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6 janvier 2013

Tunisie: Béji Caïd Essebsi ou le discours (politique) de la méthode (III) . Par Hélé Béji

Par Hélé Béji

A l’unisson des Tunisiens, Béji Caïd Essebsi a vécu la Révolution comme une seconde indépendance, plus vraie, non plus dirigée contre l’oppression étrangère, mais capable d’affronter l’oppression des siens. Mais il a mieux perçu que quiconque que toute tentative de séparer la révolution du sentiment national serait vouée à l’échec. La révolution n’est elle-même qu’un palier progressif de la vie nationale, inachevée dans un Etat où ni la justice ni la liberté ne sont garanties par les pouvoirs publics.

 

 Mais cette justice, cette liberté n’ont pas de valeur révolutionnaire dans un monde détaché de la nation, encore moins dans un ordre métaphysique dont les frontières sont enfermées dans la forteresse du ciel. Elles n’ont de réalité que dans la terre accidentée du pays natal, et dans leur capacité à coïncider avec la mémoire que le récit de l’histoire nationale a déposé dans l’enfance de chacun. Ceux qui se servent de la révolution comme d’une tentative de partition de la nation rencontrent des résistances multiples, qui montrent leur refus face au tour agressif que prennent les luttes partisanes. Après les heureux élans amoureux de la révolution, qui avaient jetés les Tunisiens dans les bras les uns des autres, les embrassades ont viré aux bastonnades ! Voyez la mine consternée des Tunisiens devant ce spectacle, ils font une grimace jaune, hochent la tête avec des tristesses insondables, jettent des regards de détresse au ciel, poussent des soupirs à fendre l’âme, comme s’ils pleuraient déjà le deuil de leur patrie, victime innocente de ses habitants forcenés, et concluent, avec une mimique de tendresse à laquelle on ne peut résister : « Mais quoi, ne sommes-nous pas tous des Tunisiens ? ».

Oui, leur répond Béji Caïd Essebsi, nous sommes tous des Tunisiens ! Et je le suis autant que vous, ni plus ni moins. Et pourquoi sommes-nous tunisiens ? Parce que nous sommes musulmans ? Non. Parce que nous sommes nationalistes ? Non. Parce que nous sommes arabes ? Non. Parce que nous sommes modernes ? Non. Parce que nous sommes révolutionnaires ? Non. - Nous sommes tunisiens parce que nous avons la chance d’appartenir à une histoire commune, unique, et que nous baignons dans le roulis de cette histoire qui nous transporte et nous élève. La révolution en est une étape. La conscience politique ne surgit pas de nulle part. Elle est d’abord une conscience historique. La Révolution doit être replacée dans le temps long de l’histoire, elle n’a été une révolution civile que parce que l’Etat bâti par l’Indépendance était lui-même civil. L’événement révolutionnaire ne peut être séparé de la conscience historique d’une histoire commune aux nationalistes aussi bien qu’aux révolutionnaires.

Béji Caïd Essebsi est animé par la conviction que le péril du gouvernement révolutionnaire, soumis à la surenchère d’une rupture radicale avec le passé, réside dans l’illusion d’incarner un commencement absolu. Toute politique qui se coupe de l’histoire devient un facteur d’oppression. La révolution a mis au jour un courant de pensée dont les adeptes ne reconnaissent pas la légitimité du mouvement national ; pire ils ne se sentent aucune affinité avec lui, ni avec l’histoire réelle de leur pays. Or, le mot « consensus », ou « compromis », n’a aucune chance d’aboutir sans la reconnaissance préalable d’un corpus historique identique pour tous les Tunisiens, accepté par tous, avec ses dates, ses héros, ses institutions phares, ses symboles et le récit des humbles, seuls fondements historiques de la patrie. L’absence de conscience historique de soi, l’ignorance de l’histoire de sa nation comme entité morale, distincte de la religion, fait grand obstacle au débat politique actuel, à un moment où la société tunisienne voit les libertés déborder en explosions tragiques que le pouvoir n’est plus en mesure de maîtriser, face aux doléances de citoyens désormais affranchis de la peur de parler. La mésentente de la classe politique est fondée sur la défaillance de la connaissance historique.

Les dirigeants actuels, dans l’orgueil d’avoir vaincu Bourguiba en renversant ses successeurs, et de prendre leur revanche sur lui, oublient que l’histoire sur laquelle ils veulent tirer un trait est celle qui a déposé entre leurs mains un bien qui n’est pas leur œuvre, mais qui a façonné leur monde. C’est celui de l’ « ennemi suprême », Bourguiba, qui n’a jamais senti son cœur battre autrement que comme la pulsation de l’Etat. Il le leur offre pourtant, « tel qu’en lui-même l’éternité le change », en quoi il s’avère être leur meilleur protecteur et ami, Or, ils veulent expulser de la Révolution le « mal » bourguibien de la nation, comme si le peuple dont ils se réclamaient n’en était pas l’auteur, et n’avait pas entamé au début du siècle dernier l’épopée qui éclaire le 14 janvier moins comme un commencement que comme un aboutissement. Cette nuit artificielle jetée sur un siècle de luttes anticolonialistes, cette incapacité à reconnaître la continuité d’un legs dont ils sont maintenant les dépositaires, l’absurdité entendue aussi chez les progressistes que depuis 1956 la Tunisie aurait vécu dans la longue parenthèse d’un désert culturel, d’un néant politique dont l’aurait tiré la Révolution, cette ignorance qui ne juge le passé que dans les débris du despotisme, alors qu’il est le matériau où s’est sculptée la forme de la nation, tout ceci explique la rapidité avec laquelle Béji Caïd Essebsi restaure l’intégrité de l’image nationale dans la conscience des Tunisiens.

Le fait de vouloir rompre avec un ordre antérieur est certes nécessaire à l’espérance de faire mieux que les anciens, car s’il n’y avait pas le don d’innover, le mot progrès n’aurait jamais eu l’attrait qu’il exerce sur les esprits, et les hommes auraient vécu dans la monotonie sans que jamais l’imagination puisse prendre sa part à l’histoire. L’imaginaire révolutionnaire porte en lui de l’inattendu, cette puissance du neuf qui rajeunit tout le monde, et donne à toutes les générations, tous âges confondus, la fraîcheur d’une confiance en soi et d’une fierté où ils ont le sentiment de partager quelque chose qui les sauvera tous ensemble, ou les perdra tous ensemble. Mais, si la rupture révolutionnaire se réclame d’un absolu surgi de nulle part, une naissance sans paternité, une sorte de miracle hors du temps qui fait advenir l’esprit du Bien dans le règne du Mal, c’est alors que les passions deviennent folles, et conduisent à la haine des partis et à la dislocation du corps social. En réalité, c’est l’existence même de l’entité nationale qui est ainsi remise en question. La révolution n’est pas une fin en soi, et vouloir la servir comme une divinité fétiche est la meilleure façon de la perdre. Elle deviendrait elle-même un mensonge à la solde de quelques-uns, au lieu d’être une expérience de la liberté à la portée de tous.

Je sais, le moment révolutionnaire est toujours trop piaffant d’avenir pour s’attarder sur l’histoire de personnalités comme celle Béji Caïd Essebsi, cet ancien des temps nouveaux. C’est un tort. Le ravissement du futur sur le présent ne dure pas. Le moment est arrivé où la Révolution, qui croyait n’avoir besoin que de sa propre charge juvénile pour fonder un ordre nouveau, dans la surprise d’avoir abattu en quelques cognées l’arbre de la dictature, pensant réussir là où les prédécesseurs avaient échoué, voit apparaître derrière l’innocence de la liberté, les péchés de l’inégalité, du chômage, de l’injustice. Après le rêve de la liberté, le cauchemar de la nécessité. C’est le « grand jihad » qui attend les nouveaux venus, l’ombre écrasante du rocher de Sisyphe de la pauvreté, auquel l’Indépendance avait sacrifié la démocratie. Pourvu qu’on en finisse n’importe comment avec le sous-développement, disait-on alors, tant pis, prenons des raccourcis, parons au plus pressé, la démocratie attendra !

A présent, les anciens militants des droits de l’homme, désormais hommes d’Etat, étaient loin d’imaginer l’impitoyable logique qui retourne les rôles dès lors qu’on endosse les charges du pouvoir. Tant qu’on est des parias, on n’a que des droits. Parvenus au pouvoir, on n’a plus aucun droit, on n’a que des devoirs. C’est plus dur qu’une entrée dans les Ordres. La liberté, vécue dans l’ivresse à l’heure de délivrance de la dictature, est devenue une pénitence de forçat dans le temps de la responsabilité. Les élus de la Révolution n’entendent plus de la même manière le grondement du peuple, leurs oreilles souffrent davantage de son tohu-bohu, car c’est à eux que ce fracas s’adresse, ils en ont la responsabilité entière, et il faut répondre ! Chaque jour apporte sa cascade de rebellions et de frustrations, excitées par le projet démocratique lui-même, dont on découvre que l’enseigne « droits de l’homme » ne suffit plus à guérir les souffrances du peuple. Certes, le peuple n’est plus privé de la confession publique de ses doléances et de ses chagrins. Mais à quoi cela lui sert-il, se demande-t-il ? Rien n’a changé pour lui, il est toujours l’inconsolé. La révolution est passée, son malheur est resté.

Là encore, le choc de cette prise de conscience révèle chez les élus d’aujourd’hui leur ignorance de l’histoire d’hier. Car ce n’est pas la première fois que le rocher de Sisyphe, cet enfer de la nécessité, est là, énigmatique, désespérant, résistant aux volontés, aux plans, aux réformes, aux discours, à tout. Est-ce que la démocratie en viendra à bout ? Nul ne le sait pour le moment. Les dirigeants de l’Indépendance tunisienne avaient traversé les mêmes épreuves, les mêmes crises, les mêmes découragements. Ils avaient tenté d’y répondre par les moyens qu’ils jugeaient les mieux adaptés à l’époque. Béji Caïd Essebsi sait, pour y être passé, que la libération n’est pas encore la liberté. Les transgressions autoritaires que l’Indépendance s’était autorisées l’ont été dans le spectre du chaos intérieur qu’on croyait conjurer par le recours à la force étatique. C’est ici qu’a commencé le progressif abandon du souci de démocratie, au profit de l’ordre et de la stabilité, quand la volonté populaire, après l’union sacrée contre l’étranger, s’est trouvée plongée dans des désaccords flagrants. Il en est de même aujourd’hui. L’union jubilatoire de la révolte contre l’ancien régime s’est transformée aussitôt en crise du nouveau régime. Celui-ci doit affronter non seulement ses conflits internes dans l’action de gouverner, mais le refus de l’opinion publique de se laisser gouverner sans disputer. En d’autres termes, les dirigeants actuels sont tenus par la promesse de résoudre non seulement les souffrances sociales que l’Indépendance nationale n’a pas réglées, mais de prouver que les moyens démocratiques sont plus aptes que le passé à cette besogne titanesque.

Le discours de Béji Caïd Essebsi crée les conditions d’une réconciliation historique entre l’œuvre nationale et l’esprit démocratique. C’est cela qui rend son discours intelligible à tous. Pour que les libertés gagnées par la révolution ne deviennent pas source d’exclusion et de trouble chronique, elles doivent avoir, qu’on soit islamiste ou pas, la même intelligence de l’histoire tunisienne. Il n’y a pas deux histoires tunisiennes, il n’y en qu’une, et tant que cette unité ne sera pas réalisée dans la conscience des gens, dans la philosophie des partis, il n’y aura pas de démocratie. Aucun discours, fût-ce celui de la légitimité révolutionnaire, ne peut extirper de la conscience des Tunisiens la geste nationale. Les graves conflits de ces derniers jours avec l’UGTT le révèlent sans détours. Dès qu’il y a mutilation de la conscience nationale, il y a tyrannie. Seule l’histoire donne à la liberté de chacun la possibilité de ne pas être menacée par celle des autres. Ceux qui ne sont pas capables de se réapproprier l’histoire nationale n’y feront qu’un passage éphémère.

La révolution, pour ne pas devenir l’annonce de sombres temps, après avoir été le sourire d’étonnement de l’histoire sur elle-même, trouve avec Béji Caïd Essebsi, dans la leçon de l’histoire, une clé politique. Au-dessus de la politique, par-delà le politique, il y a l’autorité de l’histoire. Si cette autorité n’existe pas, si les anciens opposants à Bourguiba veulent à nouveau faire l’impasse sur l’œuvre de l’indépendance nationale, s’ils ne sont pas capables de se l’approprier et de l’aimer, s’ils ne ressentent pas au fond d’eux cette lueur de gloire anonyme qui brûle comme le souvenir de leurs parents et de leurs ancêtres, eux non plus l’histoire ne les retiendra pas. Qu’ils se montrent plus humbles devant l’histoire, qu’ils réécoutent la plainte blessée de la patrie dans le sanglot inlassable des petites gens : « Eh, ne sommes-nous pas tous des Tunisiens ? » Qu’ils considèrent sans esprit partisan, sans préjugé, l’œuvre politique de Béji Caïd Essebsi dont ils peuvent faire tout leur profit. Qu’ils méditent l’esprit de sa méthode que je résume à ma manière : 1) Il n’est pas de conscience politique sans conscience historique. 2) Seule la conscience historique de soi nous permet d’avoir une conscience politique de l’autre. Pour ma part, c’est la pensée la plus forte que je retiens de Béji Caïd Essebsi, car elle me semble le fond de sa philosophie morale, et la condition de notre réconciliation nationale.

 Le Temps                                                                                           A suivre

19 décembre2012

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