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16 juin 2014

Le discours mystique dans la littérature et les arts

Du plus haut Moyen Âge occidental jusqu’au seuil du XVIIIe siècle, la mystique, tout
ensemble expérience et narration, a tant bouleversé le régime de la représentation et du
langage qu’elle ne cesse de poser à la philosophie la question de leur fondement
respectif et de la capacité de celle-ci à entendre, ou non, sa leçon. Tel fut l’objet, dans la
dernière décennie, du livre de Ph. Capelle, Philosophie et expérience mystique, 2005
(ASSR, 136), et de l’ouvrage collectif Les enjeux philosophiques de la mystique, 2007,
dir. D. de Courcelles (ASSR, 142).

Qu’en est-il, au XXe siècle et en ses marges, de la mystique quant au champ littéraire et à la création artistique ?

On soupçonne que le grand dérangement du langage dont la mystique se fonde, ainsi que l’a qualifiée M. de
Certeau dans La fable mystique (1982), n’a pu laisser indifférentes cette littérature
– théâtre et narration mêlés – et ces oeuvres d’art moderne et contemporain. D’emblée,
entre mystique et poésie, une intrigue se noue, qui fait de tout énoncé de spiritualité
l’occasion d’un verbe venu à son accomplissement poétique. Les intervenants aux
rencontres de l’Université de Toulouse-le-Mirail en novembre 2011 – dont les actes sont
ici repris en volume – en font le constat de principe. Comment pourrait-on, en effet,
disjoindre mystique et poésie en L’ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck ou à
la lecture du Cantique de Surin ? L’une et l’autre, à la vérité, ne sont ici qu’une seule et
même « ronde nocturne autour d’un silence », pour reprendre l’expression de Carlo
Ossola. Si bien que l’on peut affirmer que, des rhéno-flamands au XVIIe siècle, la
mystique a constitué, par sa poétique même, le moment chaque fois réinventé de la
modernité.

Mais il convient d’aller au plus près des conditions et formes de l’expérience mystique.

Et d’abord, cette capacité à trouver « dans les chausse-trappes du langage de
quoi dire le néant », comme il en allait, pour Annie Le Brun, de Victor Hugo (Les arcs-en-
ciel du noir – Victor Hugo, 2011) – que l’ouvrage ne sollicite que marginalement.
Car la question – et la raison – de mystique sont bien d’exprimer ce qui ne peut se dire,
de signifier ce qui incréé, invisible, ne peut se penser, se voir ni s’atteindre. Lydie
Parisse situe parfaitement ce défi, d’avoir à « dire » ce « déficit d’être » en des mots
entrés en « déficit ». Le néant, donc, cette « kénose » dont ne peut témoigner qu’une
négativité fondamentale, à l’oeuvre au plus profond de l’intériorité. Tout mystique est
d’abord cet être qui se perd en l’impossible quête d’un dieu qui n’a nom que d’absence.
L’énonciation mystique s’inscrit immédiatement dans la tradition apophatique dont
Pseudo-Denys l’Aréopagite a proposé la première et plus rigoureuse expression. Il faut
être d’absolue « nudité » pour participer de cette « pure nudité qui est Dieu », rappelle
C. Ossola. Ablation, peut-on dire, de ce retranchement et dépossession de soi-même et
de tout ce qui constitue son « propre », et oblation, de cette créature en effacement, à
cela même de quoi Dieu est le nom. De la fresque de Giotto représentant François
d’Assise prêchant aux oiseaux, aux Fioretti de Rossellini, toute chose est rendue à sa
pauvreté, sa nudité, qui n’est autre que « la puissance de leur apparition », souligne
Valérie Deshoulières. Mystique : une poétique de la simple vertu des choses ? « Montrer
la force de l’innocence », expliquait le cinéaste – et proposer ainsi des images épurées,
« sans effets rhétoriques ». Précis de déconstruction.


Ou de désenchantement, dont la mystique est sans doute l’opérateur le plus radical.
Soit, au début du XIXe siècle, l’oeuvre d’Étienne de Senancour, trop méconnu, alors qu’il
fut considéré par les Romantiques comme ayant ouvert la voie vers leurs « abîmes ». En
son ouvrage emblématique, Oberman, en ses Libres Méditations, Patrick Marot note
une écriture dissociant « l’individu de toute transcendance », et la conception tragique
qui s’en dégage, comme il en va d’une mystique éperdue en un monde hors de dieu. Plus
encore : dans cette négativité fondamentale, le statut du sujet bascule, « appelé à se
dissoudre dans l’oeuvre ». Ainsi se déploie un processus « délibérément déceptif de désymbolisation
et d’évitement ». On reconnaît la grammaire de toute haute spiritualité,
jusqu’à cet absolu don de soi qu’un pur amour engage, et l’offrande féminine qui s’y
inscrit, comme tout à l’heure chez François d’Assise l’impératif de « faire la femme », ou
« la mère », qu’avait relevé Jacques Dalarun. L’écriture de Senancour reprend ainsi le
schème mystique où tout apophatisme est aussitôt épiphanie : il n’est de révélation que
dans le temps même de l’occultation, et de lumière vive qu’au creux de la ténèbre. Telle
littérature se décline alors en « poétique du sublime », où se conjuguent le verbe en son
expressivité, et la dissolution du référent.

Au tournant des XIXe et XXe siècles, le champ littéraire est acquis à la mystique,
considérée comme « ce génie absolu » qui hante Léon Bloy, J.K. Huysmans, Villiers de
L’Isle-Adam, etc. Et les conduit à (re)découvrir Ruysbroeck, Angèle de Foligno,
Marguerite Porète, etc. et le grand oeuvre de Maître Eckhart, et Mme Guyon, et Surin,
François d’Assise, Jean de la Croix, Thérèse... Le théâtre n’est pas insensible, tant s’en
faut, à cette séduction. Qu’il observe en sa radicalité : « mise en question du langage et
de la faculté de représentation », écrit L. Parisse à propos de Maeterlinck – « creuset de
l’image spirituelle » note Flore Garcin-Marrou. Le théâtre doit être le témoignage d’une
expérience singulière authentique, comme l’est un texte mystique. Nommer donc, avec
Maeterlinck, « amour absolu » ce noeud gordien qui fait de la joie et de l’effroi ce couple
de malédiction et de plénitude. Écrire ce renoncement et cette dépossession de soi et du
langage. Représenter l’irreprésentable en usant de tous les impropriétés et déficits de la
langue, jusqu’à tenter de retrouver quelque langue des origines pour fonder ce « théâtre
de l’âme » ainsi défini par E. Schuré au début du XXe siècle. De Maeterlinck à Artaud, de
la nécessité, pour le premier, « d’écarter l’être vivant de la scène », à l’urgence, pour
Artaud, de considérer la scène comme lieu « de la transfiguration du quotidien en une
cruauté sublime », selon la formule de F. Garcin-Marrou, la filiation s’impose. La déreprésentation
exige la résurrection du banal. Beckett viendra à son tour, l’attente vide,
le cap toujours au pire.

Cette expérience mystique de « remontée vers le principe », étant exclue toute
élaboration conceptuelle de Dieu, Bergson la fonde en intuition et surgissement. Elle ne
peut se dire que par métaphore, cette véritable trans-substantiation du verbe, familière
aux mystiques, ou, par antithèse, « cette faculté souveraine » de voir les deux côtés des
choses (V. Hugo). Seules capables de rendre compte de ce « je ne sais quoi » que
Bergson, rappelle Ghislain Waterlot, loge au centre de l’expérience intime de soi et de
l’altérité. Là cependant où le philosophe conçoit la mystique comme ce « surcroît
d’énergie », cet « acte inaugural qui pousse l’espèce humaine au-delà d’elle-même », la

Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du xixe siècle à nos jours 29/05/14 23:38
http://assr.revues.org/25583 Page 4 sur 5
Pour citer cet article
Référence papier
Daniel Vidal, « Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les
arts de la fin du XIXe siècle à nos jours », Archives de sciences sociales des religions,
164 | 2013, 264.
Référence électronique
Daniel Vidal, « Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les
arts de la fin du XIXe siècle à nos jours », Archives de sciences sociales des religions [En ligne],
164 | 2013, mis en ligne le 20 février 2017, consulté le 29 mai 2014. URL :
http://assr.revues.org/25583
Auteur
conciliant avec l’élan qui porte toute vie – la littérature et le théâtre qui nous concernent
ici exposent, selon la formule d’Aby Warburg, le « nihilisme religieux » qui en procède.
On peut à l’évidence qualifier ainsi l’oeuvre de Baudelaire ou de Bataille, définie par
Maurice Blanchot, selon l’analyse proposée par Tomasz Swoboda, comme révélation
toujours négative : « c’est une découverte de l’absence de la source, une confusion, une
dissolution ». Aussi bien l’esthétique qui se réclame de la « voie négative » porte-telle
critique de la visibilité. De Boehme et Angelus Silesius aux maîtres de l’abstraction,
Malévitch, Kandinsky, Mondrian, une même « grammaire des images » se décline,
capable de définir de nouveaux cadres de signification. Il s’agit non seulement de
rechercher le sacré dans les formes profanes, analysent Amador Vega et Sébastien
Galland, mais plus encore de permettre l’émergence de « processus négatifs de
défiguration de l’image ». Pureté, ascétisme, création « sacrificielle », détachement : en
témoignent à l’envi Duchamp, Tapiès, Rothko, et tout créateur attestant, comme il en va
dans l’oeuvre de Viola, que « le vide du désert rejoint la vacance que chacun porte en
lui ».
Mais on sait que cela n’est pas affaire de « personnalité », moins encore d’« état
d’âme », mais d’une exigence plus redoutable, qui sollicite chacun d’être à la mesure de
la démesure du monde et de son principe – sa vacuité, sa nudité, son unité. De ce point
de vue, l’écriture de Valère Novarina est exactement contemporaine de cette urgence et
de cette nécessité. Marco Baschera la définit comme « active négation de tout ce qui
semble être donné, perçu, compris », quand il faut au contraire « trouer et porter le
vide » dans les termes même par quoi l’homme communément se nomme. « Pas d’idées
sur la scène, jamais !, écrit Novarina ; et pas non plus d’idées dans la pensée – mais des
personnages rythmiques, des instabilités, des bêtes au combat –, pas de substances, ni
substantifs, ni adjectifs, ni d’êtres qui tiennent, mais l’acte du verbe, le feu qui souffle,
brûlant, ardant toutes les lettres [...] les vraies pensées sont en spirales, en torrents, et
en tourbillons – comme autant de combats musicaux [...] ». Des torrents de Madame
Guyon aux déstabilisations continues et effondrements des mots en leur tournant
mystique, ce théâtre en est la figure aujourd’hui. À la difficile conjonction de la
mystique et de la philosophie, qui ne peuvent sans doute s’entendre qu’une fois
reconnue leur différence de principe – mystique, écriture, poétique et création
artistique, – chacune venue, pour le meilleur, d’une insoumission radicale du verbe, et
de la mise en jeu et en cause de la transcendance par le rapatriement de dieu au plus
intime de l’homme – pourraient bien au contraire dessiner une configuration du savoir
qui définirait, en chaque temps d’histoire, son gradient de modernité.

Lydie Parisse (Etudes Réunies), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du xixe siècle à nos jours 29/05/14 23:38
http://assr.revues.org/25583

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