qui lui
interdit de peser notablement sur le rapport des forces politiques. Sous sa
forme électorale, cette évidence est pour beaucoup dans la positive formation du
Front de Gauche. Mais c’est aussi son étroite limite : comment conférer une
vraie crédibilité sociale et par là une vraie dynamique politique à un simple
front électoral, quand s’étend dans les milieux populaires et la jeunesse non
point tant une dépolitisation qu’un désintérêt majeur pour les formes
institutionnelles de la politique tenues pour incapables de répondre aux
urgentes exigences de changement ? Il devient donc nécessaire d’explorer
les conditions et voies de passage du cartel électoral à une plus substantielle
coopération politique, éventuellement à une association organique. Faut-il
tenter d’aller jusqu’à ce dernier terme ? Nous voici de nouveau confrontés
à l’essentielle exigence de concordance entre contenu stratégique et forme
d’organisation. En cette question sur laquelle me semble importer la prudence
expérimentale, je me limiterai ici à dire ce qui m’apparaît valoir comme
principe de choix : la maison commune est indiquée entre résidents désireux
d’en faire même usage, contre-indiquée dans le cas contraire. On peut concevoir
une organisation politique commune à une pluralité de forces partageant la visée
d’une évolution révolutionnaire dépassant le capitalisme, ce qui implique le
partage d’une triple conviction : 1) que si la maîtrise historique du développement des forces productives
humaines est d’importance fondamentale (thèse marxienne qui peut permettre une
vraie entente avec des écologistes), de ce point de vue même est décisif le
dépassement progressivement radical des rapports de production à caractère de
classe (thèse marxienne en litige majeur avec toute une « pensée
verte ») ; 2) que ce dépassement implique, même à laisser ouverte la question très
controversée des régulations marchandes, l’indispensable dépassement de la
régulation dominante par le taux de profit ; 3) et qu’il implique aussi, à laisser ouverte cette autre question vivement
controversée qu’est le dépérissement de l’Etat de classe, à tout le moins le
plus large passage possible dans le contexte existant de la démocratie
délégataire à la démocratie participative. Sur cette base supposée clairement acquise, apparaîtrait envisageable et dès
lors potentiellement bénéfique la constitution d’une force politique fédérative
où une organisation communiste serait associée à d’autres de tradition et de
culture différentes. A défaut d’entente sur une base de cet ordre, vouloir aller jusqu’à la maison
commune me semblerait une erreur susceptible de conduire à de graves
mécomptes : une telle formation ne pourrait en effet manquer de se cliver,
voire d’éclater dans telle ou telle situation mettant à nu ses désaccords de
fond, et ainsi de décevoir à la mesure des grands espoirs unitaires suscités,
déception dont nul ne peut dire d’avance quelles conséquences dramatiques elle
pourrait avoir. D’où à mon sens la haute importance de la connaissance mutuelle
entre partenaires potentiels qui s’acquiert moins en un certain nombre de
discussions de sommet autour d’une table qu’en une foule suivie d’initiatives
communes sur les terrains les plus divers : montre-moi comment tu luttes,
je saurai qui tu es, et jusqu’où donc il est raisonnable d’aller dans la
coopération. * * * Les lettres et messages que m’a valus l’annonce de mon départ du PCF m’ont
demandé pourquoi je pars, pourquoi maintenant, pour où et pour quoi faire ?
Je pense avoir répondu sans faux-fuyant. Pourquoi je pars ? Parce que la
mise en route indispensable et urgente d’un communisme pour notre temps requiert
à mes yeux de façon impérative des mutations stratégiques et organisationnelles
dont sa direction écarte le principe même, et que donc tenter de construire en
ce sens ne peut hélas se faire qu’hors de lui. Pourquoi maintenant ? J’aurais pu et sans doute dû partir en 2007, jugeant impardonnable la faute
politique capitale qui fut alors commise, et qu’avec d’autres j’avais tenté en
vain de prévenir ; les trois ans écoulés depuis lors, où s’est accentuée la
mise à l’écart obstinée de la proposition refondatrice, ont achevé de me
convaincre qu’y rester cautionnait ce que je ne puis admettre ; ne voulant
rien faire qui soit de nature à nuire si peu que ce soit au résultat des
élections régionales, je n’ai passé à l’acte qu’après elles. Et je l’ai fait
publiquement avec d’autres, parce qu’il ne s’agit pas d’une fuite individuelle
sans horizon mais, dans la mesure du possible, d’un nouveau départ solidaire
pour un communisme authentiquement renouvelé. Pour où je pars ? Pour un où qui n’existe pas encore, un où à construire
d’une façon à inventer, même si je considère par exemple qu’une structure fort
modeste telle que Communistes unitaires peut être bien utile pour engager ce qui
doit l’être. Pour faire quoi ? Ce qu’à mes yeux le PCF aurait dû commencer
à faire lui-même il y a bien des années, qu’il ne fait toujours pas, qu’il ne se
prépare même pas vraiment à faire, ce qui scandalise le communiste que je suis
depuis soixante ans. Sans que cela fasse renoncer à l’optimisme de la
volonté. Lucien Sève 30 avril 2010