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28 mars 2014

Les éditions M.E.O

Les éditions M.E.O. Rencontre avec Gérard Adam

L’histoire des éditions M.E.O., c’est un peu l’histoire du Phénix. Qui renaît de ses cendres, connaît plusieurs vies. Le cycle qui nous occupe débute aux alentours de 2008 quand émerge une série de publications mêlant auteurs de l’ancienne Yougoslavie et auteurs belges francophones. À la barre apparaît alors un écrivain bien connu du sérail littéraire, Gérard Adam. Rencontre avec Monsieur M.E.O..

Nous évoquions le Phénix. C’est qu’il y a eu un avant-2008 qui débute, si je ne m’abuse, vers 1994 avec l’asbl Mode Est-Ouest. Une aventure qui survient parce qu’il y a un autre Gérard Adam, qui a été médecin militaire tout en ayant horreur de la discipline. Qui a participé à plusieurs campagnes, notamment en Bosnie.

PHOTO-GÉRARD-Li-376x376L’asbl Mode Est-Ouest avait été fondée par une Belge d’origine bosniaque, Spomenka Džumhur, pour venir en aide aux réfugiés des guerres en ex-Yougoslavie (démarches administratives, rencontres avec des Belges dans le cadre d’activités culturelles, etc.). Quand je suis rentré de Bosnie, où j’avais été Casque bleu, j’ai publié mon carnet de bord et un recueil de nouvelles inspirées par mon séjour. Les gens de l’asbl en ont eu vent et m’ont contacté pour les aider à rédiger certains dossiers. En échange, ils m’ont offert la possibilité de suivre des cours de langue et j’ai pu améliorer le serbo-croate dont j’avais acquis des rudiments. De fil en aiguille… De rapprochement en rapprochement…

Le poète Tomislav Dretar a découvert la poésie de mon épouse Monique Thomassettie et s’est mis à la traduire. Idem avec l’écrivaine Mevlida Karadža (puis Spomenka Džumhur) pour mes nouvelles. Après la guerre, des écrivains rentrés en Bosnie ont suggéré de traduire des auteurs belges, ce qui a été fait grâce à une aide de la Promotion des Lettres. Une douzaine de créateurs ont ainsi été traduits et publiés en sept ou huit ans. Parallèlement, la traduction en français d’auteurs bosniaques a été entreprise et j’ai commencé à y participer. Au départ, nous voulions proposer nos traductions à des maisons d’édition établies, en France ou en Belgique. Mais la Bosnie était sortie de l’actualité et n’intéressait plus, malgré la qualité de sa littérature.

En 2007, Mode Est-Ouest, le premier M.E.O., devient Monde Édition Ouverture.

À un moment donné, les gens de l’asbl m’ont demandé d’organiser une véritable maison d’édition, puisque j’étais le seul à un peu connaître les rouages de la vie littéraire belge. J’ai accepté, à condition d’appeler ces éditions M.E.O. (le nom « Mode Est-Ouest » était invendable) et d’y accoler une rigueur professionnelle. Mais j’avais tout à apprendre, mes amis bosniens (NDLR : les Bosniens sont les habitants de la Bosnie quand les Bosniaques ne sont qu’une composante de la population, les Bosniens de confession musulmane) eux-mêmes ont un tantinet musardé, il a fallu six ans pour que le projet se concrétise, fin 2007.

Au départ, je ne voulais jouer qu’un rôle de conseiller, mais, fin 2009, l’équipe initiale s’est sentie dépassée par le projet et s’est retirée, me laissant seul aux commandes, elle a demandé à dissoudre Mode Est-Ouest. Afin de conserver l’abréviation M.E.O. qui commençait à être connue, une nouvelle asbl a été constituée, Monde-Édition-Ouverture (M.E.O. Éditions), qui s’est ouverte à des auteurs français et africains, et va s’étendre en 2015 à des traductions d’autres champs linguistiques (Roumanie, voire Chine). Des trois-quatre livres par année envisagés au début, nous sommes passés à quinze. Comme tu le vois, M.E.O. est vraiment le fruit d’un long processus. J’ai été happé par un engrenage.

Gérard Adam éditeur ! Je t’avoue avoir été surpris. Car je t’avais rencontré il y a longtemps, et tu paraissais la dernière personne à vouloir franchir ce cap. Te souviens-tu de cette conversation où je t’expliquais ma situation ? Mon éditeur suisse ignorait le microcosme médiatique belge et m’incitait à contacter personnellement des journaux, revues, radios… Pour toi, ces tâches relevaient exclusivement de l’éditeur, grand ou petit, et l’auteur devait se limiter à la création. Bref, tu ne prisais guère alors un certain type de démarches, de contacts.

Je suis dans une situation ambiguë vis-à-vis de cela. Je ne me suis jamais battu pour mes propres livres et je n’ai jamais eu d’éditeur puissant. J’ai donc toujours été un vendeur médiocre (150-250 exemplaires), à l’exception de mon premier roman (grâce au prix N.C.R.) et de la réédition en poche de Marco et Ngalula (qui s’est bien vendu dans les écoles). Je constate qu’il y a des auteurs doués pour les relations publiques et d’autres qui le sont moins ou pas du tout. Et cela n’a aucun rapport avec leur qualité littéraire (ni dans un sens ni dans l’autre). Je n’avais jamais imaginé devenir éditeur. Je pensais, la retraite venue, ne plus faire que voyager et écrire. Mais voilà. Le processus, l’engrenage. Et comme je ne fais jamais rien à moitié… Si on voulait publier des auteurs de Bosnie, il fallait que M.E.O. acquière un véritable niveau professionnel. Puis quand l’équipe initiale a laissé tomber, je me sentais des obligations envers les auteurs qui nous avaient fait confiance.

Et à présent ? Tu te sens à l’aise sous cette casquette d’éditeur ?

Je me suis découvert des qualités pour ce métier : un choix assez rapide et judicieux de manuscrits, une capacité à déceler les promesses mais aussi les éventuels défauts et à les faire retravailler sans vexer les auteurs, un apprentissage facile des logiciels informatiques (qui me permet d’éviter les frais de spécialistes), des facultés pour le travail, l’organisation et l’improvisation, une rigueur dans la gestion. Par contre, si je peux être un assez bon communicateur et avoir un contact plutôt chaleureux une fois présenté, je ne suis pas doué pour entamer des relations publiques, entrer spontanément en contact. Et je dois vaincre une aversion pour l’agitation des réseaux sociaux. Tout cela n’est pas idéal pour la visibilité d’une maison d’édition. Je suis lucide : il manque à M.E.O. un vrai communicateur pour grandir, prendre la place que son catalogue me semble mériter.

Une parenthèse sur l’auteur Adam. J’avais lu deux de tes livres, dont un recueil de nouvelles qui m’avait beaucoup plu. Tu me paraissais un auteur bien installé dans notre microcosme. Et puis, un jour, je découvre ce fameux article dans le Carnet et les instants (la revue de la Promotion des Lettres), où tu annonces… ne plus vouloir être publié ! Tu semblais tellement déçu. Tu exprimais tant de choses… Une mise en abyme de ce que vivent la plupart des auteurs francophones. Ça m’a remué, quasi bouleversé.

Peu banal, n’est-ce pas, qu’un auteur fasse la couverture d’une revue… parce qu’il ne veut plus publier ? Mais je m’étais fixé une limite : si un de mes livres tombe en dessous des 100 exemplaires vendus, j’en tire les conclusions et j’arrête de publier (je n’ai jamais dit que j’arrêterais d’écrire et je n’ai jamais cessé). C’est arrivé en 1998 avec un roman qui s’est vendu à 96 exemplaires. Je l’avais porté durant une quinzaine d’années, l’abandonnant, le reprenant, le transformant au fur et à mesure que j’acquérais une matière intérieure pour le porter plus loin. D’aucuns m’avaient promis de le défendre et ne l’ont pas fait. J’ai senti en moi comme une cassure. Ou plutôt, une cassure entre le monde et moi. Je gardais toute confiance dans ma capacité de création, je ne croyais plus en ma possibilité de faire passer cette création, ce qui est le but de la publication. J’avais (j’ai toujours en partie) la certitude que nous sommes dans une société où seuls les communicateurs ont droit de cité, pour autant que ce qu’ils ont à communiquer soit banal sur le fond, d’une originalité factice sur la forme et clinquant sur la manière. En littérature, j’appelle ça le book-bizness en tige d’oignon (piquant mais creux).

Tu as donc arrêté d’écrire, passé deux ans à traduire. Accepté quelques menues entorses pour répondre à des demandes ponctuelles. Puis le virus… Tu repars en création. Sans te trahir. Tu avais tourné le dos à la publication mais pas à l’écriture.

Je n’ai rien publié durant huit ans, à l’exception de deux textes destinés à des revues (suisse et belge), le premier promis de longue date, le second remis juste avant ma décision. Mais j’ai toujours écrit, tout en traduisant. J’ai pris ma décision d’arrêter en décembre 2001. Trois semaines après, je partais en Inde avec Monique. Durant ce voyage dans un pays déserté par les touristes (menace d’une guerre avec le Pakistan, repli post-11 septembre), un roman m’est tombé dessus, qui est devenu Qôta-Nîh. Mais il m’a fallu beaucoup de temps et d’essais effacés pour que la première phrase jaillisse : « Que nous est-il arrivé […] ». En fait, durant deux ou trois ans, aucun texte n’a vraiment abouti, j’ai esquissé des choses qui ont trouvé leur place plus tard.

La vie est affaire de volonté. Mais d’évènements extérieurs aussi. Bref, tu t’étais investi dans l’ancienne structure M.E.O. et, de fil en aiguille, l’édition s’est imposée à toi. Quels étaient les objectifs de départ, vers 2007/2008 ? Et ont-ils changé en cours de route ? Quel premier bilan tires-tu de ces cinq/six années ? Un métier rentable ?

Le bilan est ambigu : un catalogue d’excellent niveau qui ne cesse de s’étoffer, mais une visibilité insuffisante dans la presse et des ventes encore maigres. Nous équilibrons le budget… moyennant 60 heures de travail (bénévole !) par semaine. Sans dégager l’excédent qui nous permettrait de décoller, notamment en investissant dans une attachée de presse permanente, un travail sur les réseaux sociaux. Notre best-seller plafonne à 750 exemplaires, les autres se cantonnent entre 350 et… 25 (pour certains recueils de poèmes). Je n’ai même jamais pu me rembourser d’un investissement de départ.

Nous avons un évident prestige en Bosnie et en Croatie, ce qui m’a permis d’acquérir les droits du dernier roman de Mirko Kovač, le dernier des géants de la littérature yougoslave (souvent évoqué pour le Nobel, traduit dans plus de vingt langues), qui vient de décéder. Rivages, son éditeur français, l’avait refusé parce que trop en dehors de sa manière post-moderne habituelle. Kovač est intervenu en notre faveur, notamment pour nous obtenir de bonnes conditions, mais il nous a fait un cadeau supplémentaire : il n’avait jamais publié sa poésie (« par respect pour les grands poètes » qu’il admirait) et il nous a confié avant sa mort la dizaine de poèmes qu’il estimait publiables. Une grande première ! Nous avons été repérés dans d’autres pays des Balkans, mais c’est moins évident en Belgique et en France (encore qu’un de nos ouvrages ait eu les honneurs de Rue89, de RFI, de France 24 et de Et Dieu dans tout ça ?).

Comme je l’ai expliqué, l’édition est venue à moi par hasard, j’ai été happé par un engrenage. Mais, en cours de route, des objectifs se sont définis. J’en vois trois : accueillir des auteurs reconnus en manque momentané d’éditeur, mettre le pied à l’étrier de nouveaux talents et faire connaître des écrivains étrangers qui n’ont pas été suffisamment best-sellers dans leur pays pour passer dans le book-bizness parisien.

Quelles sortes de projets désires-tu rencontrer ? Il y a des invariants dans tes choix ? Un thème, une position par rapport au monde, un type d’écriture ? Venant de lire cinq romans M.E.O. d’affilée, j’éprouve quelques impressions : on ne peut te séduire sans une qualité d’écriture et une éthique, mais tu es assez ouvert quant aux types de livres, de styles. Évelyne Heuffel se distingue par un univers fictionnel riche et tend vers la reconstitution, Soline de Laveleye excelle plutôt à créer une atmosphère et se complaît dans les brumes, Évelyne Wilwerth rend tout vif et pétillant…

Le roman, la nouvelle ou le récit de vie doivent répondre à trois critères : une histoire intéressante (qui dépasse ou transcende l’ego de l’auteur, ne se limite pas à des élucubrations cérébrales), un éclairage sur une des strates de l’humain (biologique, psychologique, philosophique, socio-politique, spirituel…) et une esthétique de l’écriture (musique, rythme, architecture, ellipse…). Une écriture doit pour moi se mouler au récit, être fluide quand celui-ci l’exige, rugueuse quand c’est nécessaire… Ce dernier point, esthétique, est le plus difficile, parce qu’il va à contre-courant de la mode. On affectionne aujourd’hui une écriture volontairement négligée, avec pour résultat que de moins en moins de lecteurs, notamment professionnels, sont capables d’apprécier l’œuvre d’art dans l’écrit et se bornent à juger l’intérêt, voire l’actualité du récit, et l’émotion. Pour revenir à nos ouvrages, j’aime tous ceux que je publie, aussi différents soient-ils. J’ai d’ailleurs toujours eu des goûts éclectiques, apprécié découvrir des livres que je n’aurais pas pu écrire moi-même. Je constate que tous les auteurs que je publie ont un côté humaniste, mais ce n’est pas un critère conscient. Il y a des amis, rencontrés au gré de mes aventures littéraires, comme Michel Joiret, Évelyne Wilwerth ou Françoise Pirart, bientôt Daniel Soil, mais nous publions aussi des découvertes, des premiers romans (Soline de Laveleye, Claire Ruwet, Serge Peker).

Comment vois-tu le lecteur ? Qu’en attends-tu ?

Chacun de nos livres a un lectorat potentiel, mais comment lui faire connaître son existence ? Une bonne part de la presse belge, et tout particulièrement la RTBF, n’a qu’indifférence, voire mépris, pour les productions des éditeurs de chez nous, surtout s’ils sont petits. J’ai connu l’époque des Anne-Marie La Fère, des Jean-Pol Hecq, où l’on pouvait inviter des écrivains dans le Monde est un village. Tout ça est bien révolu. La presse n’est plus là pour informer le lecteur de l’existence d’un livre de qualité, c’est l’écrivain qui doit être assez célèbre pour apporter des auditeurs ou des lecteurs à l’organe de presse. Dès lors, avoir ses livres sur les tables des libraires est très difficile. Si l’auteur n’a pas un réseau de relations suffisant pour démarrer un bouche à oreille, rien ne se passe. Sans compter, on le voit dans les salons du livre, que les lecteurs sont de plus en plus conditionnés à chercher ce qu’ils connaissent déjà.

Il reste de vrais lecteurs, mais comment parvenir à eux ? La plupart des blogs littéraires se contentent de décalquer ce qu’on lit dans la grande presse. Même des éditeurs présents sur le terrain depuis plus de vingt ans, comme Luce Wilquin, rencontrent ce problème. C’est plus difficile encore pour les « petits jeunes » comme nous, puisque les diffuseurs historiques (La Caravelle, Nord-Sud…) ne prennent plus le risque de les accepter. Je parle ici des éditeurs littéraires. Littéraires. Car un confrère qui vient de commencer annonce sa couleur : « Nous ne publions que des auteurs déjà célèbres dans un autre domaine que la littérature, et peu importe ce qu’ils écrivent ». C’est évidemment plus facile.

Comment fonctionne ta maison ? Ton épouse Monique Thomassettie, une créatrice polymorphe (peintre mais poétesse, auteur de nouvelles, etc.) te seconde et il est difficile de ne pas l’évoquer car elle partage véritablement ta vie et tes idéaux, tes carrières.

Je ne m’occupe personnellement que de la prose. Monique dirige la collection de poésie. Elle est aussi éclectique dans ses choix, mais intransigeante sur deux points : l’authenticité et la précision de l’écriture. Elle sent la fabrication et le remplissage à des kilomètres. Pour les traductions du serbo-croate, j’ai l’aide du poète Tomislav Dretar, qui vit à Drogenbos tout en suivant l’actualité littéraire de son pays d’origine.

Vous disposez d’une équipe autour de vous ? Pour lire, corriger, etc. ?

Non, nous faisons tout nous-mêmes : lire, accepter ou refuser les manuscrits, les faire retravailler, corriger, mettre en page le texte et réaliser la couverture, négocier avec les imprimeurs, négocier les droits de traduction, établir les dossiers d’aide à la publication, contacter les libraires… Et je suis à saturation. Je n’ai plus écrit une ligne depuis six mois, alors que j’ai deux romans en chantier qui me démangent.

J’ai lu que tu ne souhaitais pas recevoir de manuscrits. C’est toujours d’actualité ? Tu préfères contacter toi-même les auteurs ? Ou nouer préalablement une relation de confiance, d’amitié ? Ce que l’on rencontre chez de nombreux éditeurs indépendants.

Je dois me défendre. Impossible de lire 300 manuscrits par semestre ! Mais les auteurs qui ont la politesse de prendre contact avant d’envoyer sont en général mis en lecture (sauf si je subodore un ego XXL). Et nous en avons déjà publié plusieurs. Certains passent outre et nous offrent le plus souvent du n’importe quoi : des romans fantastiques (alors que nous n’avons aucune collection du genre), la manière de soigner son chat avec des plantes d’intérieur, le développement individuel par le tree-climbing… Ils reçoivent une réponse standard… qui leur conseille de se renseigner sur un éditeur avant de lui envoyer un manuscrit. Pour les autres, un rapide coup de sonde permet d’éliminer la plupart. Ce qui confirme cette impression à peine caricaturale : nous vivons dans un monde où chacun veut écrire et plus personne ne lit !

Un problème particulier vient des ateliers d’écriture. Nous recevons parfois des recueils de nouvelles dont la première est plutôt bien torchée mais les suivantes… catastrophiques. De fait, cette première a été travaillée en atelier mais l’auteur n’a rien assimilé et ne peut reproduire le fruit de l’apprentissage. Après ce premier écrémage, il y a la première lecture intégrale. Puis vient le choix difficile entre les manuscrits qui passent l’épreuve. Car nous n’avons pas les moyens de tout publier. Mon unique critère, dont je confesse la subjectivité, est la qualité littéraire, incluant les trois éléments dont je parlais plus haut. La rentabilité potentielle n’est jamais un critère. Par exemple, l’ouvrage que nous sortons en mai s’est vu refuser par Calmann-Lévy, qui avait pourtant déjà publié l’auteur… « parce que c’était invendable ».

Je ne sollicite pas les amis. Ils me connaissent et savent pouvoir me contacter. Mais c’est très dur psychologiquement de devoir refuser le manuscrit d’un ami, de quelqu’un dont j’apprécie tout ou une partie de l’œuvre, parce qu’il ne me semble pas abouti. Jusqu’ici, aucun ne semble m’en tenir rigueur. Avec les inconnus acceptés, j’ai toujours un échange de mails préalable, qui me donne une indication sur leur qualité humaine (mon expérience en tant que médecin m’est utile). Jusqu’ici, j’ai pu éviter les auteurs insupportables que me décrivent des collègues éditeurs. Et aucun ne m’a jamais attaqué parce que son livre se vendait mal. Ça viendra peut-être.

Quid de la diffusion/distribution des livres ?

C’est le principal problème depuis le début. En Belgique, après deux ans d’autodistribution, nous avons pris contact avec Ubris, une petite structure bruxelloise spécialisée dans la BD alternative qui voulait s’étendre à la littérature. Le contrat était fin prêt quand la crise est arrivée. Devant l’effondrement des ventes, Ubris a été repris par Pinceel, le numéro 3 en Flandre, également spécialisé dans la BD. Ces gens voulaient aussi s’étendre à la littérature, mais ils ont laissé tomber leur pôle francophone après des débuts qui nous avaient globalement satisfaits. Nous avons contacté tous les distributeurs et… aucun n’a voulu de nous : « la littérature ne se vend pas ». Nous avons quand même pu passer dans le pool de petits éditeurs représentés à La Caravelle par Espace Livre & Création. La Caravelle nous a déçus mais nous a permis d’investir la FNAC. EL&C a fini par ouvrir sa propre structure de distribution (avec Aden). Nous aurions préféré rester à La Caravelle, mais Glénat les a lâchés et ils ont dû virer une partie de leurs commerciaux… et, dans la foulée, se débarrasser des petits éditeurs. Nous sommes passés chez Joli Mai. Qui assure une distribution mais pas de diffusion.

En France, nous avons d’abord été diffusés-distribués par le Collectif des Éditeurs Indépendants. Ça a plutôt bien fonctionné au début, puis ça s’est effondré. Nous sommes passés chez Pollen, malheureusement en distribution pure, sans diffusion. Ils nous proposent la solution d’un diffuseur indépendant, mais c’est trop risqué (il est payé au pourcentage sur les mises en place, et si la moitié des ouvrages revient chez le distributeur nous sommes en faillite !). Donc, à ce stade, pas encore de solution idéale. Mais il faut savoir que, même en diffusion/distribution à La Caravelle, Luce Wilquin a de grosses difficultés pour placer ses livres chez de nombreux libraires.

Comment juges-tu l’édition et la littérature en francophonie, en Belgique francophone ?

Camille Lemonnier décrivait déjà, à la fin du XIXe siècle, une situation qui n’a guère évolué. Pour la France, nous ne sommes que de petits éditeurs belges, et, pour la Belgique, nous ne sommes pas de grands éditeurs français. Quand je suis allé au Salon du livre de Québec en tant qu’auteur, j’ai pu voir que les éditeurs québécois étaient bien représentés dans les vitrines des libraires. Idem en Suisse romande. Chez nous, on peut toujours courir. Paris est trop proche. (NDLR : ou le Belge francophone trop complexé par rapport à sa propre culture, sa propre identité ?)

Les Impressions Nouvelles font figure d’exception et ont une aura supérieure, de par la personnalité du fondateur Benoît Peeters (NDLR : célèbre comme scénariste des Cités obscures, théoricien de la BD, etc.), ce qui leur a permis d’être distribués/diffusés par Harmonia Mundi, la Rolls des distributeurs indépendants.

T’intéresses-tu aux grands auteurs étrangers ? Aux auteurs flamands ?

Autrefois, oui. Et j’ai notamment lu pas mal de Flamands, certains dans leur langue. C’est une littérature très riche, avec laquelle je me suis senti souvent en résonance. Maintenant, je n’ai plus de temps que pour les manuscrits de la maison et c’est frustrant. Je suis complètement largué. D’autant qu’un élément extrinsèque s’est ajouté : suite à plusieurs opérations, j’ai perdu la vision de l’œil gauche il y a douze ans, et il me reste des névralgies ophtalmiques permanentes, qui inhibent ma capacité de lecture, surtout sur papier.

Et les nouvelles séries TV, le grand phénomène créatif du moment ? Celles qui émanent surtout des boîtes indépendantes US et renouvellent la grammaire de la narration ? Je songe à The Wire, Six feet Under, Mad Men, The Shield, The Sopranos, Deadwood, Breaking Bad, Games of Thrones.

Je ne les connais pas du tout. Et je n’en suis pas fier, mais les journées n’ont que trente-six heures!

Question-bateau. Tu crois que le numérique va balayer le papier ? Comment te positionnes-tu par rapport aux évolutions technologiques ?

Depuis deux ans, notre catalogue est numérisé (PDF et ePub). Cependant, le chiffre d’affaires du numérique représente environ 1 % du total de l’édition et n’augmente pour aucun éditeur. Il a même tendance à se tasser aux USA, où il semblait bien démarrer. Le problème actuel n’est pas le support du livre mais le livre lui-même. L’écrit n’est plus, en dehors des publications scientifiques (et même !) le mode référentiel de communication (NDLR : pourtant, les sms et les réseaux, c’est de l’écrit, Gérard !). Encore moins d’une communication esthétique. La peinture a déjà quasiment disparu, la littérature va suivre. Je pense faire du combat d’arrière-garde. Le numérique pose un autre problème : la capacité d’autoédition est surmultipliée. Théoriquement, ce pourrait être un bien, car bien des auteurs sont trop originaux pour l’édition commerciale, mais des millions de livres sans la moindre valeur submergent les œuvres des écrivains authentiques. Et ceux qui surnagent ne le font pas grâce à leurs qualités.

Le numérique ne va pas balayer le papier… mais la littérature. On peut bien sûr espérer que d’autres formes d’art émergeront (NDLR : c’est certain, car il en a toujours été ainsi… depuis des millénaires ; l’art demeure mais se déplace de forme en forme, de support en support ; le passage de la culture orale à l’écrit avait été fort décrié, comme celui du cinéma muet au parlant, etc.), mais la virtuosité technique risque de l’emporter de plus en plus sur l’émotion esthétique.

Que réponds-tu aux grincheux qui pourraient s’étonner que l’auteur Adam soit publié par l’éditeur Adam ?

Je m’étais dit que publier Qôta-Nîh dans M.E.O. donnerait du poids à la maison (à tort : après huit ans de silence, la plupart avaient oublié qui j’étais !), mais j’ai financé moi-même l’impression et le service de presse, je ne voulais pas peser sur la maison d’édition. Mes trois livres parus chez M.E.O. sont donc de l’autoédition (quoique deux d’entre eux aient obtenu une aide du Fonds national de la littérature) et je le revendique. Non par provocation, mais par nécessité intérieure. Tu sais… Hubert Nyssen a publié ses Carnets chez Actes-Sud (après en avoir abandonné la direction, mais ça n’y change pas grand-chose). Et Gide a publié à la NRF (dont il était un des fondateurs).

NDLR : Quand on a été publié par de belles enseignes et reconnu comme auteur de qualité durant de longues années, ce qui est le cas de Gérard Adam, on peut nourrir une profonde lassitude pour les aléas de l’édition traditionnelle et vouloir échapper à ses contraintes, imposer son timing par exemple ou sortir des livres plus difficiles (comme son roman Qôta-Nîh, une polyphonie de 760 pages… assez denses), etc. Il ne faut pas confondre l’autoédition (ici, à peine déguisée), voie empruntée par de très grands auteurs, par de nombreux poètes, etc. et la publication à compte d’auteur, qui est à mille coudées et me semble, elle, plus que discutable, puisque les rapports auteur/éditeur/public y sont biaisés (voir à ce propos le site de l’association L’Oie plate qui a succédé au mémorable CALCRE et distingue le bon grain éditorial de l’ivraie).

Avant de nous quitter, je tiens à te féliciter, Gérard, pour la qualité de tes sites d’auteur et d’éditeur. J’en conseille la fréquentation à tous nos lecteurs. En tant qu’homme/auteur, tu as réussi la gageure de raconter ta vie sans fausse modestie mais, en même temps, avec de l’humilité, de la lucidité, de la dérision. Partout, partout de la vérité, de la sincérité, de la simplicité. Tu émeus et fais réfléchir. Tu apprends beaucoup à quiconque veut se lancer dans la carrière des lettres. Ou dans la vie tout court. Quant au site M.E.O., il regorge d’informations sur les écrivains, leurs œuvres. On y découvre ce que j’ai constaté de visu au cours des divers salons où nous nous sommes croisés, tu te coupes en quatre pour tes auteurs (présentations, vidéos, séances de dédicaces…), tu leur sacrifies beaucoup de temps et d’énergie.

Puisses-tu en être récompensé !

PS : Ce qui est en bonne voie : Michel Joiret et Gérard Adam lui-même ont été récemment primés ! Le même Joiret et Bozidar Frédéric étaient finalistes du prix Marcel Thiry, le roman de Gérard Adam le Saint et l’autoroute du prix du Parlement.

M.E.O. en cinq titres ou presque…
Trois romans sont sortis pour la Foire du Livre de Bruxelles, en février 2014 :
Les Tablettes d’Oxford, Jean-Luc Wauthier
Miteux et magnifiques, Évelyne Wilwerth
La Femme mosaïque, Claire Ruwet

Deux autres étaient sortis pour la rentrée littéraire de septembre 2013 :
La Grimeuse, Soline de Laveleye
Villa Belga, Évelyne Heuffel

Mais M.E.O., c’est aussi…
Des romans et des recueils de nouvelles :
Dossier CD-09/3756, Dragana Covjekovic
Tlimiaslo, Monique Thomassettie
La Grinche, Françoise Pirart
Qôta-Nîh, Gérard Adam
Le Saint et l’autoroute, Gérard Adam
Dans le parc, Daniel Simon
Madame Cléo, Michel Joiret
Ciel Seraing, Bozidar Frédéric
Portrait de Balthasar, Jasna Samic
Felka, une femme dans la grande nuit du camp, Serge Peker
De l’existence de dieu(x) dans le tram 56, Gérard Adam
J’ai immédiatement écouté le conseil de Dieu, Annie Préaux

Et encore…
Des recueils de poésie, des récits de vie, des ouvrages divers…

M.E.O. en vidéos…
Parmi toutes celles qui abondent sur les sites M.E.O./Gérard Adam/Monique Thomassettie, retenons celles-ci :
Gérard Adam interviewé par Edmond Morrel à propos du roman Qôta-Nîh
Monique Thomassettie lisant ses textes alors que défilent ses peintures

www.meo-edition.eu
www.gerard-adam.eu
www.home.scarlet.be/moniquethomassettie

sigle
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Commentaires
H
J'ai aimé ce que j'ai lu, on sent des personnes concernées par beaucoup de questions et qui doivent choisir. Oui, c'est difficile mais nous en sommes tous là. De plus soyons reconnaissants pour la richesse des personnes rencontrées, les émotions partagées, la diversité des situations, des paysages, des langues. Merci pour l'entretien
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