Le rêve de Vautrin (Jacques Vergès)
Balzac évoquait prophétiquement, à l'aube des temps industriels, par la bouche de Vautrin:
Moi, voyez-vous, j'ai une idée. Mon idée est d'aller vivre de la vie patriarcale au milieu d'un grand domaine, cent mille arpents par exemple, aux Etats-Unis, dans le Sud. Je veux m'y faire planteur, avoir des esclaves, gagner quelques bons petits millions à vendre mes boeufs, mon tabac, mes bois, en vivant comme un souverain, en faisant mes volontés, en menant une vie qu'on ne conçoit pas ici, où l'on se tapit dans un terrier de plâtre. Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas: elles consistent en actions et en sentiments. Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres. J'ai besoin de deux cent mille francs parce que je veux deux cents nègres, afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale. Des nègres, voyez-vous ? C'est des enfants tout venus dont on peut faire ce qu'on veut, sans qu'un curieux de procureur du roi arrive à vous en demander compte. Avec ce capital noir, en dix ans, j'aurai trois ou quatre millions. Si je réussis, personne ne me demandera: qui es-tu ? Je serai Monsieur Quatre-Millions, citoyen des Etats-Unis.
Le rêve de Vautrin s'est réalisé à l'échelle planétaire. La réaction se produit aujourd'hui contre cette entreprise si longtemps justifiée par l'humanisme civilisateur. Tous les mouvements que l'on dénonce aujourd'hui comme barbares résultent de ce triste marché de dupes. Les masses musulmanes, touchées par les mouvements chiites ou fondamentalistes, étaient hier encore nassériennes ou baassistes. Elles croyaient dans une possible synthèse de leur héritage et de l'Occident. Leur colère démontre l'ampleur de leur déception.
Jacques Vergès, "J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans", La Table Ronde, 1996, "J'ai lu" n°5240 pp 190-191