Burka: une opération de diversion
On voit des gens qui considèrent que le combat historique de
notre époque est de déterminer si les femmes doivent mettre ou non un
foulard sur leurs cheveux, on voit des populations voter avec
enthousiasme contre la construction de minarets dans les villes
européennes ! C’est, comme on disait autrefois, « à se rouler par terre
en donnant des coups de pied à son cheval de bois » ! Toutes ces
questions de coutumes ou d’anti-coutumes sont entièrement codées par des
choses qui n’ont rien à voir avec une Idée quelconque. Certains me
disent : « Songe au pacte républicain ! Dans l’être-ensemble, il faut
montrer son visage, etc. » C’est tout de même d’un comique
extraordinaire ! J’ai envie de leur répondre que, moi personnellement,
je n’ai pas envie de montrer mon visage à tous ces salauds qui nous
gouvernent. Au moins, les Anglais rejettent la burqa pour des raisons
policières, au bout du compte plus honnêtes : elle peut servir de
déguisement à des poseurs de bombes ! Mais quand on en fait une question
de civilisation, le grand drame contemporain, on sombre dans le
ridicule. Quand on pense à la situation en Palestine, aux préparatifs de
guerre contre l’Iran, à l’occupation de l’Afghanistan, aux millions de
chômeurs provoqués par la crise financière, à la destruction des
services publics, aux lois scélérates contre les familles ouvrières
venues de l’étranger, à la montée partout en Europe d’un chauvinisme et
d’un racisme de sous- préfecture autrichienne, quand on voit les
islamophobes hurler à la mort de notre « civilisation », on se dit que
le monde a sérieusement besoin d’une formidable injection de communisme.
[...]
Je suis en effet absolument opposé à ce genre de décision
[l’interdiction du foulard dit islamique], qui relève d’une manipulation
dérisoire des phénomènes d’opinion publique. On désigne un ennemi
imaginaire. Pour autant qu’il y ait aujourd’hui un ennemi, c’est le
détenteur des pouvoirs réels, le détenteur du pouvoir capitaliste. Il
n’y en a pas d’autre. Je m’oppose à toute entreprise qui nous ferait
croire que l’ennemi est le religieux, le foulard sur les cheveux des
femmes ou le visage caché. Ce sont des opérations absolument patentes de
diversion et d’aliénation. Elles nous détournent du face-à-face avec
l’ennemi réel. [...] Il y a donc aujourd’hui une manière évidente et
lassante d’amuser la galerie avec des problèmes inexistants. Nous sommes
dans une crise de la politique, une crise de l’Idée au sens où je l’ai
définie plus haut. Notre impuissance est déjà assez grande, hélas, face
aux ennemis réels, pour que nous ne tombions pas dans le panneau des
ennemis imaginaires.
Alain Badiou
La philosophie et l’événement, entretien d’Alain Badiou avec Fabien Tarby, éd Germina (pages 40/43).