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6 janvier 2013

Tunisie: Béji Caïd Essebsi ou le discours (politique) de la méthode (IV). Par Hélé Béji

Par Hélé Béji

 

 Je vais maintenant aborder la dernière partie de mon propos, pour moi la plus délicate car elle touche aux querelles qui depuis la révolution remontent de toutes les couches de la société dans les rivalités de la classe politique. Elles étaient prévisibles, elles sont nécessaires.

 

 Je ne vois pas comment, acceptant le risque démocratique, on pourrait s’y dérober et revenir à des manières fortes qui ne fonctionnent plus, et provoquent au contraire des convulsions encore plus graves. L’Etat tunisien, après la Révolution, ne bénéficie plus de l’obéissance tacite de la population, sans laquelle il n’aurait pas perduré si longtemps. En réalité, le pouvoir n’a régné sans partage qu’en jouant sur le préjugé confus d’une majorité de Tunisiens, que la démocratie exige un degré de responsabilité individuelle et d’autonomie qui ne leur semblait pas encore assuré.

Les Tunisiens avaient sous les yeux l’exemple de l’Irak, que le forcing démocratique des grandes puissances a précipité dans le malheur de l’anarchie et de la guerre civile. Ils avaient aussi en mémoire l’Algérie qui, en ouvrant la vie politique aux courants religieux, a conduit les Algériens vers la pire des guerres intérieures, si cruelle qu’ils en éprouvent jusqu’à ce jour une horreur tragique, et une révulsion pour leurs propres démons. A présent, les Algériens ont trop pitié d’eux-mêmes pour donner au mot de « révolution » un autre sens que fatal, et ne peuvent s’empêcher de l’associer à des images de crimes fratricides.

Or, en Tunisie la Révolution a eu lieu non seulement en s’épargnant ces déchirements violents, mais au contraire dans un élan de concorde nationale qui reste dans la mémoire tunisienne comme une légende héroïque. Du jour au lendemain, les Tunisiens sont devenus libres, sans que cette liberté leur soit imposée par une intervention étrangère. Ils ont fait soudain un saut dans l’apesanteur de l’histoire, ils ont franchi ce seuil qui les séparait de la modernité, quand il leur manquait la valeur fondatrice de celle-ci, la liberté. Même ceux qui paraissent aux yeux des « progressistes » des antimodernes, les islamistes, doivent être compris comme appartenant totalement à ce temps de la liberté, parce qu’une part d’eux-mêmes baigne dans l’amour des textes sacrés, et veut donner au fonds religieux une reconnaissance révolutionnaire. Ce serait une grave erreur de refuser aux islamistes ce statut d’hommes doués de liberté. Aucune morale politique digne de ce nom ne peut interdire à des conservateurs d’être des hommes libres. La croyance n’est pas contraire à la liberté, car elle touche à la conscience, et la conscience est la première mesure humaine, la plus légitime, la plus irréductible, de sa propre liberté. Personne ne peut me déloger de cette conviction que croyance ou non croyance sont des figures équivalentes de la liberté face aux pouvoirs de la dictature. Il n’y aura donc pas de démocratie tunisienne sans que place soit faite, dans le débat public ou dans l’action politique, aux courants conservateurs. L’utopie d’une démocratie unilatérale, fondée sur une modernité qui ne saurait pas arbitrer le débat entre anciens et modernes, est désormais impraticable. Pire, elle est mutilante, et par là même déshumanisante.

Or, à quoi tient le succès de M. Béji Caïd Essebsi sur la conscience populaire ? A ce qu’il incarne un mélange d’autorité et de bienveillance, qui est la marque d’un arbitrage subtil entre les anciens et les modernes, car il est lui-même un ancien et un moderne à la fois. Il montre qu’en chacun de nous, si moderne soit-on, existe la souvenance d’un monde ancien qui tempère les excès, et qui est nécessaire à l’humanité du discours politique. Je ne dis pas que Béji Caïd Essebsi soit le seul à incarner cela bien sûr, tous nous le ressentons. Mais il est le seul à lui donner une application politique, un langage intelligible, le seul à posséder cette méthode de conciliation entre le passé de la Tunisie et son avenir, à la ressentir comme la seule grandeur qui ait arraché sa génération à la servitude, et à nous la transmettre avec autant de simplicité.

Pourquoi lui plutôt que d’autres ? Parce qu’il l’a déjà pratiquée dans sa vie dans une composition de chaque instant, un équilibre délicat entre la transmission et l’invention, entre la tradition et l’innovation. Il a participé intimement, avec l’indépendance nationale, à cette fabrique de la modernité tunisienne sur le fonds des cultes et des croyances dont il est lui-même habité, et qui ne l’ont pas empêché de concevoir un style souverain où les Tunisiens savent rivaliser avec les élites les plus éclairées de la civilisation mondiale. La pensée politique de Béji Caïd Essebsi n’a pas besoin d’afficher une quelconque identité islamique ou arabe, car cette affirmation, outre qu’elle lui paraît outrancière et choque sa pudeur naturelle, trahit déjà la faiblesse pathétique du moi. L’obsession d’identité signifie toujours sa perte. Non, Béji Caïd Essebsi est suffisamment conforté de la sienne, suffisamment à l’aise dans la mémoire enjouée de ses pères, pour ne pas craindre de la perdre ni de la trahir en se tournant délibérément vers le monde. Son identité va de soi, elle ne pose plus problème. Elle est une évidence qui s’est résolue dans les étapes de la lutte nationale. Ceux qui veulent en faire une cause de discorde se placent en deçà de la conscience nationale. Le fanatisme religieux est le symptôme violent d’une infirmité de la conscience nationale, sans parler de l’indigence d’une foi qui a besoin de tant de charivari pour s’imposer.

D’ailleurs, est-ce un simple hasard de l’histoire que le premier processus électoral de la jeune démocratie tunisienne ait été mené sous l’autorité impeccable d’un « ancien », d’un vieux militant du Destour, comme si l’histoire républicaine de la Tunisie avait justement comme fonction de donner à la Tunisie des hommes tels que Béji Caïd Essebsi, doués d’un sens de l’Etat suffisamment fort pour que celui-ci puisse traverser les bouleversements sans vaciller sur ses assises ? Il a assuré les conditions de neutralité de la campagne électorale dans un climat de cacophonie partisane et de rixe sociale, sans jamais tenter la moindre manœuvre pour empêcher la victoire de ses adversaires, qu’il a accompagnée avec une loyauté irréprochable. Il faut s’interroger sur cette extraordinaire ruse de l’histoire qui a voulu que la Révolution tunisienne, victorieuse de la dictature, ait déposé entre les mains d’un des meilleurs bourguibiens le soin d’opérer la conversion de l’Etat de Bourguiba à la démocratie. En fait, Béji Caïd Essebsi avait tout de suite compris le sens profond de la Révolution, le besoin vital d’une véritable alternance.

Il a très vite perçu aussi le lien patriotique entre la lutte pour l’Indépendance et l’élan de la révolution. Lui-même n’a pu revenir sur la scène politique avec autant de détermination que dans l’écho de ce rappel, parce que, dès le départ, la révolution rappelait le rêve de l’Indépendance, mais réactualisé, ramené sur le chemin dont elle avait dévié après une trop longue usure du pouvoir personnel. Le mot de « nation », le mot « Tunisie » avaient perdu leur sens à la veille de la Révolution. Le sentiment patriotique s’était éteint. Le 14 janvier l’a ressuscité. La Révolution est donc l’accomplissement de la souveraineté nationale, rendue à la volonté populaire dans son mouvement initial de liberté. La révolution est une déclinaison plus parfaite du sentiment national, elle n’a pas de vie séparée de la nation. Elle ne peut pas être séparée du sentiment national, sous peine d’être perçue comme antinationale. Elle est la citoyenneté véritable restituée à la nation, et pas une citoyenneté hors de la nation. Ainsi, le sentiment de liberté révolutionnaire est inséparable du sentiment de libération nationale, car il n’est pas le soulèvement d’une partie de la population contre une autre partie, il est ce prisme unanime où chacun retrouve le visage poétique de la patrie dans le geste de la liberté.

Le rôle de Béji Caïd Essebsi va bien au-delà de l’idéologie d’un parti, fût-ce le sien. Il signifie que la Révolution n’est pas l’expression d’une rupture avec l’Etat national en tant que tel, qu’elle n’est pas un phénomène hors du temps, d’une altérité radicale par rapport à l’histoire antérieure. Si la révolution se fige dans une épopée qui croit se suffire à elle-même, qu’elle érige son propre temple sacré devant lequel des gardiens aux yeux charbonneux croisent leurs armes pour en interdire l’entrée, comme s’ils en détenaient seuls la jouissance, par un droit de propriété qui leur serait échu de manière mystérieuse, alors elle devient le contraire de ce qu’elle avait annoncé, et mettrait à la place de la confiance et de la fierté, leur envers, la peur et la violence. Elle anéantirait tout espoir pour les Tunisiens que la liberté soit effectivement la valeur morale qui les réunit, car elle sera devenue la menace physique qui les divise.

Ainsi, au moment où nous naissons à la démocratie et à la liberté, nous voyons pointer les conséquences que pourraient avoir ces libertés si elles voulaient asseoir leur triomphe par l’élimination radicale de la partie adverse, et obliger les Tunisiens à se déchirer d’un côté ou de l’autre. Des penchants de ce genre animent les gardiens de la révolution. « Garder » la révolution, c’est la confisquer pour soi, en ôter le droit d’accès aux autres, en faire un parti d’exclusion qui ramène le cauchemar de luttes primitives autour d’un butin qu’on s’arrache par la violence, l’Etat, consacrant un seul groupe comme détenteur du legs révolutionnaire. C’est le fantasme du parti unique. Dans l’autre camp, il y a les modernistes qui eux, ne conçoivent pas que les conservateurs aient un droit de gestion sur les affaires publiques. Ils regardent avec dédain la victoire électorale de leurs adversaires comme un accident, une bévue de l’histoire, et les accablent de moqueries sur la science de gouverner, qui demandent d’autres lumières, insinuent-ils, que le souci d’entrer sans péché dans la vie éternelle, ou celui d’afficher des panneaux de prière dans les couloirs des administrations. Le résultat de ce malentendu dramatique et de ce mépris général, est que ne se sentant plus d’aucun côté, ne se retrouvant nulle part, les Tunisiens vont prendre en horreur la démocratie, et vont languir après l’ordre et la tranquillité que procure l’absence de disputes de la dictature, excédés par le climat de divorce et de haine partisanes.

Béji Caïd Essebsi est revenu en politique afin d’aider les citoyens à résoudre en leur for intérieur la crise entre l’héritage des valeurs anciennes, et leur confrontation avec des libertés nouvelles qui, laissées à tous les extrêmes, privées de conscience nationale, détruiront l’œuvre de l’indépendance, l’Etat, et le bienfait de la Révolution, la liberté. Ses ennemis doivent cesser d’avoir peur de lui. Libre de toute convoitise du pouvoir, pour l’avoir exercé toute sa vie, Béji Caïd Essebsi est parvenu à ce degré d’extinction de l’ambition personnelle, ce détachement des honneurs que connaissent seuls ceux qui les ont tous obtenus, et ne sont pas là pour s’assurer de leurs mérites, mais faire en sorte que le prochain gouvernement qui sortira des urnes s’inscrive dans la conscience indiscutable d’appartenir à une seule et même histoire. Il a prouvé qu’il possédait une immunité historique contre le retour de la dictature. Il ne revient pas sur la scène publique avec l’habit solennel d’un officiel tout fringant de son noviciat, pas encore assez comblé de reconnaissance pour échapper à la posture. Non, Béji Caïd Essebsi n’est là que revêtu du seul costume politique qui lui sied, celui du langage, le faste souriant du langage, celui que tout le monde comprend, celui des gentilshommes du peuple, le discours politique exquis de la civilité, une langue de haute et vieille civilité plébéienne, délicieusement musulmane et audacieusement libre, qui donne à son éloquence le statut d’une parfaite égalité morale avec le peuple. Le langage politique de Caïd Essebsi est une économie de la dignité. Sa langue est celle qui humanise la politique, elle produit le verbe de son autorité morale, et elle reconstitue en chaque Tunisien divisé la douceur d’un chez soi aux confins de toutes les courbes du pays qu’il traverse, dans l’accord spontané à cette musique collinaire où le cosmos semble se refléter, et qui n’est que la magie intacte de notre enfance.

 

 Le Temps, 20 décembre 2012

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