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14 mai 2013

Enseigner la littérature: pourquoi pas?

 

 

Amor SÉOUD

 

Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Sousse

 

Il est des leçons, dans le domaine de l’enseignement de la littérature et des arts en général, que seule l’histoire peut nous donner. Car il y a, à des époques que nous croyons  révolues, des débats qui peuvent permettre à notre réflexion didactique de recouvrer une virginité qu’elle a totalement perdue, sans doute sous le poids des institutions, la pression des idéologies, l’influence négative de l’esprit scientiste, etc. Depuis longtemps, la notion de sensibilité a disparu de l’école, avec ses corollaires, la question du goût, de la subjectivité, etc. C’est à peine si on y évoque le plaisir du texte et de la lecture, en dépit de toutes les théories y afférentes, dont l’intérêt, pour l’école, n’est justement que théorique. En effet, on n’enregistre aucune retombée avérée, sur le terrain de la didactique, des thèses de Roland Barthes, de l’école de Constance, ou plus récemment, de Daniel Pennac.

 

Pourtant, dans les débats fondateurs de l’esthétique comme discipline autonome, dont relève la littérature (on disait plutôt les Belles-lettres à l’époque), il n’était question que de sensibilité, de goût ou de subjectivité. C’est généralement au 18e siècle (avec Baumgarten) qu’on renvoie l’apparition de l’esthétique, née d’une rupture avec la philosophie, ou encore la logique : on sortait de l’âge classique, où l’ordre du vrai régnait dans tous les domaines, y compris le domaine du Beau, où la raison cartésienne triomphait encore allègement du subjectivisme et du sentimentalisme naissants.

 

Nous reviendrons, dans un premier temps, à ce débat fondateur entre l’esthétique de la raison et l’esthétique du sentiment ; nous nous arrêterons, dans une deuxième étape, sur les orientations éducatives qui en ont découlé, ainsi que sur certains choix pédagogiques que celles-ci ont à leur tour déterminés ; mais notre motivation essentielle est de tirer de cette rétrospective, avec le recul nécessaire, les enseignements que nous croyons utiles pour la réflexion didactique d’aujourd’hui. Retour aux sources dont celle-ci a bien besoin, nous semble-t-il, pour avoir un crédit, une force persuasive qui lui manquent encore, au regard de ce qui se passe sur le terrain.

 

La problématique du Beau, entre le cœur et la raison

 

Dans son ouvrage sur le Sens du Beau, Luc Ferry fait le constat que « le conflit du cœur et de la raison, du sentiment et de la vérité, qui est au centre des réflexions sur la nature du beau à l’âge classique, constitue la véritable préhistoire de l’esthétique moderne » (2001 : 19). Ce conflit pose essentiellement deux questions : celle de l’esthétique, comme discipline scientifique autonome, disposant d’un champ d’étude propre, qui se tient à bonne distance entre la raison et la sensibilité, et celle relative au jugement du goût, cherchant à déterminer si c’est l’une ou si c’est l’autre qui le fonde. Mais cette question de la rationalité ou de l’irrationalité du goût a en même temps un arrière-plan qui nous intéresse au plus haut point au plan didactique : l’expérience esthétique est-elle communicable ? Le beau est-il, comme le vrai, transmissible ?

 

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable
Il doit régner partout, et même dans la fable.

 

Dans la longue tradition cartésienne du classicisme français, que représente bien ici Boileau, auteur de ces vers célèbres, le beau a toujours été défini comme une « représentation sensible » du vrai, comme la transposition, dans l’ordre de l’art, d’une certaine vérité morale ou intellectuelle. Il est tributaire de la conformité à des « règles » clairement énoncées, comme celle des « trois unités » ; il est affaire de vraisemblance, de bienséance. De proportion, de symétrie, de perspective et de mesure. On sait, par exemple, que tout au long de sa vie, le compositeur Rameau conservera l’idéal d’une musique mathématisée dont les règles seraient aussi certaines que celles de la géométrie ou de l’arithmétique[1]. L’exemple est extrême, mais il montre à quel point, en ces temps où partout triomphe la rationalité, l’art s’apparente à la science, et à quel point il n’y a pas de place pour le sentiment dans cette esthétique, à quel point le cœur est dominé par la raison.

 

Mais le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. C’est cette même idée, exprimée ici par Pascal, qui va progressivement faire basculer les choses en faveur d’une autonomie de plus en plus claire de la sphère esthétique, devenant distincte de la philosophie de l’art ou de la logique, et ayant pour objet propre le domaine de la sensibilité. Ce n’est d’ailleurs probablement pas un hasard si, parmi les plus célèbres, ce sont des hommes d’Église qui ont conduit la réaction contre le « totalitarisme » de la raison dans ce domaine de l’expression esthétique : le père Dominique Bouhours, à la fin du 17e siècle relayé par l’abbé Jean-Baptiste Du Bos, au début du 18e [2]. Le Père Bouhours considère que l’esprit n’est pas en mesure de connaître « ce qu’il y a de charmant dans un objet sensible qui touche le cœur »[3], que le goût est de l’ordre de « ces je ne sais quoi en beau ou en laid, pour parler de la sorte, qui excite dans nous des je ne sais quoi d’inclination et d’aversion où la raison ne voit goutte et dont la volonté n’est pas maîtresse »[4]. L’abbé Du Bos, qui passe pour être le plus grand théoricien de l’esthétique du sentiment au 18e siècle, et dont Voltaire a dit qu’il a écrit « le livre le plus utile qu’on ait jamais écrit sur ces matières chez aucune des nations de l’Europe », s’inscrit dans la continuité de Bouhours, en se situant résolument du côté d’une critique du classicisme et en affirmant la primauté incontestable de l’émotion sur l’intelligence. Ses Réflexions, présentées par lui-même comme « un livre qui, pour ainsi dire, déploierait le cœur humain dans l’instant où il est attendri par un poème ou touché par un tableau »[5], attestent l’idée que « de tous les talents qui donnent de l’empire sur les autres hommes, le talent le plus puissant n’est pas la supériorité d’esprit et de lumières : c’est le talent de les émouvoir à son gré »[6].

 

Certes, de nombreuses équivoques planent encore sur le concept de goût, de sensibilité, de sentiment, d’émotion, etc. Autant de notions qui éclairent à peine le « je ne sais quoi » de Bouhours. Le mot art lui-même, semble-t-il, n’est pas encore employé, en tout cas au singulier : on parlait de belles-lettres plutôt, ou de « beaux-arts »[7]. Il n’empêche que ce « je ne sais quoi », aussi flou et indéterminé qu’il soit, constitue un solide contrepoids aux théories de la beauté une et indivisible, éternelle, comme la vérité elle-même, une sérieuse brèche dans cet idéal de beauté régi par une Raison universelle et immuable… Ce qui fait dire à Marc Jimenez (1997 : 80) que le place que la réflexion esthétique tend à accorder au sentiment et à l’imagination, à la fin du 17e et au début du 18e, correspond « à un profond  changement de mentalité vis-à-vis, notamment, des ambitions philosophiques et scientifiques traditionnellement liées à la raison », et que l’on « pourrait presque parler d’une mutation des esprits si ce terme ne suggérait une rupture franche et brutale, là où il convient surtout de voir une lente maturation des idées ».

 

On s’oriente ainsi vers une véritable coupure épistémologique, qui fera naître, vers le milieu du 18e avec Baumgarten et surtout plus tard avec Kant, cette nouvelle discipline qu’est l’esthétique, comme « science du beau », prenant en charge le monde du sensible, et de la sensibilité, comme un monde ayant enfin sa légitimité propre, sa « logique » propre.

 

Pour bien comprendre la profondeur de cette maturation des idées, il faut bien voir tout le fossé qui sépare les tenants du sentimentalisme des défenseurs du classicisme rationaliste. Leur conflit concerne, en toile de fond, le problème de la « discutabilité » du goût, et partant, de sa « communicabilité ». Pour les uns, vérité oblige, on peut décréter péremptoirement où se trouve le bon et le mauvais goût, tant et si bien que la discussion – si discussion il y a – ne peut que tourner court. Pour les autres, on ne peut pas en discuter du tout, faute de critères objectifs à partir desquels une discussion deviendrait possible : « Si le mérite le plus important des poèmes et des tableaux était d’être conformes à des règles rédigées par écrit, on pourrait dire que la meilleure manière de juger de leur excellence comme du rang qu’ils doivent tenir dans l’estime des hommes serait la voie de discussion et d’analyse.  Mais le mérite le plus important des poèmes et des tableaux est de nous plaire »[8], c’est-à-dire de nous toucher et de nous émouvoir – ce qui signifie qu’il faut s’en remettre seulement au sentiment pour en juger. En somme, les uns ramènent le jugement de goût à un jugement logique, et l’art à une science ; les autres, allant vers l’autre extrême, comparent ce même jugement de goût à celui qu’on aurait d’un ragoût, et l’art à une cuisine. « S’aviserait-on jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur et défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange pour décider si le ragoût est bon ? On n’en fait rien {…}. On goûte le ragoût, et même sans savoir ces règles, on connaît s’il est bon. Il en est de même en quelque manière des ouvrages d’esprit et des tableaux faits pour nous plaire en nous touchant »[9]. Il découle de cette antinomie que pour les uns, les rationalistes, l’expérience du goût est communicable, voire universalisable. Tous les hommes sont susceptibles de partager la même, grâce à leur capacité commune à percevoir la vérité, une et éternelle – le bon sens, comme dit Descartes dans son Discours de la méthode, étant cette chose du monde la mieux partagée. L’artiste s’adresse à un public indéterminé, voire intemporel, qui peut être tous les hommes, au moins virtuellement, mais de la même façon que l’universalité du bon sens ou de la raison n’est que virtuelle. Pour les autres, les sentimentalistes, le goût est affaire purement subjective, et à ce titre, au moins en principe, incommunicable, voire ineffable. Idée d’autant plus facilement admissible que la thèse « à chacun son goût » frôle la banalité. Ne s’est-on pas avisé, voir Du Bos, d’assimiler le jugement esthétique de goût au mode de jugement culinaire ?

 

L’opposition est donc radicale entre les deux thèses, et le débat continuera jusqu’à l’émergence des premières tentatives de synthèse couronnées par l’œuvre de Kant. La critique de la faculté de juger représente, à ce titre, « un moment crucial dans l’histoire de l’esthétique moderne » (Ferry, 2001 : 79). Il s’agit pour Kant de dépasser l’antinomie du classicisme et de l’esthétique du sentiment, en allant vers l’idée de critères objectifs dans le jugement de goût, mais sans en faire un jugement scientifique, sans en nier la spécificité.

 

Vers une synthèse : le « sens commun »

 

En fait, Kant va renvoyer dos à dos les deux thèses, en retenant, moyennant les nuances nécessaires, ce que chacune a de juste, et en les dépassant ainsi toutes les deux. Il est vrai que le jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts scientifiques ou des règles déterminées, et qu’il ne relève pas d’une quelconque démonstration comme le croient les rationalistes, mais est vrai aussi qu’il renvoie à des « idées indéterminées », non scientifiques mais intelligibles, et pas seulement à des sentiments, comme le pensent les subjectivistes. Certes, on ne peut produire une œuvre d’art comme on construit un pont, sur la base de règles scientifiques. Pour autant, on ne peut nier non plus que l’œuvre éveille en nous non seulement des sentiments ou des émotions, mais aussi certaines représentations intellectuelles, qui fondent l’hypothèse d’un « sens commun » esthétique. À partir de là, tout change. Quand je déclare : ce poème est beau, cette cathédrale est belle, je m’adresse en fait à ce « sens commun » en supposant chez chacun la même aptitude à se représenter ce que je ressens. Une discussion à propos du jugement devient alors possible, et légitime.

 

Il est donc essentiel de constater que si on ne peut pas disputer du jugement de goût comme s’il s’agissait d’une connaissance scientifique procédant par argumentation démonstrative, on peut en revanche en discuter, même en sachant pertinemment qu’un accord n’est pas assuré. « Ce que Kant nous invite à penser, dit Luc Ferry, c’est l’idée que le jugement de goût fait signer de lui-même vers une visée communicationnelle intersubjective {…}, que nous jugeons l’expérience esthétique communicable lors même qu’elle ne saurait être fondée sur des concepts scientifiques, lors même que la communication qu’elle induit n’est jamais garantie »[10]. La réconciliation non dogmatique du sensible et de l’intelligible ouvre ainsi la porte à une discussion elle-même non dogmatique sur les jugements esthétiques, avec l’espoir, parfois voué à l’échec, d’un heureux partage.

 

Mais chez Kant, force nous est de constater que la communication du beau est inhérente, en quelque sorte, à sa nature. On doit retrouver, ici, la fameuse dichotomie qu’il établit entre le « beau » et l’ « agréable » (ou encore entre ce qui « plaît » et ce qui « fait plaisir »). Alors que l’agréable représente pour le sujet un certain intérêt, remplit une certaine fonction (d’ordre social, moral, etc.), le beau, par nature, n’a d’autre finalité que lui-même : « le beau, dit Kant, est l’objet d’une satisfaction désintéressée » ; et c’est dans cette mesure qu’il est communicable, et qu’il peut même prétendre à l’universel, « puisque la satisfaction ne se fonde pas sur quelque inclination du sujet (ou quelque autre intérêt réfléchi) mais qu’au contraire celui qui juge se sent entièrement libre par rapport à la satisfaction qu’il prend à l’objet »[11]. C’est cette absence d’intérêt, et par conséquent cette liberté qui, à la contemplation d’une belle œuvre, donnent au sujet le sentiment fondé que sa propre satisfaction est communicable à autrui, et peut être susceptible d’aboutir à un assentiment universel. Si rien ne garantit la communication, rien ne l’empêche non plus…

 

Aujourd’hui, on le sait, toute la modernité esthétique est kantienne. Du moins en ce qui concerne le principe de l’autonomie de l’art par rapport à l’« intérêt de la raison », de l’esthétique par rapport à l’éthique, du Beau par rapport à l’Agréable. Encore faut-il qu’en pédagogie on veuille bien tirer parti de cette esthétique kantienne de l’autonomie.

 

Celle-ci est conquise, on le sait aussi, au prix d’un long processus de ruptures, amorcé avec le « je ne sais quoi » de Bouhours, et dont le « dernier stade » (Bourdieu), accomplissant pleinement la modernité, est la rupture avec toute fonctionnalité – « s’agirait-il de la plus élémentaire, celle de représenter, de signifier, de dire quelque chose » (Bourdieu, 1979 :4). La fonction de communication est donc elle-même en cause. L’œuvre s’isole, en quelque sorte, de son contexte de production et de réception, et se détache, comme le remarque Henri Besse (1991 : 53), de l’espace et du temps. On devine alors fort bien ce qu’il en advient dans le débat qui nous concerne. La fermeture de l’œuvre sur elle-même favorise paradoxalement son « ouverture » (Eco) à tout public, à toute lecture. Détachée de tout contexte, elle peut « parler » à tout le monde. Y compris bien sûr – et c’est didactiquement très important – dans un contexte de langue ou de culture autre. Bref, le refus de communication a rendu l’œuvre, virtuellement, plus communicative que jamais. Reste donc que cette « chance » de la modernité esthétique devrait être au centre des préoccupations de l’école, pour « maximaliser » le profit didactique qui en découle : tout l’intérêt, pour nous, du débat classique sur la communicabilité de l’expérience esthétique est là.

 

On peut croire, a priori, que la communication de l’expérience esthétique est à l’origine de tout acte d’enseignement dans le domaine, qu’elle est inhérente, consubstantielle à toute pédagogie de l’art. Il n’en est rien en fait, en tout cas pour la littérature, domaine où on a plus d’une fois souligné que ce qu’on cherche à communiquer dans son enseignement, ce n’est pas l’expérience littéraire proprement dite, mais un savoir sur l’homme et le monde[12] ou, dans le meilleur des cas, sur la littérature elle-même (savoir historique, critique, etc.)[13], et c’est encore la règle aujourd’hui. Du côté des apprenants, ce sont surtout ce que Wittwer (1973) appelle les « motivations indirectes » qui ont joué pendant longtemps : disposer d’un savoir valorisant socialement, etc. Celles-ci affaiblies, et le prestige lié à la littérature, pour diverses raisons, ayant perdu de son éclat, on est entré dans ce qu’on a souvent appelé l’« ère du soupçon », et les pratiques scolaires courantes en littérature ont assez vite conduit de nombreux élèves à éprouver plus la crainte ou le dégoût de la lecture littéraire que sa réelle envie.

 

En tout état de cause, on considère que le plaisir esthétique, le monde de l’émotion, la subjectivité en général, pour légitimes qu’ils soient, n’ont pas droit de cité à l’école. On l’a clairement dit au fameux Colloque de Cerisy sur l’enseignement de la littérature : on ne peut pas enseigner aux élèves à sentir mais seulement à penser[14]. L’institution scolaire est très cartésienne et, au moment où il a fallu réagir à la crise bien connue de la littérature dans l’enseignement, l’alternative était, dans les années 70, de considérer qu’on ne doit pas l’enseigner, parce qu’étant affaire de sentiment, elle ne s’enseigne pas, ou d’œuvrer à transformer le cours de littérature en cours de « science littéraire » (Doubrovsky), en n’y laissant aucune place à la subjectivité, aucun espace au sentiment. Le succès des fameuses Méthodes d’approche tient à cela à l’époque, mais c’est ce parti pris qui sévit encore aujourd’hui malgré différentes injonctions, et qui explique le paradoxe (Ricardou dit une « extraordinaire prestidigitation ») qu’en enseignant la littérature, ce n’est pas la littérature qu’on enseigne, mais un savoir sur l’homme à travers la littérature ou sur la littérature elle-même si on n’aura pas réussi pour autant à en faire l’objet d’une « science littéraire ».

 

Nous aurons ainsi noté au passage que les deux termes de l’alternative, ne pas enseigner la littérature ou en faire un enseignement de science littéraire, se rejoignent finalement, puisque dans les deux cas on n’enseigne pas la littérature. Mais cette alternative n’est peut-être pas une fatalité, et c’est ici que le passé peut éclairer le présent.

 

Options didactiques

 

Il ressort en effet du grand débat classique sur l’expérience esthétique, couronné par les thèses de Kant, que celle-ci, en tant qu’expérience imprégnée de subjectivité, est tout de même communicable. Ce dont il est loisible de conclure qu’elle est, à ce même titre, enseignable – et c’est justement ce que le 18e siècle a déjà parfaitement compris.

 

En effet, à mesure que le débat classique sur la communicabilité de l’expérience esthétique progresse, on avance, au plan de la pédagogie, vers l’objectif de la formation du goût, dont on aspire à faire un idéal d’éducation. Le goût est perçu comme une disposition naturelle qui n’est pas, comme le génie, l’apanage de quelques élus : Kant parlera plus tard de « sens commun ».

 

Mais alors que, avec le père Bouhours, le goût est trop insaisissable, trop fortuit pour être l’objet d’enseignement, Charles Rolin, Batteux, Blair et d’autres considèrent que l’éducation du goût est non seulement possible mais aussi indispensable pour la formation de la personnalité. Le goût, pour eux, « a besoin du suffrage du cœur aussi bien que de celui de la raison »[15] ; il procède de sentiment aussi bien que du jugement, c’est « un pouvoir composé dans lequel le sentiment est toujours plus ou moins dirigé par les lumières de l’esprit »[16]. C’est donc dans la mesure où il n’échappe pas à la raison que le goût, tout en étant affaire de sensibilité et de subjectivité, peut être objet d’éducation. Celle-ci pourra en principe le perfectionner, le cultiver, en permettant aux élèves d’apprendre, pour ainsi dire, à coordonner leur sensibilité et leur affectivité naturelles avec leurs facultés intellectuelles, liées à des dispositions qui sont davantage culturelles.

 

Ainsi, au 18e siècle, le débat sur l’expérience esthétique se termine positivement sur l’idée que celle-ci, et par conséquent le plaisir qui lui est attaché, sont partageables, que ce partage doit être un idéal éducatif, et qu’il suffit, pour l’atteindre, d’une pédagogie appropriée. Cette pédagogie trouve son fondement dans une série d’hypothèses, dont la première est justement que, si le goût est affaire de raison autant que de sensibilité, celle-ci précède toujours l’exercice de celle-là, puisque les émotions qu’on y ressent sont la matière même de notre raisonnement, qui cherche à en rendre compte. En découle, au plan de la pédagogie, quelque chose d’extrêmement important : la nécessité de partir de ce que l’élève a ressenti, de ce qui l’a touché ou ému spontanément, afin de l’amener progressivement à analyser cette émotion, et lui apprendre à en faire un véritable objet de discernement intellectuel. D’où la nécessité aussi, dans cette formation, de confronter l’élève à différents points de vue et jugements, de l’amener à prendre conscience des « différents points de vue et jugements, de l’amener à prendre conscience des « différentes impressions que produisent en nous les différents ouvrages du même art, dans la même espèce » (Batteux[17]), de l’interpeller par la nouveauté, qui tire « notre cœur de cette espèce d’engourdissement où le laissent les objets auxquels il est accoutumé »[18].

 

Mais cette formation ne saurait être accomplie, et c’est une deuxième hypothèse du classicisme qui nous semble essentielle, si l’élève ne s’essayait pas lui-même à faire de l’art, à « mettre la main à la pâte », en l’occurrence à écrire. Ainsi, pour Rollin, on ne saurait apprécier telle poésie si on n’a pas soi-même tenté de faire des vers : la versification est « une nécessité absolue pour bien entendre les poètes, dont on ne sentira jamais la beauté comme on le doit, si par la composition des vers on n’a pas accoutumé son oreille au nombre et la cadence qui résultent des différentes sorte de piés et de mesures qu’on emploie dans les différentes especes de poesie »[19]. Cette nécessité absolue explique le recours à l’exercice favori de cette pédagogie, l’imitation. Ainsi, la formation à la poésie se fait moins par les règles de versification ou les commentaires du maître qui l’enseigne, que par la lecture et l’imitation des poètes mêmes. Il en est de même pour les différents genres de discours : fables, récits, etc., que l’élève est appelé, progressivement, à pratiquer. « Démarche » dit Henri Besse (1998) en en parlant dans une récente communication sur l’enseignements de la littérature au 18e siècle, qui se démarque de celles auxquelles nous avons actuellement recours, en ce que l’élève n’y est pas incité à imiter le maître commentant ou traduisant des textes, mais à imiter ces textes mêmes, sur lequel il apprend à modeler son dire, maternel ou non ». Car l’exercice s’apprend aussi à travers des activités de traduction, dans lesquelles on propose aux élèves de reprendre des morceaux choisis de grec ou de latin non pas simplement pour les traduire « mais pour les tourner à leur manière, en leur laissant la liberté d’y ajouter ou d’en retrancher ce qu’ils jugeront à propos »[20]. Dans l’ensemble, on a donc affaire à une pédagogie qui, comme le remarque utilement Henri Besse dans la communication précitée, « ne dissocie pas l’enseignement des langues de celui des belles-lettres ».

 

Une troisième hypothèse, en rapport avec les deux premières, nous semble être la prégnance des « grands modèles » (Blair). Modèles qu’on doit  fréquenter assidûment, et avec lesquels il faut être toujours confronté : « Lisez le moins parfait de tous les Œdipes que nous avons. Vous l’aurez lu, et il vous a touché. Prenez-en un autre, et allez ainsi par ordre, jusqu’à ce que vous soyez arrivé à celui de Sophocle, qu’on regarde comme le chef d’œuvre de la Muse tragique, et le modèle des règles mêmes »[21]. Modèles qu’on doit lire et relire, dont on cherchera à mémoriser, et évidemment à imiter certains passages, afin d’en être profondément imprégné. Le Guide des Humanistes, ou Premiers principes du goût, un manuel écrit par un certain abbé T…, après avoir affirmé que « le moyen de réussir dans un genre de littérature, c’est de se proposer pour modeles, les Ecrivains qui ont marché avec gloire dans la même carriere », précise que, pour ce faire, « une lecture rapide en suffit pas, il faut y revenir souvent, se faire un ami de son maître, habiter en quelque sorte avec lui », et ajoute que, « à force de le cultiver, de le méditer, on saisit sa manière, on prend la couleur de son style jusqu’à un certain point »[22]. Bref, il s’agit aussi d’une pédagogie qui se fonde sur une véritable « culture du goût », et dans les deux sens du terme.

 

Pour le temps présent

 

Que peut-on aujourd’hui, ou doit-on, emprunter finalement au classicisme ?

 

À peu près tout ; ou en tous cas l’essentiel. D’abord, bien sûr, l’hypothèse – à laquelle le débat classique a abouti en théorie – de la communicabilité de l’expérience esthétique ; l’idée, en somme, qu’elle est une expérience partageable, ou de partage. Deuxièmement, l’exigence de faire de ce partage un objectif, un projet ou encore mieux un idéal d’éducation. Troisièmement, le dispositif pédagogique, aujourd’hui on dira plutôt didactique, qui est mis en œuvre pour atteindre cet idéal, dont on peut retenir au moins les grandes lignes.

 

Si l’expérience esthétique, en dépit de son caractère subjectif, est accessible à autrui sur le mode d’un certain « sens commun », si, comme le pense Kant, le jugement de goût fait signe de lui-même vers « une visée communicationnelle intersubjective », l’école peut en effet se donner la chance de faire aboutir cette visée, et la société, celle de favoriser une « démocratisation culturelle » réelle, où le plaisir esthétique ne sera pas un plaisir de « distinction » (Bourdieu). En  réalité l’éducation du goût, ou éducation esthétique, n’a jamais été vraiment abandonnée par la tradition[23], mais elle a tellement été associée, voire confondue, dans cette tradition, avec l’éducation à la morale, qu’elle finit par perdre toute importance et qu’aujourd’hui plus personne ne s’en soucie. Le 18e siècle, lui-même, associait la formation du goût à l’éducation à la bienséance, au savoir-vivre et à la morale, à  cette « saine morale » : pour cette raison, Henri Besse (1998 : 28 sv.) estime même que la formation du goût au 18e siècle confère à l’étude des belles-lettres une fonction qu’il traite d’« anthropologique ».

 

Mais il nous appartient pleinement de considérer aujourd’hui que si on peut légitimement remettre à l’ordre du jour ce besoin de la formation du goût, c’est avec l’idée d’en faire un objectif d’éducation en soi – le seul, en fait, qui corresponde à l’expérience esthétique (littéraire et autre) comme objet d’enseignement, ce qui  nous amène à dire sans détour que tout le reste, qui se pratique aujourd’hui : savoir sur l’homme et le monde à travers la littérature (ou l’art), savoir sur la littérature ou l’art eux-mêmes (historique, critique, etc.), ne peut avoir de légitimité à nos yeux que, dans le meilleur des cas, comme dispositif d’accompagnement.

 

Comment réussir, maintenant, cette opération d’enseignement-partage ? Là encore, le classicisme a « pris les devants ». Il suffirait de reprendre les mêmes chemins, quitte, par la suite, à aller plus loin…

 

Il y a la nécessité d’abord, pour des raisons qu’on a vues, de partir de ce que l’élève a ressenti, de ce qui l’a touché ou ému spontanément ; de ses jugements de goût en tant que jugements de valeurs. Cela suppose que dans le premiers temps cet élève soit un peu livré à lui-même ; qu’il ait un contact direct avec les textes ; qu’il n’ailler pas au texte à partir des questions du manuel ou de l’enseignant lui-même, bref, que ni celui-ci ni celui-là, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui, ne fassent écran… Il s’agit donc de refaire valoir cette « première lecture » que l’école a complètement sacrifiée, cette première lecture dont Jean Verrier (1986 : 30) dit qu’elle est cette « lecture à l’état naissant (comme les chimistes parlent de l’oxygène à l’état naissant) ». Oxygène est signe de pureté, de vie ; et c’est précisément cela qui doit être recherché, attendu dans une démarche qui, requérant l’expression libre des émotions, des sentiments ou des sensations que le texte fait vivre à chacun, rejoint ce que Henri Besse (1988) propose dans sa « pragmatique de la lecture littéraire » quand il appelle à restituer à celle-ci « quelque chose de son vécu », et qu’il insiste sur l’opportunité didactique de partir, en premier lieu, de ce qu’il appelle le sens évoqué : ce que nous dit le texte à nous lecteurs, par opposition au sens littéral, ce que le texte dit littéralement, et au sens signifié, ce que l’auteur veut dire. On voit bien jusqu’où on peut aller dans cette priorité donnée à l’attitude spontanée de l’élève lecteur : si, évidemment, ni ce que dit le texte ni ce que veut dire l’auteur ne doivent faire barrage à l’expression de cette attitude, à plus forte raison le discours du manuel, ou de la critique, ou encore de l’enseignant lui-même.

 

Cela dit, cette première étape où la subjectivité occupe les devants de la scène provoquera naturellement une situation de confrontation des points de vue, suscitera sur les jugements ou les appréciations (auxquels l’enseignant peut prendre part)  des discussions qui, en principe, ne risquent pas de tourner court, les élèves n’étant plus inhibés et pouvant complètement se livrer, des discussions où l’essentiel n’est pas de convaincre l’autre, mais de créer, éventuellement, quelque affinité avec lui. Qu’on se souvienne de Kant : discuter n’est pas disputer ; et si la communication n’est pas garantie, la situation est toujours d’un intérêt didactique certain : la discussion vaut pour elle-même, et s’il n’y a pas d’accord, il y a au moins échange, ce qui n’est pas d’importance moindre. Après tout, comme dit Jean-Louis Dufays (1996 : 173), « s’il existe une lecture littéraire à l’école, elle est de l’ordre de la contagion, de la passion partagée ».

 

Apprendre à forger en forgeant

 

Mais ce partage est tributaire également et surtout de la nécessité de « mettre la main à la pâte ». On ne saurait aimer la poésie ou l’apprécier, comme disait Rollin, si on ne tentait pas soi-même d’en faire. Là nous mettons le doigt sur la grande plaie de notre enseignement de la littérature, dont on peut encore dire, de ce point de vue aussi, que ce n’est justement pas la littérature qu’on enseigne. Ce paradoxe est d’ailleurs souligné depuis un certain temps : au colloque de Cerisy déjà, Todorov met en garde contre la tendance à réduire l’apprentissage de la littérature à l’apprentissage de l’interprétation critique, qui est « plutôt apprentissage de la critique que de la littérature », et rappelle que ses propres étudiants, pour répondre à des questions théoriques sur le fonctionnement du récit, préfèrent écrire eux-mêmes un  récit ; à la rencontre de Strasbourg, Ricardou met en cause la béance pédagogique, caractéristique de notre enseignement, entre procès de compréhension et procès de production, entre discours sur la littérature et pratique de la littérature, et déplore que l’exercice élémentaire de « rédaction », qui favorise, au moins relativement, une par d’« activité fictionnelle », une certaine pratique créatrice, disparaisse à la sortie du collège sans du tout avoir de suite ; etc. Il est remplacé, en fait, par la fameuse dissertation, dont le seul tort est de ne pas être, sinon par un « immense abus de langage », comme dirait Ricardou, un exercice de littérature, mais sur la littérature[24].

 

La question, simple mais primordiale, demeure entièrement posée : pourquoi n’enseigne-t-on pas la poésie comme on enseigne le dessin, la peinture ou la sculpture ? N’est-il pas dans la nature des choses de former des poètes et des écrivains comme on forme, en beaux-arts, des dessinateurs, des peintres ou des sculpteurs ? Cela suppose sans doute que l’enseignant de littérature soit lui-même poète ou écrivain (peut-on enseigner la peinture si on n’est pas soi-même peintre ?) ; mais, pour l’admettre, il suffirait peut-être de croire, comme l’a précisé Ricardou à Strasbourg, qu’être écrivain ne signifie pas forcément publier, mais seulement pratiquer une certaine activité d’écriture[25]. La littérature est un phénomène de l’écrit, il serait donc bien naturel de faire de l’apprentissage de l’écriture littéraire l’objectif premier de son enseignement ; ce qui est aujourd’hui loin d’être le cas, en dépit de l’attente du public, laquelle attente, nonobstant l’idéologie du don préservée par l’institution scolaire, est beaucoup plus large qu’on ne le croit, comme le montrent différents témoignages d’enseignants.

 

En tout état de cause, il ne semble pas possible non plus d’envisager, dans cet enseignement, un apprentissage de la lecture sans pratique, aussi rudimentaire soit-elle, de l’écriture – ce qui nous ramène aux leçons du 18e siècle, que confirme par certains côtés la recherche actuelle. G. Vigner, Jean Peytard et d’autres ont mis l’accent sur l’intérêt didactique qu’il y a à développer, même modestement, une expérience de l’écriture, du « scriptural », pour sensibiliser l’élève au « matériau langage » (Peytard), et l’aider à apprécier les textes qu’il lit, à produire une véritable « lecture créatrice » (Vigner). Mais une lecture créatrice n’est telle, comme le suggère Danièle Leclair (1992), que si elle suscite, à son tour, une pratique de l’écriture. La notion de lecture-écriture, si à la mode aujourd’hui, n’a de sens, en réalité, que par rapport à cette interaction entre l’une et l’autre, dont dépend la réussite de l’une comme de l’autre…

 

Au 18e siècle, l’apprentissage de la lecture littéraire, condition d’accès à la littérature, se faisait essentiellement par l’exercice d’imitation. L’exercice a été longtemps conservé, au collège, par une certaine tradition – celle des « rédactions » justement, qui « étaient très souvent précédées de lecture-analyse d’extraits de textes littéraires, dont il fallait s’imprégner et qu’il s’agissait d’imiter »[26]. Mais ce mode traditionnel de la rédaction est lui-même, depuis quelques décennies, en perte de vitesse On reconnaît, premièrement, le tort de mettre l’élève, en le confrontant aux écrivains accomplis, en position d’infériorité, et donc de favoriser les situations de blocage ; mais, aussi et surtout, le tort de s’inscrire dans une didactique où l’écriture est seulement objet d’apprentissage et non pas d’enseignement, l’élève étant abandonné à lui-même et à son apprentissage s’accomplissant par le mode magique de l’imprégnation ; ou encore de réduire les pratiques d’écriture (comme pratiques sociales de référence) à un seul type de pratique, celle du texte littéraire, créant ainsi une rupture radicale avec la majeure partie des pratiques scripturales proches des élèves ; une rupture, en somme, entre le paradigme scolaire et le paradigme social, entre l’école et la vie[27]. Aussi ce modèle traditionnel va-t-il subir l’impact d’une innovation pédagogique sans cesse nourrie, depuis les années 70, par le développement des théories du texte et de l’écriture, et dont les moments les plus forts, toutes expériences confondues, sont bien connus : « texte libre », « pédagogie du projet », « jeux poétiques ou d’écriture », « ateliers d’écriture ». Mais toutes ces expériences pédagogiques, par-delà leurs différences, la variété des courants théoriques, idéologiques, etc., qui les portent, ont en commun une chose essentielle : apprendre à forger  en forgeant, comme dit Freinet, le promoteur du texte libre, apprendre à faire en faisant, comme disent les pédagogues du projet, bref, apprendre à écrire en écrivant – principe de base qu’elles partagent, il faut bien le reconnaître aussi, avec la vieille rédaction…

 

Le problème est que ces expériences innovantes, dont l’apport est considérable à plus d’un titre, n’intéressent que l’enseignement primaire ou le collège, et non pas le Secondaire – sinon de manière marginale (dans le cadre de clubs, par exemple, ou d’ateliers) – ni le Supérieur, où, en matière d’écriture, sévissent toujours le commentaire de texte et la dissertation, indétrônables. Or autant on peut comprendre ceux, tel Reuter, qui récusent la prédominance du référent littéraire dans l’exercice traditionnel de rédaction, pour les raisons évoquées plus haut, autant on ne comprendra pas que le Secondaire, et encore le Supérieur, enlèvent toute place à l’écriture littéraire proprement dite. Et c’est là que nous revenons à l’idée de départ : faire de la formation esthétique, par le biais de la littérature, l’objectif premier de son enseignement – ce qu’on ne pourra pas contester, comme pour la rédaction, au nom du décalage entre l’école et la vie ou la société, puisque dans la vie on ne disserte pas, mais il arrive qu’on griffonne un petit poème ou qu’on rédige un petit récit.

 

Mais c’est là aussi que nous pouvons resonger, entre autres, à la pédagogie de l’imitation… Henri Besse revendique déjà sa réhabilitation, au moins en langue étrangère, à l’oral comme à l’écrit. « Non pas tant, précise-t-il cependant, pour parler et écrire à la manière de son auteur que pour approfondir le plaisir que l’on a pris à (re)lire » (1998). Il est vrai, comme il le dit lui-même pour justifier cette réhabilitation, qu’« on répète volontiers les expressions et les phrases qui, par leur rythme et leurs mots, ont été à l’origine de nos émotions », que l’exercice est  source d’un plaisir spécifique. Mais il est vrai aussi, nous semble-t-il, qu’il y a plus de profit à tirer de cette pédagogie de l’imitation pour l’enseignement de la littérature en général. À condition, bien sûr, de sortir de l’idéologie de la simple imprégnation évoquée plus haut pour concevoir, en partant de textes modèles (y compris de grands écrivains), une véritable didactique de lecture-écriture qui, en intégrant aussi bien les représentations des élèves (fondées sur le préjugé du don) que les acquis de la recherche théorique (narratologie, linguistique, etc.), s’inscrive dans une dynamique résolue de lecture-écriture de ces textes.

 

Rollin préconisait en son temps de proposer aux élèves qui composent en français à partir de textes latins de reprendre ces textes moins pour les traduire que « pour les tourner à leur manière », en ayant « la liberté d’y ajouter ou d’en retrancher ce qu’ils jugeront à propos ». Il nous semble aujourd’hui tout à fait indiqué d’entamer cette pédagogie de l’imitation avec des exercices de cette nature, qu’il suffira d’adapter au principe que, dans un premier temps au moins, la contrainte est encore plus productive que la liberté. On tirera d’ailleurs un grand parti de certaines idées de la recherche aujourd’hui, avec par exemple tous les exercices dits de transformation de texte, qui se sont développés à la suite des travaux narratologie, et dont Duchesne et Leguay en particulier, ont parlé dans leur Petite fabrique de littérature (1984), ou Giovani Rodari, dans sa Grammaire de l’imagination (1991) : exercices de suppression, dans lesquels on réécrit le texte en supprimant certains de ses éléments,  mots, phrases ou passages entiers, avec plus ou moins de perversité ou de malice, pour l’adapter à ses complexions et à ses goûts ; d’expansion, exercices inverses où le but est d’étoffer un texte, de le transformer en ajoutant çà et là des mots ou des passages nouveaux ; d’inversion et d’interversion (de rôles, de propriétés, etc.) ; les compléments d’histoires coupées à un moment crucial ; l’introduction d’éléments hétérogènes (un hélicoptère dans Cendrillon), etc.

 

Toutes ces activités présentent un intérêt certain : elles répondent aux premiers besoins que doit satisfaire une pédagogie de l’écrit : partant d’un matériau déjà là, elles aident l’élève à surmonter l’angoisse de n’avoir rien à dire, tout en le motivant, par leur aspect ludique, à l’écriture. À partir des textes présentés, l’élève peut plus facilement en produire d’autres ; et, les consignes contraignantes pouvant être combinées (suppression plus expansions, etc.), il peut, sous la conduite de l’enseignant, réfléchir en même temps sur les pratiques et les théories qui organisent cette production (« possibles narratifs », etc.) lorsque celle-ci prend la forme d’une opération de démontage-remontage, d’une opération de réécriture.

 

Ses rapports avec le texte changent aussi positivement. Comme dirait Reuter, celui-ci ne sera plus objet de « révérence » mais de « référence ». Petit à petit, on pourra même évoluer vers une situation d’enseignement-apprentissage où le champ littéraire se transforme en laboratoire de lecture-écriture, en lieu d’expérimentation plurielle, ouvert à toutes les variations possibles, et au sein duquel la réécriture devient à tel ou tel moment réécriture de la réécriture elle-même, dans un processus où l’acte d’écrire est en rupture avec l’idéologie du premier jet ou de l’inspiration, de l’œuvre achevée ou parfaite. Situation où la littérature d’avant-garde, en tant que littérature de recherche, peut être un précieux adjuvant. Au besoin, on enseignerait « à la fois l’exercice de la littérature et la théorie correspondante de la littérature », comme dit Ricardou ; on développerait des apports « expérienciels » avec celle-ci, dans lesquels on essaierait à chaque fois, en favorisant un apprentissage contrastif, de nouveaux éléments : des plus ténus, comme une métaphore (Ricardou propose de retravailler en classe les métaphores de Flaubert), jusqu’aux plus importants ou aux plus larges, un portrait de personnage, une séquence diégétique, etc. Il semble aller de soi également que, dans ce contexte didactique, de la même façon que la lecture s’apprend avec l’écriture, et l’expérience de la littérature avec la théorie de la littérature, l’apprentissage de la langue et celui de la littérature (des belles-lettres) ne sont pas non plus dissociés : autre leçon, et pas des moindres que nous retiendrons du 18e siècle.

 

En fin de compte, cette logique de l’intégration didactique devrait nous inscrire, à terme, dans un processus où l’élève se libère de plus en plus du déjà-là, en ne lisant plus les textes que pour y puiser des procédures ou des façons de faire dont on peut se saisir pour produire à son tour, modifier et enrichir son écriture. Un processus qui peut également se couronner, l’autonomie de l’élève progressant, par des activités où on peut lui proposer ce que suggère Danièle Leclair : non pas répéter le texte d’une quelconque manière mais à proprement parler lui répondre… On évoluerait ainsi vers plus d’authenticité, et en tout cas un plus grand investissement de soi, dans l’acte d’écriture. L’élève puisera son matériau moins dans le texte lu que dans cette première source de l’écriture qu’est sa propre histoire du sujet. La solliciter, même de manière indirecte, où le « je » se masquerait derrière des formes impersonnelles, peut être pédagogiquement intéressant, pour fonder une écriture comme expression de soi, comme (re)construction de son identité[28].

 

Mais c’est la poésie qui semble être le terrain le plus propice à ce type d’activité, parce que, plus que les autres genres, elle a ce pouvoir de « faire surgir la parole de l’autre », comme dit Leclair, ou encore de changer le lecteur en « inspiré » pour utiliser le langage plus simple d’un Valéry. L’élève sera ainsi invité à lire la poésie en produisant lui-même des poèmes. C’est le temps réel de l’écriture (l’écriture en temps réel) qui commence, une écriture non scolaire (l’élève s’impliquant lui-même), non jouée (l’élève se constituant lui-même comme sujet singulier et prenant plaisir à se découvrir comme tel). Mais dans ce contexte nouveau, marqué par cette émergence, parmi les élèves, de sujets réels, de paroles authentiques qui viennent rompre les habitudes lassantes des discours ou des réponses programmés, dans ce contexte où place est faite à l’imprévisible, à l’inconnu, le plaisir en question a toutes les chances – celles que tout école doit se donner – de s’offrir en partage et d’être partagé.

 

Pour conclure

 

Alors, enseigner la poésie pourquoi pas ? Doubrovsky proclamait à Cerisy, emboîtant le pas à d’autres, que la vérité, gênante pour le professeur de littérature, est que la littérature ne s’enseigne pas, et en donnait la preuve en considérant que l’on ne sort jamais d’une classe de lettres capable d’écrire, qu’un cours de poésie ne permet pas de faire un seul bon vers. Certes, mais ce que n’a pas dit Doubrovsky, c’est que le cours de poésie qui n’apprend pas à en faire n’enseigne pas la poésie. Car pour enseigner la poésie, il faut d’abord le vouloir. Or apprendre à faire des vers ne fait pas tout simplement partie des objectifs de la pédagogie en question. On apprend seulement à les commenter, et toute la question est là. L’observation de Doubrovsky ne devrait surprendre personne. Qu’on ne sorte pas d’une classe de littérature capable d’écrire est dans la logique des choses ; car l’objet d’enseignement-apprentissage n’est pas la littérature elle-même, mais plutôt un savoir sur la littérature, où même simplement à travers elle ; bref, dans le meilleur des cas, une certaine façon de la « lire ». C’est donc cette logique-là qu’il faut remettre fondamentalement en cause, pour une double raison au moins : d’une part, parce que cet objet doit être, principalement, comme pour tout art, d’apprendre à en faire, donc en l’occurrence à écrire, l’exercice de littérature devant être avant tout un exercice d’écriture littéraire ; d’autre part, parce que, de toute façon, on ne saurait apprendre à la lire ou à l’apprécier sans s’exercer soi-même, en même temps, à écrire – ce que l’on savait déjà depuis le 18e siècle.

 

Ce n’est pas une inconséquence de l’histoire ou un aléa que, au 18e siècle, au moment où la notion de « littérature » émergeait[29], où le concept d’« art » lui-même, au singulier et dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui, commençait à être utilisé[30], c’est cet objet-là qui était privilégié dans l’enseignement des Belles-lettres. Celui-ci tirait toute sa légitimité du souci d’éducation esthétique, qui était associé à l’idéal de formation du goût, et selon une logique qui a moins de chance qu’aucune autre d’être contestée, parce qu’elle a l’avantage d’être la plus fondée en nature… Que cette culture du goût, à l’époque, fut à son tour associée à un quelconque idéal d’éducation morale ou civique, qu’on en fit une question de savoir-vivre ou de convenances sociales, ne change pas pour nous les données du problème. L’enseignement-apprentissage des Belles-lettres comme des Beaux-arts a avant tout à voir avec l’éducation esthétique, et donc avec l’éducation du goût, indépendamment de tout usage social y afférent.

 

Cela étant dit, reste seulement à savoir pourquoi ce n’est pas ce point de vue que la postérité aura fait prévaloir et qu’aujourd’hui, avec cette pseudo-science de la littérature qui s’est développée depuis les années 70 et à l’aide de laquelle on pensait sauver l’enseignement des lettres de sa fameuse crise, on en est plus loin que jamais. Quand et dans quelles conditions l’explication de texte « à la française », comme on dit, s’est-elle imposée, escamotant l’apprentissage de l’activité littéraire d’écriture, au profit d’une pédagogie où le commentaire des textes compte plus que les textes, où l’élève se sent incité à imiter le professeur qui les explique et non les écrivains qui les produisent ? Dans la vie de l’institution scolaire, à laquelle cet exercice d’explication est organiquement attaché, c’est sans doute, comme toujours, la fonction qui crée l’organe, mais c’est cela qu’une recherche appropriée devrait déterminer avec précision…

 

Bibliographie

 

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Besse H., 1991, « Comment utiliser la littérature dans l’enseignement du FLE », in Ici et là, 20.

 

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Jimenez M., 1997, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris : Gallimard.

 

Kintzler C., 1983, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Paris : Le Sycomore.

 

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Rodari G., 1991, Grammaire de l’imagination, Paris : Messidor.

 

Séoud A., 1987, Zola à l’école, Tunis : Éd. Salammbô.

 

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Wittwer J., 1973, « L’éducation littéraire et ses motivations », in Le Français aujourd’hui, 27.

 

 

 



[1]        Voir Catherine Kintzler (1983).

[2]        Le premier est l’auteur, en 1671, des Entretiens d’Ariste et d’Eugène ; le second, des Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, en 1719.

[3]        Éd. Bossard, Paris, 1920, p. 199.

[4]        Ibid, p. 207.

[5]        ENSBA, Paris, 1993, Introduction.

[6]        Ibid., 1ère partie, section 4.

[7]        Le terme « beaux-arts » que La Fontaine aurait été le premier à employer, a remplacé celui d’« arts libéraux » (lesquels se distinguaient des « arts mécaniques ») : éloquence, poésie, musique, peinture, sculpture, architecture, gravure.

[8]        Du Bos, op. cit., p. 367.

[9]        Ibid. : 341.

[10]      Ibid., p. 81. C’est lui qui souligne.

[11]      Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris : Vrin, 1968, § 6.

[12]      Cf., entre autres, Zola à l’école, A. Séoud, 1987.

[13]      Cf. en particulier, Jean Ricardou, 1977.

[14]      Voir Jean Cohen (1971 : 591).

[15]      La leçon de lecture. Textes de l’abbé Batteux, choisis et présentés par Sonia Branca-Rosoff, Paris : Éd. des Cendres, 1990, p. 60.

[16]      Leçons de rhétorique et de belles-lettres, de Hugh Blair, traduit de l’anglais par M. Cantwell, Paris : chez Gide, 1797, vol. 1, p. 41.

[17]      Ibid., p. 61.

[18]      Ibid., p. 56.

[19]      De la manière d’enseigner et d’étudier les belles-lettres, Par rapport à l’esprit et au cœur, Paris : Jacques Estienne, 1732, vol. I, p. 328.

[20]      Rollin, De la manière d’enseigner et d’étudier les belles-lettres, vol. I, op.cit., p. 105.

[21]      Batteux, op.cit., p. 62.

[22]      Nouvelle édition, Paris : chez Barbou et chez Nyon, 1801, p. 106.

[23]      Cf. Séoud, 1987 : 164 et sv.

[24]      Cf. Doubrosky également, parlant de la dissertation comme ce « genre qui, dans le meilleur cas, n’accède pas à la littérature », colloque de Cerisy, op. cit., Inro, p. 16.

[25]      « L’écrivain, c’est seulement celui qui pratique une certaine activité d’écriture. Qu’il publie ou ne publie pas, qu’il travaille chez lui ou dans le cadre d’un cours universitaire, n’importe qui, donc, se fait écrivain en pratiquant ce qu’on peut appeler écriture ». (« Travailler autrement », op. cit., p. 25.

[26]      Cf. Reuter (1996-1 : 54).

[27]      Sur ces points, voir en particulier Halté (1988) et Reuter (1996-2).

[28]      Dans son exposé sur les « matériaux convoqués » en situation d’écriture, à partir desquels celle-ci s’élabore, Reuter compte en premier, lui aussi, « l’histoire du sujet » et sa « subjectivité » (qui viennent avant « l’imaginaire et la créativité », « les jeux de la langue et de la textualité », ou encore « les savoirs théorico-réflexifs » (1996 : 143 sv.).

[29]      Sur l’émergence de la notion de littérature au cours du 18e siècle, voir en particulier la thèse de Ph. Caron, Aux origines de la notion contemporaine de littérature, soutenue à l’Université de Nancy II, 1987.

[30]      Jusque là, l’usage oblige au pluriel, assorti d’un adjectif : les « arts mécaniques », les « arts libéraux ». Ces derniers, qui comprennent l’éloquence et la poésie, sont appelés « beaux-arts » dès la fin du 17e siècle. Voir entre autres Jimenez (1997).

 

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