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2 novembre 2007

Lénine et Gandhi : une rencontre manquée ?

Etienne Balibar. Communication au Colloque MARX INTERNATIONAL IV, « Guerre impériale, guerre sociale », Université de Paris X Nanterre, Séance plénière, Samedi 2 Octobre 2004. Publiée sur http://ciepfc.rhapsodyk.net/

Le thème que je me suis proposé de traiter aujourd'hui, et que je remercie les organisateurs du colloque d'avoir accepté, a toutes les apparences d'un exercice académique. Je voudrais cependant essayer de montrer, même partiellement, qu'il recoupe quelques-unes des questions historiques, épistémologiques et finalement politiques majeures qui sont ici l'objet de nos discussions.

Je poserai comme base pour la discussion que Lénine et Gandhi sont les deux plus grandes figures de théoriciens-praticiens révolutionnaires de la première moitié du XXe siècle, dont les similitudes et le contraste constituent une voie d'approche privilégiée à la question de savoir ce que voulait dire, précisément, « être révolutionnaire », ou si l'on veut, transformer la société, transformer « le monde » historique, au siècle dernier. Ce parallèle est donc aussi, tout simplement, une voie d'approche privilégiée pour caractériser le concept de politique dont nous sommes les héritiers et dont nous nous posons la question de savoir en quel sens il s'est déjà transformé et dans quelle mesure il a encore besoin de se transformer. Naturellement une telle formulation de départ, j'allais dire un tel axiome, comporte toute sorte de présupposés qui ne vont pas de soi. Certains reparaîtront et seront mis en discussion en cours de route, d'autres resteront en attente de justification. Permettez-moi d'en suggérer rapidement quelques-uns.

Chacun des mots dont je me sers s'applique aussi bien à Lénine qu'à Gandhi, mais ouvre aussitôt une bifurcation. Il serait trop simple, néanmoins, de croire que se trouve ainsi constitué un tableau à double entrée, dans lequel une série d'antithèses se correspondraient exactement : par exemple révolution violente et révolution non-violente, révolution socialiste et révolution nationale ou nationaliste, révolution fondée sur une idéologie scientifique, une théorie des rapports sociaux, et révolution fondée sur une idéologie religieuse, ou une éthique d'inspiration religieuse, etc. On voit tout de suite que ces antithèses ne se déduisent pas les unes des autres, elles dessinent plutôt une sorte de typologie des phénomènes révolutionnaires modernes, qui peut servir à analyser leur diversité, et qui trouvent ici à se concentrer dans des figures, ou des modèles singuliers, dont la puissance est assez grande pour avoir laissé une trace, cristallisé un débat qui parvient jusqu'à nous. Cela tient au conséquences considérables des actions de ces individualités, ou des processus historiques dont ils ont été les protagonistes - rien de moins que les deux grands mouvements « antisystémiques » du XXe siècle, pour parler comme Wallerstein, dont l'écart, le recoupement, la fusion plus ou moins complète ou au contraire la divergence, aura été la grande affaire du siècle qu'Eric Hobsbawm ici présent a appelé « l'âge des extrêmes ».

Cela tient aussi à l'extrême ambivalence des effets immédiats et à long terme de ces mouvements, et aux paradoxes dont ils fourmillent objectivement, dont nous n'avons pas fini de chercher à comprendre les raisons.

Ainsi la révolution bolchévique, inspirée par une idéologie internationaliste et fondée sur la conviction que le capitalisme est un système global, dont la transformation quelles qu'en soient les modalités initiales ne peut que concerner la formation sociale tout entière, a-t-elle débouché sur la « socialisme dans un seul pays », ou plus précisément sur la tentative de construction d'un modèle d'organisation de la production et de normalisation de la société à l'échelle d'un Etat, puis d'un bloc d'Etats, ce qui veut dire qu'en un sens radical Staline est bien la vérité de Lénine, même si l'on admet, comme je le pense, que de l'un à l'autre les pratiques révolutionnaires se sont renversées en leur contraire. Une fois de plus l'histoire avançait « par le mauvais côté »…. Mais il est vrai aussi, ou du moins l'on peut soutenir, que ce modèle, dans sa réalité et dans la représentation idéalisée que s'en faisaient les masses et les dirigeants politiques du monde entier, a contribué à l'établissement de rapports de forces et d'espaces d'action politique sans lesquels la logique capitaliste et impérialiste aurait régné sans partage, on le voit bien aujourd'hui par contraste, et donc entretenu, jusqu'à l'épuisement du modèle, la tension de la reproduction et de la transformation sociale, y compris par la recherche incessante des variantes ou des alternatives au léninisme à l'intérieur de la tradition marxiste, de façon à rectifier et renverser ce qui apparaissait comme sa dégénérescence contre-révolutionnaire.

De son côté la révolution nationale inspirée par Gandhi et dans une certaine mesure dirigée par lui a sans doute abouti à l'un des grands phénomènes de décolonisation de l'histoire, le plus grand peut-être, dont elle a du même coup constitué l'un des modèles - non le seul évidemment. Mais comme on sait elle a aussi produit un résultat qui contredisait sur des points essentiels les perspectives tracées par son inspirateur. De même qu'il y a eu, selon la formule célèbre de Moshe Lewin, un « dernier combat de Lénine » contre la dérive étatique et policière de la révolution soviétique, de même il y a eu un « dernier combat de Gandhi », dans lequel il a trouvé la mort, contre la partition de l'Inde et l'institution de l'indépendance (le Hind Swaraj annoncé dans le manifeste de 1908) sur des bases ethnico-religieuses. La « méthode » révolutionnaire qui avait apporté une contribution décisive à la création des conditions de l'indépendance, connue en Occident sous le nom de « non-violence » ou de « résistance non-violente », s'est avérée incapable de lui assurer le contenu dont elle était porteuse, et la politique nationaliste a basculé dans son contraire, une violence communautaire qui menace aujourd'hui, 50 ans plus tard, de subvertir les Etats et le sociétés du sous-continent indien. Mais il est vrai aussi que, à l'instar du communisme, bien que selon de tout autres modalités, le modèle gandhien de la politique - lui aussi avec d'innombrables variantes de lieux, de conditions, d'objectifs et de discours - a acquis une portée universaliste, en tant que forme d'organisation d'un mouvement de masse visant à la restitution ou la conquête de droits fondamentaux et de confrontation entre les dominés et le pouvoir des dominants. Cela ne vaut pas seulement pour les luttes d'indépendance nationale ou d'autonomie des peuples minoritaires, mais aussi et surtout, comme on sait, pour les mouvements de droits civiques et d'égalité raciale. Le pacifisme puise à différentes sources et ne constitue pas comme tel l'essence de la non-violence, mais il fait évidemment partie de cet héritage.

La confrontation entre les figures de Lénine et de Gandhi n'est pas une nouveauté. Au contraire, elle n'a cessé de resurgir comme une sorte d'épreuve de vérité des relations entre la politique et l'histoire contemporaine, depuis le lendemain de la première Guerre mondiale. Elle a joué un rôle particulièrement décisif et elle a été particulièrement détaillée, évidemment, en Inde pendant et après la lutte d'indépendance, où elle a donné lieu à toute sorte de variantes parmi lesquelles on peut relever l'intérêt des tentatives d'interprétation gramscienne de la stratégie gandhienne, en termes de « guerre de position », qui peuvent d'ailleurs s'appuyer sur quelques indications étonnantes de Gramsci lui-même, où il rapproche ce qu'il croit avoir été l'ultime intuition de Lénine quant au déplacement du centre de gravité des luttes révolutionnaires de la conquête du pouvoir d'Etat à la construction de l'hégémonie dans la société civile, de ce qui formerait à travers l'histoire le point commun du gandhisme et des grands mouvements de réforme religieuse. En Europe, et notamment en France, comme le rappelle à juste titre Claude Markovits dans son excellente monographie, la confrontation n'a pas été seulement le fait des disciples de Tolstoï et de Romain Rolland, mais elle a été également esquissée au sortir de la guerre par des communistes comme Henri Barbusse qui cherchaient à recenser les forces convergeant dans la lutte anti-impérialiste.

Elle trouve aujourd'hui un regain d'actualité qui tient autant au foisonnement des mouvements sociaux et culturels dans le cadre de la mondialisation qu'à leur incertitude théorique et stratégique, mais aussi au fait que, par rapport aux conditions du XXe siècle, la politique du XXIe siècle, dans laquelle l'idée de révolution circule de façon « spectrale » sans s'attacher à des stratégies ou à des formes d'organisation déterminées, se caractérise par l'effacement ou la complète redistribution des « frontières » qui structuraient l'espace politique (Carlo Galli : Spazi politici) : frontières politico-culturelles entre « Occident » et « Orient », frontières économiques et géo-politiques entre monde « central » dominant et monde « périphérique » dominé, frontières institutionnelles entre sphère publique étatique et sphère sociale privée, aussi bien pour ce qui concerne la localisation des pouvoirs que pour ce qui concerne la cristallisation de la conscience collective. Mais surtout, ce qui détermine ce regain d'actualité ou en tout cas le suggère, c'est le fait que la politique se trouve plongée de façon apparemment durable, sinon irréversible, dans un milieu ou une économie de violence généralisée et de circulation entre les formes de cette violence qui paraît structurelle. Cette violence comporte à l'évidence des caractéristiques objectives de « contre-révolution préventive », ou de neutralisation, de répression et le cas échéant de perversion des mouvements sociaux qui pose des problèmes particulièrement ardus à l'idée même de politique de masse, et tout simplement de politique démocratique. Il n'est pas étonnant dans ces conditions que des débats resurgissent ici et là où les noms de Lénine et de Gandhi figurent comme repères, indices d'alternatives stratégiques qu'il faut affronter au présent, tout en « faisant les comptes » avec l'image passée de la politique révolutionnaire.

Il est vrai aussi que ces débats ont parfois tendance à simplifier outrageusement les termes de la comparaison (et c'est ce qui justifie à mes yeux la nécessité d'un travail plus analytique) : d'une part en ramenant les modèles d'action politique à des entités abstraites, quasi-métaphysiques, telles que « violence » et « non-violence » ; d'autre part en procédant de proche en proche - sous l'effet de sidération que produisent certains développements récents de la conjoncture internationale - à une double série de réductions et de simplifications : réduction des diverses formes de la violence sociale, extraordinairement hétérogènes même si elles ont tendance à se surdéterminer et à se multiplier les unes par les autres, à l'unique figure de la guerre, et d'autre part réduction de la guerre à sa fonction d'expression des rapports sociaux du capitalisme, voire de « stade ultime », auto-destructeur ou catastrophique, de la domination du capital sur les forces productives de la société, qui les renverserait en leur contraire et marquerait ainsi (une fois de plus….) l'achèvement de sa trajectoire historique. Ce sont à mes yeux des questions qui méritent d'être posées et discutées, mais qui risquent aussi de noyer dans un pathos globalisant la nécessité d'inventaires plus partiels.

***

Avant de pointer très schématiquement ce qui me paraît constituer aujourd'hui, rétrospectivement, le point névralgique de la confrontation entre nos deux modèles, je voudrais commencer par rappeler ce qui, formellement au moins, justifie de les rassembler sous le même nom de « mouvement révolutionnaires ». Il me semble que cela tient, très simplement, à deux caractéristiques dont nous voyons bien, après coup, en quel sens, héritées du XIXe siècle et notamment des « révolutions » d'indépendance nationale et d'émancipation sociale du monde occidental, elles ont été perfectionnées par l'histoire dramatique du XXe siècle, au point de cristalliser ce que, de différents côtés, la théorie politique a perçu comme l'écart irréductible entre le concept de politique et sa formalisation étatique, en particulier sur le mode d'une définition juridique et constitutionnelle.

La première de ces caractéristiques est constituée par la place des mouvements de masse, passant de phases « actives » à des phases « passives » et réciproquement, mais se maintenant sur la longue durée, non seulement au sens quantitatif, mais au sens qualitatif de l'intervention sur la scène publique de façon autonome, échappant au contrôle et à la discipline des institutions. Cette caractéristique est commune au léninisme (qui sur ce point porte à l'extrême la tradition héritée du mouvement ouvrier et de la social-démocratie) et au gandhisme (qui sur ce point innove dans l'histoire des luttes anti-coloniales, en Inde et au-delà). Elle comporte évidemment une grande variété de formules associant la spontanéité et l'organisation, qui dépendent à la fois des traditions culturelles et des conditions d'existence des masses dans les sociétés considérées, des ressorts idéologiques de la mobilisation, de ses objectifs stratégiques, et de la nature du pouvoir établi qui lui fait face. Elle n'est pas du tout exclusive de la « représentation », au contraire, à beaucoup d'égards elle la rend possible ou la refonde là où le régime politique existant lui conférait une définition restrictive ou fictive, mais dans tous les cas elle lui apparaît irréductible, manifestant ainsi que l'essence de la démocratie n'est pas la représentation, ou que celle-ci n'en constitue qu'un aspect partiel.

Ce qui nous conduit directement à la seconde caractéristique commune au léninisme et au gandhisme, qui est leur antinomisme, en prenant ce terme dans le sens traditionnel, étymologique : rapport conflictuel, et au fond contradictoire, à la légalité et donc au pouvoir d'Etat dont la norme de droit constitue à la fois la source de légitimité et l'instrument de contrôle sur les individus et les groupes sociaux. Dans les deux cas, par conséquent, qu'il s'agisse de la « dictature du prolétariat » en tant que renversement de la « dictature de la bourgeoisie », dont Lénine a pu écrire en retrouvant les définitions les plus classiques de la souveraineté que son essence réside dans le fait, pour une classe sociale, de placer ses exigences de transformation sociale « au-dessus des lois », ou qu'il s'agisse de la « désobéissance civile », dont le concept venu de Thoreau et plus lointainement du « droit de résistance » est systématisé par Gandhi de façon à englober tout un ensemble gradué de tactiques de lutte qui visent à amener l'Etat au point où il entre ouvertement en contradiction avec ses principes constitutionnels, pour le contraindre à les réformer, dans les deux cas, donc, la légalité est transgressée, ce qui ne veut pas dire qu'elle soit ignorée. Elle serait plutôt ramenée à l'intérieur du champ des rapports de forces qu'elle prétendait transcender.

On peut employer ici, et il ne s'agit pas seulement d'un tribut à la mode, la grille théorique empruntée par Negri à la tradition constitutionnelle venue des révolutions française et américaine : le pouvoir constitué est reconduit au pouvoir constituant, à l'élément insurrectionnel de la démocratie. Il est vrai que ceci se déroule à des échelles et selon des modalités et des objectifs profondément différents, qui peuvent même apparaître antithétiques, et une bonne partie des débats actuels sur les mouvements sociaux et leurs capacités de subversion de la société civile retourne précisément à ces différences, mais cela ne doit pas nous empêcher de repérer l'analogie de principe. C'est elle qui implique un certain « concept du politique » (Begriff des politischen), débordant l'étatique, ou incluant à la fois, conflictuellement, l'Etat et la Révolution (voire l'Etat, la Révolution et la Contre-Révolution).

C'est elle aussi qui doit aussitôt nous ramener à la question des conditions historiques. Il n'est pas impossible en effet, il est même probable, que ce concept insurrectionnel ou antinomique de la politique débordant la légalité soit lui-même étroitement dépendant de certaines formes historiques prises par l'institution étatique, à une époque où celle-ci, pour dépendante qu'elle fût de conditions économiques et de rapports sociaux capitalistes, n'en apparaissait pas moins comme le concentré, ou le point de cristallisation et d'unification des rapports de pouvoirs. Des historiens ont fait remarquer à juste titre que la conception léniniste de la dictature du prolétariat, systématisant les indications plus que sommaires de Marx, est étroitement dépendante de la confrontation du mouvement ouvrier, et même de l'ensemble des mouvements démocratiques, avec un type d'Etat autoritaire et fondamentalement répressif, d'où l'expression des conflits sociaux est radicalement exclue. Et d'autres historiens ont fait aussi remarquer (ce que Gandhi lui-même a reconnu, quand il en a touché les limites), que la stratégie de « désobéissance civile non-violente » est au contraire rendue possible par le fait que le mouvement de masse trouve en face de lui un Etat de droit (rule of law) qui n'est pas de simple fiction, c'est-à-dire en particulier où existent des traditions fortes de garantie des libertés individuelles, ce qui est le cas notamment dans la tradition anglo-américaine entre certaines limites. La même observation a été faite à propos des effets du mouvement des Noirs américains pour les droits civiques, sous la direction de Martin Luther King, si du moins l'on rejette l'idée qu'il se serait agi d'une pure et simple manipulation de l'Etat fédéral américain contre certains pouvoirs locaux.

On a donc des modalités de transgression de la légalité qui sont radicalement différentes, et dont on ne peut déterminer a priori lesquelles sont plus efficaces du point de vue de la « conquête de la démocratie », pour parler comme Marx dans le Manifeste, mais qui à chaque fois semblent étroitement dépendantes de la forme historique d'Etat, ou de formalisation du pouvoir social, de « domination », à laquelle elles se mesurent. J'emploie à dessein ce terme wébérien de « domination » car je pense aussi, sans vouloir développer ici cette suggestion, qu'une conception des formes de domination comme celle que formule Max Weber en termes de « probabilité d'obtenir l'obéissance », et on pourrait ajouter « modalités de la production de la désobéissance », permettrait ici de pousser la discussion encore un peu plus loin.

***

Je serai obligé maintenant, faute de temps, d'être tout à fait télégraphique sur les deux derniers points que je voudrais évoquer. Et d'abord pour ce qui concerne ce que j'ai appelé hypothétiquement le « problème central », ou névralgique, de chacun des deux modèles révolutionnaires, tel que nous pouvons le percevoir aujourd'hui.

Si on essaye de « juger » le rapport entre la théorisation léniniste de la révolution (qui a elle-même évolué avec le temps), la stratégie politique mise en œuvre par le parti bolchévique sous sa direction (direction collégiale, mais dont il a déterminé les orientations presque jusqu'à la fin), enfin les circonstances historiques (qui recouvrent une véritable mutation d'époque), je crois qu'on peut dire très classiquement que les difficultés se concentrent autour de trois moments progressivement englobés les uns dans les autres. Le premier est lié à la conception du pouvoir d'Etat comme dictature de classe « autonomisée » par rapport à la société, qu'il s'agit de conquérir avant d'en transformer les appareils, ce qui implique une conception du parti de classe comme sujet de la révolution, ou instrument du passage de la lutte sociale à la lutte politique. Le second est lié à la situation dans laquelle Lénine, pourrait-on dire, prend pied dans l'histoire en retournant une situation désespérée en occasion de rupture avec le système de domination : c'est le moment de la guerre de 1914, où Lénine formule le mot d'ordre de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire », que la défaite militaire russe et le soulèvement des conseils de soldats révoltés et leur fusion avec le mouvement social des ouvriers et des paysans lui permet de mettre en pratique. Enfin le troisième est lié aux vicissitudes de la « dictature du prolétariat » elle-même, dans les conditions de la guerre civile et de l'intervention étrangère, jusqu'à la tentative manquée de réforme par la « Nouvelle Politique Economique ».

Chacun de ces moments confère une place centrale, en effet, à la question de la violence révolutionnaire organisée, ou plus exactement à la dialectique des deux aspects de ce que l'allemand désigne d'un seul mot, Gewalt, et que nous scindons en « pouvoir » et « violence », aspect institutionnel et anti-institutionnel de la violence. Mais dans les conditions et pour les besoins d'aujourd'hui, c'est le second de ces moments qui me paraît devoir retenir avant tout notre attention. C'est alors que Lénine est confronté, et tout le mouvement socialiste en même temps que lui, à l'exercice d'une domination radicalement destructrice, ou si l'on veut aux formes de l'extrême violence d'Etat (point que beaucoup d'historiographies ont tendance à sous-estimer). De l'impossible il faut refaire du possible…

On sait que le mot d'ordre « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire » est la cible privilégiée des critiques du totalitarisme, qui en font la matrice du « terrorisme » propre à la révolution russe, donc, à tout le moins, de la possibilité d'une circulation entre Révolution et Contre-Révolution (en clair : communisme et fascisme européens) des pratiques d'élimination massive des opposants politiques et donc d'anéantissement de la démocratie (qui finira par déboucher sur la destruction du prolétariat révolutionnaire lui-même), dont il est impossible aujourd'hui de nier la réalité. Mais cette lecture fondée sur le pouvoir terrorisant d'un mot (« guerre civile ») ne cerne pas d'assez près le point névralgique où se côtoient la plus grande force, la plus grande capacité de libération, et le plus grand danger de perversion, voire la plus grande méprise impliquée dans le léninisme. Il faut prêter autant d'attention à la première partie de la phrase qu'à la seconde : Lénine est en effet le seul (et notons que sur ce point une stratégie révolutionnaire gandhienne est au contraire, de son propre aveu, radicalement inopérante), à poser la question de la transformation d'une situation d'extrême violence et d'anéantissement des formes démocratiques de la société civile au moyen d'une action collective, d'une initiative des masses organisées. Autrement dit il est le seul à ne pas inscrire la violence au registre de la fatalité et à rechercher, à partir de l'expérience elle-même, les voies d'une action sur les causes et les centres de décision de l'extrême violence.

Aucune idée de révolution, ou de révolution démocratique, ne fera l'économie de cette question, et comme dans le cas de Lénine, il est probable qu'elle lui sera toujours confrontée dans les situations les plus défavorables. Mais c'est ici aussi, sans doute, que Lénine s'est trouvé enfermé dans une conception sans issue de la transformation des rapports de pouvoir, et sans doute enfermé à un double titre : enfermé dans l'espace national, dans la forteresse assiégée, du fait de l'échec des mouvements révolutionnaires dans les autres pays belligérants, ce qui interdit d'internationaliser la « guerre civile », et enfermé dans l'espace idéologique d'un certain marxisme, voire du marxisme tout court, qui ne peut que varier à l'infini le paradoxe de « l'Etat-non Etat », c'est-à-dire chercher l'impossible dépérissement de l'Etat à travers les formes de son renforcement…

Si nous nous tournons alors vers Gandhi, nous pouvons essayer d'apercevoir les grandes lignes d'une contradiction, ou d'un double bind symétrique. Ce que l'on a traduit en langues occidentales par « non-violence » recouvre en réalité, on le sait, deux notions distinctes forgées par Gandhi pour la première : le satyagraha, et reprise ou adaptée de la tradition ascétique hindoue (le « jaïnisme ») pour la seconde : ahimsa. Beaucoup de discussions sur la relation entre les éléments éthique, ou éthico-religieux, et politique, dans le gandhisme, que des interprètes différents, et d'abord en Inde, lisent de façon diamétralement opposée, soit comme un primat du politique « habillé » de conscience religieuse, soit comme un mouvement spirituel venant perturber le cours normal du politique et le ramener en-deçà de ses formes institutionnelles modernes, tournent autour de la signification de ces deux termes, voire de la possibilité de les dissocier ou de les recomposer autrement pour passer d'un contexte culturel à un autre, et notamment de l'Orient à l'Occident. Cependant, si l'on ne tient pas ensemble les questions auxquelles renvoient ces deux termes, quitte à désigner en même temps la difficulté de leur association, on ne peut semble-t-il ni se faire une représentation complète de la « dialectique » dont la conception gandhienne de la politique est elle aussi le siège, ni comprendre en quel sens elle introduit au cœur de celle-ci un élément « moral » qui relève de la conscience mais qui en déborde largement le cadre.

Satyagraha plus ou moins bien traduit littéralement par « force de la vérité » est le terme que Gandhi substitue à celui de « résistance passive », à partir de ses premières expériences d'organisation des luttes pour les droits civiques des Indiens en Afrique du Sud, et dont il fait ensuite à la fois le nom de chaque campagne de désobéissance civique, et le concept générique d'une forme de lutte prolongée, légale et illégale, destinée à remplacer les révoltes et les actes terroristes par une mobilisation prolongée de la masse du peuple contre la domination coloniale.

Ahimsa, terme traditionnel de l'ascèse, étendu par Gandhi de la sphère individuelle à celle des relations interpersonnelles, très difficile à « traduire » dans le langage de la spiritualité occidentale même si Gandhi a cru y voir des affinités avec l'amour chrétien du prochain, désigne la concentration d'énergie qui permet de renoncer à la « haine » de l'ennemi, ou d'inhiber la contre-violence. Si on ne fait pas intervenir cet élément religieux au cœur du politique, on ne peut vraiment nouer entre eux les mouvements contraires qui forment la « dialectique » dont j'ai parlé ci-dessus, avec ses aspects très concrètement pratiques et socialement déterminés, en particulier la fameuse succession des phase de « non-violence agressive », dans lesquelles le mouvement de masse s'oppose frontalement à la domination par la pratique de l'illégalisme, et des phases de « non-violence constructive », qui sont essentiellement des phases de démocratisation interne du mouvement, dans lesquelles en particulier Gandhi s'est employé à faire reconnaître comme un aspect essentiel de la lutte d'indépendance et une condition de sa victoire ce que notre ami Jacques Rancière appellerait « la part des sans part », c'est-à-dire l'égalité de principe (avec des nuances que je laisse de côté) des pariahs ou intouchables, des minorités ethniques et des femmes. Mais on ne peut pas comprendre non plus la « révolution dans la révolution » que constitue l'idée systématiquement développée par Gandhi - profondément étrangère à la tradition marxiste, et donc léniniste, en dépit de tout ce qu'elle a pu penser sur l'hégémonie, les alliances démocratiques, les « contradictions au sein du peuple », etc. - selon laquelle la nature des moyens employés dans une confrontation de forces sociales réagit sur l'identité même de ces forces et par conséquent sur les fins du mouvement, ou sur les résultats qu'il produit dans les faits, quelles que soient ses intentions ou ses visées idéologiques. Ce qui débouche directement sur le fameux « dialogisme » de Gandhi : l'idée que toute lutte politique doit comporter un moment d'ouverture à l'adversaire qui conditionne la transformation de son point de vue, et sur les pratiques d'autolimitation de l'action de masse (très difficiles, on le sait, à mettre en œuvre, parce que généralement incompréhensibles ou inacceptables par ceux qui croient venu le moment de la « lutte finale »), illustrées notamment par les interruptions du satyagraha lorsque celui-ci se renversait soudain de non-violence en violence communautaire ou terroriste.

C'est ici que je me risquerais à une hypothèse sur l'aporie interne du modèle gandhien (aporie ne veutpas dire absurdité, ou inefficacité) : elle est symétrique de l'aporie léniniste parce qu'elle porte aussi sur l'organisation, ou plus profondément sur la nature, le mode de constitution du lien collectif, transindividuel, qui rend possible l'émergence d'un sujet politique, et tout particulièrement d'un sujet révolutionnaire. Ce lien qu'on dit « religieux » est plus précisément suspendu à la personne du dirigeant en tant qu'objet d'amour commun et sujet supposé d'un amour quasi-maternel dont bénéficieraient tous les participants de la lutte, et qui les aide à endurer les sacrifices qu'elle comporte. Ce qu'on appelle approximativement sainteté ou prophétisme. On sait que dans les moments cruciaux, où les divergences politiques se creusent jusqu'à l'antagonisme (comme avec Ambedkar sur la représentation politique des intouchables), où l'Etat refuse de céder, où les conflits intra-communautaires se déchaînent jusqu'au massacre, Gandhi n'a pu parvenir à l'autolimitation de la violence que par la menace de sa propre disparition, le jeûne public à mort, expression ultime mais aussi profondément ambivalente de la force spirituelle. Jusqu'au « dernier combat » dans lequel ce moyen échoue, ou provoque en retour le meurtre politique. Le lien moral qui fait la force de la masse et sa capacité de résistance apparaît alors profondément ambivalent, fondé sur une relation subjective intensément sexualisée, dans laquelle l'amour et la mort se livrent, sur une « autre scène », un combat qui détermine pour une part au moins, toutes conditions objectives égales d'ailleurs, les possibilités d'influer sur la domination et la violence structurelle de la société de façon transformatrice, c'est-à-dire historique.

***

Sommes-nous encore dans l'ère des masses et des mouvements de masses, du moins au sens où les ont mobilisés et mis en scène, avec des résultats contradictoires, les grands mouvements révolutionnaires du XXe siècle ? Je ne peux répondre à cette question, non seulement parce que je n'en ai pas le temps, mais parce que je n'en sais rien (je ne parle pas ici de vœux, ou de projets, ou de programmes). Ce qui est sûr, cependant, c'est que l'idée d'action politique semble devoir demeurer étroitement liée à celle de constitution d'un sujet collectif, dans des conditions qui généralement ne font pas l'objet d'une déduction ou d'une programmation, même si elles sont de toute évidence profondément déterminées par des conditions de classe et des modèles culturels. Ces conditions, jointes à l'urgence de certaines conjonctures, en particulier les conjonctures extrêmes, qui font surgir l'insupportable à l'échelle de sociétés entières, voire à l'échelle du monde, et qui relancent la demande de transformations révolutionnaires, ne donnent cependant jamais qu'une possibilité. Des collectifs agissants, ou des praxis collectives, au sens traditionnel en philosophie d'une action qui ne transforme pas seulement une certaine matière, mais qui « forme » aussi les agents eux-mêmes, requièrent des formes d'organisation, et ils requièrent des investissements affectifs, ou des processus d'identification. En montrant - mais après-coup - la profondeur des contradictions que recouvrent chacun de ces deux termes apparemment très simples, les histoires que symbolisent les noms de Lénine et de Gandhi nous aident à ne pas perdre de vue cette complexité du politique dans laquelle l'histoire nous projette sans nous demander notre avis.

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