Adieu égalité fraternité !
Dans l’évolution des groupes humains il existe des étapes que l’histoire nous révèle sans difficulté. Quand la peur sert d’instrument à la volonté des détenteurs du pouvoir de figer la fluidité sociale, s’installe alors une période durant laquelle il se trouve des ennemis de toutes parts qu’il s’agit d’éliminer car ils perturbent ce nouvel ordre du monde. Nos sociétés prétendument civilisée n’échappent pas à ces cycles.
« N’ayez pas peur ! », c’est ainsi que Jean Paul II exhorta les Polonais à sortir de l’emprise du communisme. Par un subtil détour, un Président français « décomplexe » ceux qui demeuraient figés dans la peur et qui craignaient d’exprimer leur ressentiment contre des ennemis qu’il fallut inventer. Il fait de cette délivrance un emblême de sa campagne pour briguer les suffrages des français. Délivrance ! Certes mais pour ouvrir quelle boîte de Pandore ?
Deux faits d’actualité nous évoquent ces peurs sourdes servant de « passeures » à des transformations profondes qui orienteront la société française vers des formes en complète rupture avec l’histoire politique française depuis la chute de l’Ancien Régime.
Brice Hortefeux envisage une modification constitutionnelle ouvrant la voie à une politique d’immigration basée sur des quotas.
Interrogé par 20minutes, Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel et membre de l’Institut universitaire de France, réagit à cette annonce en prenant soin de préciser que ces changements ne sont pas anodins : « Changer de constitution pour y inscrire les quotas, contraire au principe d’égalité entre les hommes, revient à remettre en cause des valeurs sur lesquelles repose la société française depuis 1789. Cela n’est jamais arrivé : ce serait la première fois dans l’histoire politique française depuis cette date. Si on va jusqu’au bout, on touche aux valeurs fondatrices de notre société. »
Brice Hortefeux continue son travail en profondeur, dans tous les recoins du territoire pour chasser le « sans papier », les gueux de nos cultures.
C’est un principe essentiel de la République : l’égalité, qui disparaîtra.
Le krach boursier nous rappelle à tous – mondialement – que nous vivons à crédit, que notre confort est constamment menacé. Et, si nous n’y prenons pas garde, emportés par l’émoi que ces événements font naître, c’est le chaos qui menace. Après celui généré par les émigrés, voilà maintenant que des « spéculateurs » sans scrupules menacent jusqu’à notre symbolique baguette. Immédiatement, notre chevalier blanc national se porte au front pour annoncer que cela ne peut pas durer et qu’il faut imposer un peu plus d’ordre... en première ligne, une cible : le président de la BCE, symbole d’une séparation des pouvoirs, fondement de nos démocraties. C’est l’individualisme le plus animal auquel ces exhortations font appel. Chacun est amené à défendre sa famille, son bien, jetant aux orties le ciment de notre société : la fraternité.
Ajoutons à cela les estocades du Président de la République pour vanter les bienfaits de la croyance et de l’espérance. C’est le principe de la laïcité qui se trouve régulièrement mis en cause, autre fondement de la République Française. Il sera suggérés aux libres penseurs, aux mécréants et aux « apostats » de trouver une autre culture d’accueil.
Créer des ennemis
En France, depuis une quinzaine d’années, ce combat contre le chaos s’organise : contre les sauvageons, les voyous, les prostituées, les « coureurs de rue », les étrangers en situation illégale… On matraque les SDF venus étaler leurs plaies dans les quartiers où l‘ordre doit régner. Aux USA et dans nombre de pays « modernes », les moyens techniques ou législatifs sont utilisés pour gommer les troubles à l’ordre public. Et la peur facilite le silence, l’absence de critique, la perte de la raison la plus immédiate. Ce combat pour le retour de l’Ordre est lié à une recherche de pureté comme s’il s’agissait de revenir à un état d’harmonie universelle. Aspiration qui impose logiquement l’élimination des agents impurs, ces racailles qui hantent les banlieues, tels des fauves, à la recherche de victimes inconscientes du danger. Car il faut un ennemi, mais pas seulement, l’ordre doit porter des symboles et des valeurs solides. Le recours au religieux est donc incontournable. Il y avait déjà quelque chose de mystique dans les discours de Bush, partant à l’assaut de l’Irak. Nous voilà maintenant à entendre que le prêtre est plus résolument porteur de sacrifice qu’un instituteur. Bientôt les charters de « reconduite » seront bénis par des prélats promus auxiliaires d’un état qui affirmera ses valeurs héroïques sans complexe. Ils béniront aussi les vaillants combattants qui « iront chercher le pouvoir d’achat avec les dents ». Face à un ennemi impitoyable qui sème le désordre, il faut des guerriers valeureux, conscients qu’ils portent les bannières d’une civilisation cristalline dans ses desseins, universelle et profondément enracinée dans l’Histoire. Il faut aussi un guide valeureux.
La nécessité de l’ordre s’est introduite naturellement dans les slogans politiques, sous l’égide d’impératifs économiques : de l’ordre dans le code du travail, assainir les finances publiques, éliminer les graisses inutiles et se préparer à muscler la gouvernance, tolérance zéro, discours militaires des économistes, incantations guerrières des gouvernants... L’ennemi semble partout !
Après la peur, l’insécurité comme déclencheur
Souvenons-nous, cela a commencé par la question de l’insécurité, dès 95. Ce mot, tout d’abord, concerne, bien sûr, la violence au quotidien, les actes d’incivilité, la délinquance primaire et la délinquance organisée. Mais l’insécurité évoque également cet état intérieur que connaissent beaucoup de citoyens français et européens devant la mondialisation, le chômage, les délocalisations, le manque de repères dans un monde mouvant et incertain auquel rien ne les a préparés – ce qui signe d’emblée la faillite du système éducatif et de l’information... Il touche également les représentations que l’on se fait de l’avenir : les retraites, la place de chacun au sein d’une Nation ou, plus prosaïquement, de « ma cité ». Il réfère également à une autre forme de quête beaucoup plus intime, celle du corps et donc des atteintes dues à la maladie – on l’oublie souvent… Une angoisse est toujours diffuse et c’est pour cela qu’elle a besoin d’être nommée. La campagne actuelle de vigilance contre la dépression est, à ce point, très significative.
Voilà donc un mot, simple, direct qui parle à plusieurs niveaux de nos vies quotidiennes. Mais il ne prend de sens qu’à travers des systèmes de représentation, des images et donc de l’émotionnel. Il n’existe, derrière une expression aussi redoutable, aucune notion rationnelle « instruite », au sens où des arguments seraient posés pour étayer les discours, pour justifier des mesures concrètes qui seraient alors inscrites au sein d’un projet de société. Au lieu de cela l’émotivité est érigée en principe de gouvernement sans autre justification que ces arguments qui signent un retour à des réflexes archaïques. Par ses vertus agglutinantes le mot regroupe des peurs fondamentales de nos sociétés, lesquelles découlent de tout autre chose que de la violence incivile de quelques turbulents et les solutions que l’on prétend apporter doivent être simples, efficaces et immédiatement réalisables. Quelqu’un, en France, a ouvert la voie de la délivrance et de l’espérance.
Une société de l’émotion et du spectacle
Pour spectaculaires qu’elles soient, ces mesures n’auront aucune efficacité, autre qu’exorcisante. À l’émotivité comme règle de gouvernement, s’adjoint un complément indispensable : un remède divin, de vertu religieuse, l’exorcisme. La Démocratie, en France, est menacée par un mal pervers : la théocratie. Et c’est pourquoi il n’est plus question d’Égalité ni de Fraternité et nous ne sommes plus libres. S’il s’agit d’éradiquer la peur, ce trouble né d’un sentiment qui laisse penser que la cohérence fondamentale de notre vie est menacée par les sombres nuages du Chaos et de la désespérance, il n’est pas d’autre réponse que d’éradiquer toute forme d’hérésie. Simplement, comme ça, car la foi dicte désormais nos conduites ! Notre guide l’affirme.
L’Histoire ne se dément pas. Nos cultures ont traversé des zones au cours desquelles aux gouvernements rationnels se sont substituées des formes théocratiques de « gouvernance » – terme issu du management d’entreprise. Ainsi durant les périodes troubles de la fin de l’Empire romain d’Occident, « l’univers fut aux mains de puissances maléfiques et tyranniques ». Sous cette dictature, le peuple humilié et sans ressource crut en l’avènement d’un ordre nouveau –une forme inattendue de communisme portée par un roi prophète – qui réussit à terrasser le monstre en donnant naissance à une nouvelle civilisation, la nôtre.
Pour d’autres prophètes, le mal pouvait être définitivement vaincu par un retour sans faille à la foi primitive. Le messianisme des pauvres désorientés émerge là où survient un processus de rapide changement économique et social agrandissant le fossé entre riches et pauvres. La droite extrême a depuis longtemps repris à son compte des slogans fondés sur le renouvellement de la vie – « Ordre nouveau » – sur la victoire de l’ordre face au Chaos, sur la réhabilitation des valeurs fondamentales de la Nature, sur la puissance de la foi et de l’espérance. Ces formes de croyance s’incarnent subtilement en un communicateur de talent et rusé qui reprend à son compte les arcanes du management. Sarkozy semble réussir là où Berlusconi avait échoué. Les mots sont élégamment maquillés, toujours portés par l’émotion, capables de fasciner un public lettré, mais les contenus sont les mêmes. À la place d’un gouvernement coercitif - de type franquiste ou communiste, nous aurons une « gouvernance » par la ruse, par effacement de la mémoire et détournement progressif du sens des choses. Mais plus encore, là où certains mots peuvent choquer, nos communicateurs développent des arguments qui s’inscrivent dans cette stratégie de déplacement subtile vers le sectarisme le plus redoutable.
La France, pensons-nous, est porteuse de modèles, ceux des idéaux de la Révolution et de la Convention des Droits de l’Homme. Dans cette période trouble qui s’ouvre aux Français mais aussi aux Européens, gageons que les dirigeants politiques français sont observés avec attention par leurs partenaires. Et si cet artifice aveugle qui consiste à boucler sans ménagement les jeunes délinquants, réexpédier des « sans papiers » au frontières, pour recouvrer l’ordre public, diffuse ses nuages d’illusions, alors les valeurs de la Démocratie seront menacées et pour longtemps. Nous nous engagerons dans un tunnel de passions et de déchaînements qui seront les réponses des uns – jeunes, exclus du champ social, mais aussi tous ceux qui sont porteurs de création – à l’arrogance des autres. Il y a des feux qu’il vaut mieux ne pas allumer
Illel Kieser ’l Baz sur http://www.betapolitique.fr/