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7 juillet 2012

L’autobiographie, de l’écran à la classe. Témoignage à propos d’une émission de télévision scolaire

 Jean-Louis Dufays et Luc Collès
Université catholique de Louvain (CRIPEDIS)

Introduction

L’émission de télévision scolaire dont il sera question ici date de 1985. Réalisée par la RTBF sur la base d’un scénario que nous avons cosigné avec Pierre Yerlès, elle est la troisième d’une série qui a été consacrée à différents genres littéraires : le fantastique, le mythe, le conte, la science-fiction, le récit d’énigme criminelle ainsi que la fable, avec La Fontaine comme figure emblématique.

L’époque était alors celle des « vaches maigres » pour la télévision scolaire. C’est dire que nous ne disposions que d’un budget limité et d’une équipe de réalisation réduite. D’où le recours à des images fixes, à des « repiquages » et à un nombre restreint d’interviews.

Pour élaborer le scénario de cette émission, nous nous sommes livrés à certaines compilations. Nous avons d’abord lu bon nombre de livres : des récits de vie, des ouvrages théoriques, des revues didactiques. Nous avons ensuite recherché des documents textuels, sonores et visuels et nous avons enfin sélectionné quatre séquences. Même si la diversité des récits de vie se trouve évoquées, nous avons surtout mis l’accent sur l’autobiographie.

Pour le professeur de français qui veut travailler ce genre littéraire en classe, l’émission peut avoir une fonction d’éveil ou de stimulation. Mais parce qu’il nous paraît préférable, en didactique, de travailler de manière inductive, notamment à partir de textes que nous avons choisis (et que nous avons publiés quatre ans plus tard dans une anthologie de la collection Séquences chez Didier Hatier[1]), nous pensons que le visionnement de cette émission conviendrait mieux au terme d’un parcours, à titre de synthèse. Aussi indiquerons-nous les exercices qui devraient idéalement précéder le visionnement de chacune des séquences.

Ces exercices figuraient déjà à l’époque dans un fascicule que nous avons rédigé pour la RTBF et que celle-ci adressait à ses abonnés[2]. Ils constituaient chaque fois le prolongement d’une réflexion théorique. À partir de 1989, ils ont été repris dans le vadémécum (c’est-à-dire le guide pédagogique) de la collection Séquences, moyennant certains amendements, de manière à s’articu­ler sur les textes de l’anthologie.

Les quatre séquences qui constituent l’émission sont respectivement consacrées au besoin et au plaisir de se raconter, à la littérarité et/ou à l’oralité des récits de vie, au travail de la mémoire à l’œuvre dans de tels récits, et enfin à la quête d’identité que ces récits manifestent, tant du point de vue de leur écriture que de leur lecture. Ce sont donc ces quatre axes que nous allons à présent passer en revue et commenter succinctement.


Séquence 1. Raconter sa vie

Vivre, mourir : pile et face, l’envers et le revers d’une même médaille. Paradoxalement, ce qui caractérise le vivant, c’est qu’il est un être-pour-la-mort. Mais l’homme seul en a conscience. La valeur de la vie est peut-être d’autant plus grande qu’on a conscience de sa fragilité.

Est-ce parce que le récit de vie apparaît comme un combat contre la mort qu’il exerce une telle fascination ?

Il y a chez beaucoup d’entre nous une tendance à se raconter. Multiples sont les occasions que l’on met à profit pour parler de sa vie, pour dévoiler des pans entiers de son intimité. L’approche de la mort constitue un moment privilégié pour une telle rétrospective.

Mais il n’est pas nécessaire d’être au seuil de la mort pour éprouver la nécessité de relater sa vie. En témoignent maintes occasions où, sans le savoir peut-être, nous ne faisons rien d’autre que nous raconter : confessions, thérapies, interrogatoires, témoignages, panégyriques, jubilés…

Interview de Ginette Michaux, professeur à l’UCL, expliquant les causes du plaisir qu’on éprouve à se raconter.

Séquence 2. Du récit littéraire au témoignage oral

Tout le monde est donc à un moment ou l’autre amené à raconter sa vie, ou pour user d’un mot plus savant, à relater son autobiographie. À plus forte raison, les gens dont le métier est d’écrire sont fascinés par l’idée de composer le roman de leur propre vie. Leurs récits présentent d’ailleurs une maîtrise qui n’est pas celle de l’amateur ; c’est pourquoi on a longtemps pu imaginer que seuls les grands écrivains avaient droit au chapitre dans ce domaine. Au demeurant, quand ils se sont attelés à cet exercice, ce ne fut pas sans succès.

Doit-on rappeler que des chefs d’œuvres comme les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, À la recherche du temps perdu de Marcel Proust ou Les Mots de Jean-Paul Sartre sont entre autres des récits de vie ? De même, un Stendhal est presque aussi célèbre pour ses œuvres autobiogra­phiques que pour ses romans. Lorsqu’il écrit en 1836 la Vie de Henry Brulard, il s’agit avant tout pour lui de s’adonner délibérément à l’ivresse du récit de soi.

Extrait de la Vie de Henry Brulard

« Je voyais ce beau lac s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées et leur donnait une physionomie sublime. Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait (…). Que dire d’un tel moment sans tomber dans le roman ? À Rolle (…) commença le temps heureux de ma vie, ce pouvait être le 8 ou le 10 de mai 1800. Le cœur me bat encore en écrivant ceci trente-six ans après. Je quitte mon papier, j’erre dans ma chambre et je reviens à écrire. J’aime mieux manquer quelque trait vrai que de tomber dans l’exécrable défaut de faire de la déclamation comme c’est l’usage ».

Plus près de nous, Simone de Beauvoir manifeste dans ses Mémoires le souci constant et sans doute illusoire de « récupérer » sa vie, d’effectuer pour la postérité une « totalisation », de faire le compte. « Ranimer les souvenirs oubliés, relire, revoir, compléter des connaissances inachevées, combler des lacunes, élucider des points obscurs, rassembler ce qui est épars », bref achever, dans tous les sens du terme, tel est l’objet de son ouvrage au titre sans ambages Tout compte fait.

C’est aussi ce qu’elle a voulu faire pour le compte de Jean-Paul Sartre dans ses Entretiens de 1974, puis dans La Cérémonie des adieux. Annales d’une vieillesse illustre, La Cérémonie des adieux présente la rétrospective d’une vie publique. C’est, au sens fort, une notice chronologique.

Genre littéraire récent, apparu dans le monde occidental depuis deux siècles à peine, l’autobiographie est devenue aujourd’hui très à la mode. Elle constitue désormais une étape presque obligée dans la carrière d’un écrivain. Parmi les ouvrages des dernières années, citons Des clefs et des serrures de Michel Tournier, Enfances de Nathalie Sarraute, L’Amant de Marguerite Duras, Le miroir qui revient d’Alain Robbe-Grillet, Portrait du joueur de Philippe Sollers…

Mais il n’y a pas que les écrivains professionnels qui racontent et diffusent leur autobiographie. Il est possible aujourd’hui à des hommes et des femmes totalement inconnus, ancrés dans une région ou dans un métier, de parler, de se raconter, de se confier, non plus au papier, mais à la bande magnétique. Des écrivains ou des journalistes se chargent ensuite de restituer, dans une langue châtiée mais juste teintée de ce qu’il faut de régionalisme et de particularisme, les souvenirs de ces paysans, de ces artisans, de ces ouvriers.

Ces autobiographies d’origine modeste recueillent aujourd’hui un vif succès auprès du public. Comme l’écrit un critique littéraire, « la mémoire populaire semble être tombée brusquement en odeur de sainteté ».

Les titre de ces autobiographies populaires frappent par leur similitude : parmi les plus connues, citons Grenadou, paysan français ; Toinou, le cri d’un enfant auvergnat ; Gaston Lucas, serrurier ; Mémé Santerre, une vie.

Même volonté d’afficher dès le titre la nature de ces récits-témoignages dans les nombreux ouvrages de Constant Malva, ce mineur belge devenu écrivain : Un ouvrier qui s’ennuie, Un mineur vous parle, Ma nuit au jour le jour, La Nuit dans les yeux.

Début de La Nuit dans les yeux :

« Je suis né au début du siècle, exactement le 9 octobre 1903, d’une famille de mineurs.

Quand je remonte vers mon enfance, jusqu’où le permet ma mémoire, j’y vois surtout de tristes choses : des deuils. D’abord la mort d’un frère cadet – je n’avais pas quatre ans. J’ai peu de souvenirs de mon frère François-Jules que j’appelai plus tard « mon frère qui est mort ». (…)

Je vois aussi une catastrophe minière : le coup de grisou du couchant de flénu, charbonnage situé à quelques centaines de mètres de la maison ; coup de grisou survenu le 19 janvier 1908. J’avais donc quatre ans et trois mois. Je revois l’ambulance, cette sinistre voiture, suivie de la foule éplorée, ramenant une victime dans notre quartier ; j’entends toujours la sœur de charité, agenouillée récitant la prière des morts. Je revois les funérailles : les corps étaient portés à bras d’hommes. J’entends encore mon père, le soir même : « Je suis brisé ! » Il avait été du nombre des porteurs et je pense qu’il devait travailler ce même soir ».

On l’aura compris, l’objectif de ces deux premières séquences de l’émission était, d’une part, de mettre en évidence le caractère essentiel de l’acte autobiographique considéré au sens le plus large et, d’autre part, de faire apparaître la diversité des formes du récit de vie.

La séquence introductive se voulait avant tout apéritive : pour montrer aux élèves l’intérêt du genre du récit de vie, il s’agissait de souligner par des images fortes sa dimension existentielle et les ambigüités auxquelles il donne lieu. C’est ainsi que nous avons choisi de faire alterner des images de naissance et de mort, et que nous avons choisi de donner d’emblée la parole à notre collègue Ginette Michaux, spécialiste de l’approche psychanalytique de la littérature, qui a finement évoqué certains paradoxes auxquels la pratique ordinaire du récit de vie va donner lieu.

Pour illustrer la diversité du genre, notre démarche a consisté à partir des productions les plus classiques, celles qui ont contribué à fonder le genre littéraire de l’autobiographie, pour envisager ensuite trois formes plus récentes et plus mêlées de « récits de vie ».

Pour évoquer l’autobiographie classique, il nous a paru didactiquement pertinent de mettre en évidence quelques auteurs emblématiques, comme Rousseau, Chateaubriand, Stendhal, Sartre ou de Beauvoir, au départ desquels pouvait être clairement cernée la notion de « pacte autobiographique » définie par Philippe Lejeune, ainsi que le projet de rassemblement et d’élucidation qui préside le plus souvent à l’élaboration de ces récits.

Nous nous sommes ensuite attardés sur les « nouvelles autobiographies », ensemble de textes assez disparates dont on peut dater l’émergence du début des années quatre-vingt et qui ont pour seuls points communs d’adopter une position plus ou moins subversive par rapport aux canons du genre et d’être écrits par des auteurs qui se sont revendiqués explicitement à un moment ou l’autre de l’avant-garde.

Tout autre est le cas des récits de vie « du terroir », dont les auteurs sont des paysans, des artisans ou des ouvriers, en tout cas des anonymes dont la parole a été captée et mise en texte par un tiers, journaliste ou ethnologue. Dans l’émission, nous n’avons pas distingué clairement cette catégorie de celle, très différentes en réalité, des récits écrits directement et d’initiative par des auteurs issus des classes populaires, comme le mineur Constant Malva ou l’ouvrier Georges Navel. La distinction est pourtant fondamentale tant sur le plan formel que sur le plan éthique, puisque, dans le premier cas, on a affaire à des récits qui sont en quelque sorte extorqués à leur auteur et sont souvent « littérarisés » de manière assez considérable lors de la mise en texte. Ces récits répondent davantage au projet de l’ethnologue qu’à celui du témoin, alors que dans le second cas, on a affaire à de véritables autobiographies dont leurs auteurs assument l’entière responsabilité. Dans l’émission, les deux cas de figure sont évoqués d’une part par la brève interview d’un forgeron (extraite d’une ancienne émission régionale de la RTBF) et d’autre part par la lecture d’un passage du récit autobiographique du mineur-écrivain hennuyer Constant Malva, La Nuit dans les yeux.

Il nous semble que ces deux premières séquences pourraient utilement conclure un certain nombre d’activités riches en apprentissages culturels et en découvertes existentielles.

Une première série d’activités consisterait à découvrir les variations historiques du genre. Les élèves pourraient d’abord être invités à collecter dans la presse divers articles et publicités témoignant de l’actualité du genre, puis à s’interroger sur les causes de l’engouement dont il est aujourd’hui l’objet. Ensuite, la comparaison d’extraits de textes de Rousseau, de Stendhal, de Gide, de Sartre et de Sarraute suffirait déjà à faire percevoir l’évolution sensible qui, en moins de deux siècles, a affecté les fonctions, les contenus et les formes du récit de vie.

Il y aurait pertinence également à consacrer un parcours didactique à la découverte des diverses formes du récit de vie. Les propositions faites par Philippe Lejeune dans un article publié en 1983, L’Autobiographie : par où commencer ?, nous semblent ici garder tout leur pertinence : l’exercice consiste à faire lire et comparer douze incipits d’autobiographies dénuées de tout référence d’auteur et d’édition, de manière à faire dégager d’une part certaines variations structurelles du genre (de l’autobiographie canonique au récit de vie populaire en passant par le journal intime, l’autobio­graphie en vers, l’autoportrait, les mémoires, etc.) et d’autre part un certain nombre de traits communs, qui pourront être confrontés ensuite avec l’un ou l’autre texte théorique (de Lejeune par exemple). Une activité complémentaire consisterait à demander aux élèves d’écrire en quelques lignes le début de leur propre autobiographie en les laissant libres d’opter pour les contenus, la structure et le ton de leur choix : la découverte des constantes et des variantes du genre se ferait cette fois de manière expérimentale, ce qui permettrait d’accroître l’implication des élèves dans la réflexion sur ce type de texte.

Nous pensons enfin qu’il serait hautement formateur d’amener les élèves à s’interroger, au départ de documents, sur les différentes formes d’ambigüité du genre. La lecture de textes « subversifs » de Robbe-Grillet ou de Jean-Edern Hallier permettrait de prendre conscience de la tension qui fait osciller le récit de vie d’une part entre le projet « objectif » de représentation du monde et celui « subjectif » de l’expression personnelle, et d’autre part entre les statuts d’œuvre littéraire et de témoignage, de monument et de document.

Séquence 3. Mémoire brute ou mémoire « à sa toilette » ?

Raconter, c’est d’abord se souvenir. Mystérieux travail de la mémoire ! Notre rapport au souvenir n’est pas nécessairement toujours concerté. Ainsi, l’une des plus fortes interpellations de celui-ci intervient au moment où nous croyons être sur le point de perdre la vie, lors d’un accident par exemple. C’est là l’objet du roman de Paul Guimard Les Choses de la vie, qui a été porté à l’écran par Claude Sautet. L’histoire s’ouvre sur un grave accident de voiture. Mais avant de mourir, en quelques secondes, le héros revoit toute son existence.

D’autres civilisations défendent cette idée qu’à l’heure de la mort, on revoit défiler toute sa vie. Ainsi, chez les Tibétains, dans le tantrisme bouddhique, l’âme du défunt dispose de quarante-neuf jours pour accomplir des épreuves qui constituent autant de réflexions sur son existence passée : sa renaissance sera décidée en fonction de la valeur des actes antérieurs.

Les psychanalystes ont observé que, lors d’une remémoration, certains souvenirs apparemment insigni­fiants nous parvenaient avec force et clarté alors que de grandes périodes de notre vie restaient plongées dans l’oubli. Ces souvenirs privilégiés seraient en fait des « souvenirs-écrans » destinés à maintenir refoulé un souvenir plus conflictuel, en relations avec la sexualité enfantine.

Mais ce ne sont pas seulement des événements de la vie qui nous reviennent dans nos souvenirs. Une vie, c’est aussi un décor. Notre existence est fortement marquée par les nombreux objets qui nous entourent. Ainsi, notre maison, notre appartement, notre chambre révèlent notre personnalité. Chaque objet est riche d’une histoire qui est un fragment de la nôtre.

C’est pourquoi il est si intéressant de pénétrer par exemple dans le bureau d’un écrivain. Nous voyons ici le cabinet de travail de Michel de Ghelderode, transporté tel qu’il était, de la rue Lefrancq à Schaerbeek, à la Bibliothèque royale. L’auteur de Barabbas, Escurial et Sortilèges a organisé, selon un art subtil de la mise en scène, son propre environnement comme un récit-spectacle.

{Pendant cette séquence, on montre un extrait d’une interview de Michel de Ghelderode (Bruxelles, archives et Musée de la Littérature, Musée de la Parole.)}

Raconter sa vie, c’est donc aussi évoquer tout cet environnement qui a façonné notre identité : les lieux où nous avons vécu, les visages de ceux que nous avons rencontrés, les événements politiques et sociaux qui nous ont atteints. Julien Green, par exemple, a choisi lui-même les images de son temps pour illustrer ce qu’il en dit dans son Journal. Il en est résulté un album de photographies. Dans la gueule du temps, où se côtoient troubles, guerres, découvertes et grands personnages.

L’iconographie des biographies littéraires n’échappe guère à un petit réseau de conventions solidement établies. Qui désire évoquer une vie par l’image choisira inévitablement des clichés de personnage en culotte courte ou en slip de bain jouant sur une plage, ainsi que moult photos de son quartier natal. Le livre consacré à l’écrivain Marc Ronceraille dans la collection Écrivains de toujours foisonne d’images de ce genre. Il est vrai que cet écrivain n’a jamais existé et que cet ouvrage vise précisément à dénoncer, sur le mode du pastiche, les stéréotypes sur lesquels reposent tant de récits de vie.

Il n’en reste pas moins vrai que tout intérieur de maison et toute photographie sont déjà en eux-mêmes des récits de vie. Ce qui vient d’être dit pour les écrivains concerne aussi chacun de nous. Toute une société s’est ainsi racontée en décorant ses murs des images emphatiques et figées de son quotidien.

(À propos de la photographie et de sa vie, ici s’insère une interview d’Alain de Wasseige.)

Ainsi, ce récit que constituent les objets qui nous entourent n’est jamais laissé au hasard. Ne cherchons-nous pas souvent en choisissant d’arborer telle photo, tel objet plutôt que tel autre à nous construire un masque et à maquiller certaines failles peut-être douloureuses de notre passé ?

Ce maquillage du passé présent chez tout un chacun l’est a fortiori chez les écrivains. Il atteint chez Jean Ray des proportions considérables, comme on peut le constater dans l’extrait de son interview.

Ainsi le récit de vie est bien souvent une construction destinées, consciemment ou non, à nous façonner une identité. Avant de se présenter à autrui, notre mémoire à sa toilette se compose un visage.

Vous aurez bien perçu les enjeux didactiques de cette séquence : montrer le travail psychologique de la remémoration et l’importance des stéréotypes dans le travail de la mémoire, et par là même, situer le récit de vie entre la réalité et la fiction.

Certes, des oublis peuvent être dus aux mécanismes physiques de la mémoire, mais ils sont aussi tributaires de défenses personnelles. Ce sont par exemple les « souvenirs-écrans » qui émergent lors d’une séance psychanalytique. La réinterprétation manipule aussi à sa guise le réel. Les conduites passées sont réévaluées en fonction du présent. Certaines se voient frappées de déchéance parce qu’incompatibles avec le nouvel ordre de valeurs de l’auteur. D’autres sont ressuscitées parce qu’en sympathie avec sa situation actuelle. Tout se passe donc comme si notre vie ne recevait un sens et une valeur ultimes qu’une fois achevé le récit de celle-ci.

Comme dans le récit du patient en psychanalyse, on reconnaît un désir d’affirmer une cohérence personnelle et de justifier un passé. Mais la quête d’identité qui se manifeste dans le récit de vie s’explique aussi du fait que celui-ci se veut un portrait pour autrui. Cherchant à donner un sens global à son existence, le narrateur se met en scène pour attirer le regard d’autrui. Cela se fait au prix de certains arrangements, de certains mensonges qui sont loin d’être toujours conscients.

Il n’était pas facile de trouver des images qui rendent compte de tels propos relativement abstraits. C’est finalement l’idée du maquillage du travestissement, de la mémoire « à sa toilette » (pour reprendre les termes de Claude Abastado) qui nous a guidés dans l’enchaînement de ces illustrations. D’où l’interview de Jean Ray qui affabule manifestement en présentant comme un phéno­mène courant la contrebande des cargos et celle d’Alain de Wasseige qui montre à quelles retouches on peut se livrer sur des photographies pour refaçonner le passé. D’où, également, l’interview de Ginette Michaux qui distingue opportunément la vérité de l’exactitude.

Parce que tout décor est aussi récit de vie et que celui-ci peut évoluer au gré de notre volonté pour masquer certaines failles douloureuses de notre passé, cet élément nous a paru emblématique. Son aspect concret, « télévisuel » lui permettait d’être au centre d’une séquence destinée à montrer qu’il y a toujours une part de composition, voire de fantasmatisation dans un récit de vie.

De là à mimer le travail de la mémoire de façon fictive, il n’y a qu’un pas que d’aucuns franchiront allègrement. Ainsi, le livre de la collection Écrivains de toujours consacré à l’écrivain fictif Marc Ronceraille vise à dénoncer, sur le mode du pastiche, les stéréotypes sur lesquels reposent tant de récits de vie.

Les exercices qui pourraient précéder le visionnement de cette séquence consisteront à étudier le travail de la mémoire dans une autobiographie, à raconter une expérience vécue au départ d’un objet ou d’une photo, à évoquer, de manière du Je me souviens de Georges Pérec, un souvenir à dimension collective (événement, objet, décor), à étudier la spécificité d’une autobiographie post-psychanalytique (Chêne et chien de Queneau ou Les mots pour le dire de Marie Cardinal) et, enfin à élaborer un récit de vie imaginaire.

Dans ce dernier cas, on demandera aux élèves de composer les premières pages d’une autobiographie ou d’une biographie imaginaire d’un grand personnage, d’une vedette de la chanson ou des sports, en y insérant les éléments « objectifs » puisés, par exemple, dans une notice biographique du Petit Robert. Ainsi, entrant dans la peau d’un personnage, les élèves découvrent comment il est possible de fantasmer à partir d’un héros dont ils connaissent la vie.

Dans la foulée de cet exercice, on pourra aussi, au départ de certains textes extraits de Mes écoles d’Edouard Bled ou du Ronceraille d’Yves Bonnefoy, constater comment les stéréotypes servent à pallier les déficiences de la mémoire tout en donnant une valeur collective à l’évocation : ils permettent à chacun de se reconnaître en lisant des éléments connus.

Séquence 4. Une quête d’identité

L’histoire de la vie a toujours interpelé l’homme par son épaisseur de sens trouble et mystérieuse. C’est pourquoi on parle si souvent de la destinée à travers une série d’images, de rites, de superstitions qui ont en commun la perception d’une écriture de notre existence.

Le jeu du tarot est-il autre chose qu’un vaste ensemble de symboles destinés à ordonner et à faire signifier notre vie ? La boule de cristal de la voyante est-elle autre chose que l’image de cette masse floue et opaque qu’est pour nous la destinée ? Les lignes de la main de la chiromancienne sont-elles autre chose que « ces lignes à franchir que je ne peux pas lire » dont parle le poète Pierre Reverdy ? Mais pour interpréter les mystérieux arcanes de la vie, on peut aussi se tourner vers le passé.

En fait, bien souvent, il s’agit moins de retrouver le passé que de se conférer une identité. On cherche à affirmer une cohérence personnelle, à donner sens à sa vie – signification et direction -, à cerner celle-ci dans sa totalité, ou du moins dans ce qu’elle a de plus profond. Dans ce cas, le récit de vie mettra l’accent sur la genèse de la personnalité. On tentera de répondre à la question : « Qu’est-ce qui, dans mon passé, peut expliquer ce que je suis devenu? »

Au début des Confessions, par exemple, Jean-Jacques Rousseau essaie d’analyser avec le recul du temps comment s’est petit à petit constituée sa personnalité : sensibilité extrême, lectures précoces auxquelles il dit avoir dû « une intelligence unique » à son âge, des passions, exemples de douceurs qu’il a eus sous les yeux, influence déterminante d’une tante sur son goût pour la musique, affection plus que fraternelle pour son cousin Bernard, apparition en lui de la simulation, du mensonge.

Le but premier de Rousseau est de se poser en modèle. Ce récit dont il souligne non sans ambigüité et emphase le caractère sincère, il veut en faire un point de référence pour ses lecteurs, comme le démontre cet extrait de la préface des Confessions :

« Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra ; je viendrai ce livre à la main me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus, méprisable et vil quand je l’ai été, bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables : qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité, et qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là ».

Généralement, le narrateur inscrit les scènes qu’il évoque dans un ordre temporel. Il commence le récit de vie par son début et fait ainsi croire que sa mémoire peut refaire pareil chemin selon cette direction jusqu’au moment où il produit son discours. Écoutons par exemple les premières lignes des Souvenirs pieux de Marguerite Yourcenar.

Début des Souvenirs pieux :

« L’être que j’appelle moi vient au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les huit heures du matin, à Bruxelles, et naissait d’un Français appartenant à une vieille famille du Nord, et d’une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liège, puis s’étaient fixés dans le Hainaut. La maison où se passait cet événement, puisque toute naissance en est un pour le père et la mère et quelques personnes qui leur tiennent de près, se trouvait située au numéro 193 de l’avenue Louise, et a disparu il y a une quinzaine d’années, dévorée par un building ».

C’est donc bien souvent la naissance qui est racontée au début de l’autobiographie. Il arrive aussi que l’on évoque ce qui la précède immédiatement – Claude Roy dans on livre Moi Je parle des sensations qu’il éprouvait quand il était dans le sein maternel – ou que l’on reconstitue son arbre généalogique. Il n’est jamais trop tôt pour faire commencer un récit de vie.

Cette quête d’identité qui se manifeste dans le récit de vie ne concerne pas seulement celui qui raconte sa vie. Elle touche aussi de très près le lecteur. En effet, tout récit de vie nous présente un peu un exemple à suivre, un héros à imiter, et sans parfois que nous nous en rendions compte, ces modèles se mettent à nous hanter et à commander nos attitudes. C’est là tout le message du célèbre film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique.

Dans les récits enfantins, on nous propose en général en modèles des personnages imaginaires. Mais ne nous sommes-nous pas aussi identifiés à des personnages existants? Don Bosco, Baden-Powell, Surcouf, les héros des Belles Histoires de l’Oncle Paul : autant de figures mythiques et pourtant bien réelles qui ont émerveillé notre enfance et continuent peut-être à nous fasciner aujourd’hui…

Mais sans doute accordons-nous à présent nos préférences à d’autres modèles, moins liés à l’enfance. Les vies des vedettes en tous genres – cinéma, chanson, sports, politique, vie mondaine – ne sont-elles pas aussi des récits auxquels il fait bon s’identifier ?

Enfin la vie des écrivains peut exercer sur nous une fascination. Notre attirance pour des gens comme Molière ou Rimbaud ne relève-t-elle pas de ce besoin d’identification que nous venons d’évoquer ? De cette assimilation du lecteur à l’écrivain, Victor Hugo était parfaitement conscient, lui qui écrivait dans la préface des Contemplations :

« Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »

Notre propos dans la séquence qu’on vient de voir était de faire apparaître la double fonctionnalité des récits de vie selon qu’on les envisage dans la perspective de leur auteur ou de leur lecteur.

Du point de vue de l’auteur, ces récits aident à satisfaire un certain nombre de besoins psychologiques fondamentaux. À l’instar de ce que permettent certaines expériences ésotériques, ils permettent d’explorer les mystères de sa propre vie. En retissant les mailles disjointes du passé et du présent, ils aident à se conférer une cohérence personnelle. Ils peuvent enfin servir, comme Rousseau le fit de manière éloquente au début de ses Confessions, à se poser en modèle pour la postérité.

La quête de cohérence passe par le choix d’un ordre narratif et d’un début. Dans l’émission, nous insistons surtout sur la fascination qu’exerce chez de nombreux écrivains le moment de leur naissance et nous évoquons seulement l’ordre linéaire. Nous aurions pu évoquer également d’autres débuts et d’autres formes d’ordres, comme celle de ces récits enchevêtrés, souvent inspirés par des cures analytiques, où le narrateur reconstitue son passé par fragments épars, au rythme de ses réminiscences successives : une telle structure se laisse par exemple observer dans L’Âge d’homme de Leiris ou le récent Franz et François de Weyergans.

Du point de vue du lecteur, nous avons souligné le fait que les récits de vie pouvaient exercer deux fonctions fondamentales, l’une d’édification morale, l’autre de construction psychologique par le jeu de projection qu’ils favorisent à l’égard des personnages et des sentiments qu’ils mettent en scène. Il nous a semblé important de conclure l’émission par l’évocation de cette fonction identificatoire pour faire comprendre à l’élève qu’en dernière analyse, la lecture des récits de vie renvoyait à sa propre vie. Les propos que tient Victor Hugo dans la préface des Contemplations nous ont paru à cet égard suffisamment percutants pour pouvoir servir de chute à ce rapide parcours au sein des arcanes du genre.

Didactiquement, nous pensons qu’il y aurait une grande pertinence à inviter les élèves à s’interroger sur les modèles auxquels ils tendent à s’identifier. Cela pourrait se faire par une analyse de leurs propres mobiles de lecteurs de ces récits, mais aussi leurs mobiles d’auteurs s’il leur arrive de rédiger des journaux intimes ou de la poésie personnelle. La réflexion pourrait être approfondie au départ de textes qui mettent particu­lièrement en évidence les motivations de l’auteur ou du lecteur d’autobiographies, comme les premières pages des Confessions de Rousseau ou un chapitre de l’essai de Guy Scarpetta L’Impureté, consacré justement aux mobiles de la lecture des textes intimes.

D’une manière générale, il nous semble essentiel que l’étude des récits de vie soit l’occasion de s’interroger avec les élèves sur les différentes valeurs qui peuvent être mobilisées dans la lecture d’un texte, quel qu’il soit, et de leur faire comprendre que c’est de la diversité des valeurs qu’ils mettent en œuvre que dépendent la saveur et la fécondité de leurs lectures.

Conclusion

S’il nous faut à présent tirer un bilan de cette émission, quinze ans ans après sa réalisation, force nous est d’abord de constater les limites qu’elle laisse apparaître. Il va de soi d’abord que nombre des images et des exemples présentés ici devraient être actualisés pour pouvoir accrocher l’attention d’une classe d’adolescents d’aujourd’hui. Ensuite, tant sur le plan technique que sur le plan des choix musicaux et du mode d’élocution de la voix « off », l’émission nous paraît à la fois datée et trop fidèle au genre aujourd’hui dépassé de la télévision scolaire (rappelons que la RTBF a décidé d’interrompre la production d’émissions de ce genre au début des années nonante).

Nous ne sombrons pas pour autant dans un excès de modestie et pensons que l’émission peut malgré tout garder une valeur didactique par l’illustration claire qu’elle donne de la diversité des situations, des auteurs, des enjeux et des formes relevant du récit de vie. Il nous semble, en d’autres termes, que son principal atout réside dans ce qu’elle reflète assez bien les possibles du genre, tant sur le plan des contenus que sur celui des démarches. Nous pensons, en outre, que par la variété des domaines auxquels elle touche (de l’histoire littéraire classique à la psychanalyse en passant par la sociologie et l’ethnologie), elle entre bien dans l’esprit de la pédagogie interdisciplinaire que de nombreux acteurs de l’école appellent aujourd’hui de leurs vœux, et qu’elle peut ainsi contribuer à faire du cours de français un lieu de décloisonnement des disciplines scolaires.

Il reste que, si nous avions l’occasion aujourd’hui de refaire une telle émission, nous trouverions indispensable d’y consacrer une place significative aux formes de récits de vie qui se sont développées au cours des dix dernières années, en particulier les récits de maladie (on pense aux textes d’Hervé Guibert, de Pascal de Duve, de Cyril Collard), les récits de voyage (genre qui connaît aujourd’hui d’importants nouveaux développements) et les « autofictions » comme celles de Doubrovsky ou de Weyergans.

 

Cet article a été publié dans « Les écrivains en vidéo, » édité par Beatrice Barbalato en 1999. La vidéo est disponible (en location) à la médiathèque de la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’UCL (Louvain-la-Neuve). La collection « Séquences » publiée chez Didier-Hatier est diffusée par les éd. Erasme en Belgique. Mais elle va être reprise entièrement par les éditions De Boeck qui vont mettre les différents livrets sur leur site.



[1]       L. Collès et J.-L. Dufays, 1989, (2e éd. 1992), Le Récit de vie. Textes pour la classe et Vadémécum du professeur de français. Bruxelles : Didier Hatier, collection « Séquences », 2 vol.

[2]       L. Collès et J.-L. Dufays, 1985, Le Récit de vie, Louvain-la-Neuve, Documents du DIFR-UCL.

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