Une Europe américaine
L'Europe est sous occupation financière.
Les marchés dirigent de
plus en plus les gouvernements. Grâce à une politique constante de
privatisation et de dérégulation financière, les grandes corporations
étrangères, et notamment américaines, prennent des parts de plus en plus
importantes dans notre économie.
Pour ne citer que des exemples français.
Le fonds Wellington est le
premier actionnaire de Rhône-Poulenc. Le fonds américain de Lazard et
Templeton entre à la fois dans Rhône-Poulenc et dans Pechiney dont il
est, avec Fidelty, l'actionnaire majoritaire. Chez Schneider le
directeur financier du groupe, Claude Pessin, admet que "notre capital
est désormais détenu, à hauteur de 30 % par des investisseurs
étrangers." Il en est de même, à 33 %, dans le Capital de Paribas, à 40 %
dans les ciments Lafarge, à 33 % dans Saint- Gobain, à 25 % dans la
Lyonnaise des eaux, à 40 % dans A.G.F, etc.
Dans Le Monde du
19 novembre 1996, Eric Izraelevicz écrit: "Ce qui frappe, c'est le
dépérissement du nationalisme industriel en France. Les entreprises
étrangères peuvent désormais y acheter tous les joyaux qu'elles veulent
sans y provoquer de réaction."
En un mot l'industrie
européenne passe sous contrôle américain. Un pays membre de l'O.M.C.
(Organisation mondiale du commerce) ne peut plus (à l'exception des
Etats-Unis qui peuvent tout se permettre, y compris de donner à leurs
propres lois une extension internationale contraignante, comme la loi
Helms Burton, interdisant les investissements à Cuba, ou la loi d'Amato
en Iran et en Libye.)
- -- ni de limiter ses importations agricoles ni subventionner ses exploitations;
- -- ni de refuser l'implantation de firmes multinationales, auxquelles doivent être consenties les mêmes conditions qu'aux industries nationales;
Toute
infraction à ces diktats fait du pays un délinquant passible de
représailles économiques, menace aussi redoutable que celle des armes.
Les pays assujettis aux exigences du F.M.I. (Fonds monétaire
international) savent déjà ce qu'il leur en a coûté d'émeutes et de
morts. (De l'Algérie en 1988 à l'Indonésie en 1998.)
Le courant dominant, chez
les économistes officiels comme chez les politiciens, est celui qui
défend le libéralisme sans frontière, prônant l'effacement de l'Etat
devant la toute-puissance du marché, afin de n'opposer aucun obstacle à
l'occupation économique.
La variante des partis
socialiste et communiste va dans le même sens, avec la feuille de vigne
d'un langage sur la justice et la meilleure répartition des revenus et
des charges.
Dans l'une et l'autre
version l'on ne voit d'autre issue que la croissance et l'Europe (ils
disent une autre Europe), sans jamais sortir de la perspective
occidentale. L'on exalte, en en faisant un best-seller, L'horreur économique de
Vivian Forrester, sans esquisser la moindre perspective réelle pour en
sortir puisqu'on refuse de désigner l'occupant et pas davantage
l'horizon d'un autre monde en train de naître et d'autres modèles de
développement.
L'Europe est sous occupation politique.
Depuis l'acceptation du
traité de Maastricht, plus de 70% des décisions politiques fondamentales
ne sont plus prises par le Parlement mais par les commissions de
technocrates de Bruxelles qui n'ont à répondre devant personne, sauf
devant douze premiers ministres se réunissant quelques heures tous les
six mois pour entériner des orientations décidant du destin de 340
millions de personnes.
L'Europe de Maastricht est une Europe américaine.
A trois reprises la même formule le proclame dans le texte:
- "L'objectif (du traité) est de développer l'Union Européenne occidentale (U.E.O.) en tant que moyen de renforcer le pilier européen de l'Alliance Atlantique." (Déclaration sur l'U.E.O. B.4)
Pour
que nul ne se trompe sur cette vassalité d'une Europe américaine, il
est précisé dans la Déclaration I, que l'éventuelle défense commune
devra être " compatible avec celle de l'Alliance Atlantique "
(paragraphe I) qu'elle doit se tenir " dans le Cadre de l'U.E.O. et de
l'Alliance Atlantique " et que "l'Alliance restera le forum essentiel de
consultation " (B, 4).
Il ne s'agit donc pas de faire le poids, mais de n'être qu'une composante de la politique étrangère américaine.
L'Europe de Maastricht se situe dans le contexte de la politique de domination mondiale des Etats-Unis.
Le 8 mars 1992, le New-York Times publiait un document émanant du Pentagone. L'on pouvait y lire:
- "Le département de la Défense affirme que la mission politique et militaire des Etats-Unis, dans la période de l'après guerre froide, sera de s'assurer qu'il ne soit permis à aucune superpuissance rivale d'émerger en Europe occidentale, en Asie, ou sur le territoire de la C.E.I.
- La mission des Etats-Unis sera de convaincre les rivaux éventuels qu'ils n'ont pas besoin d'aspirer à un rôle plus important ni d'adopter une position plus agressive, les dissuader de défier notre suprématie ou de chercher à renverser l'ordre politique et économique établi"
Ce rapport souligne l'importance du "sentiment que l'ordre mondial est en fin de compte soutenu par les Etats-Unis," et dessine un monde où existe un pouvoir militaire dominant, dont les chefs "doivent maintenir les dispositifs qui ont pour but de décourager des concurrents éventuels qui aspireraient à un rôle régional ou mondial plus important."
- "Nous devons chercher à empêcher l'apparition de systèmes de sécurité exclusivement européens, qui mineraient l'OTAN." (International Herald Tribune, 9 mars 1992).
Dans
l'acte final de la conférence de Maastricht, la Déclaration sur les
rapports avec L'Alliance Atlantique ne laisse aucun doute à ce sujet:
"L'Union européenne agira en conformité avec les dispositions adoptées
dans L'Alliance Atlantique."
Le traité préconisant que
les institutions européennes mettent en oeuvre une politique commune
pour "tous les domaines de la politique étrangère", cela signifie " à la
lettre, écrit Paul Marie de la Gorce, directeur de la Revue de Défense Nationale,
qu'il n'y aura plus du tout de politique nationale ". Cette disposition
figure en tête de l'article J.1, du titre V et aussi dans l'article J.
4.
Il est donc bien clair qu'il s'agit d'une Europe américaine.
Il en est de même de la politique économique et sociale et de la politique tout court.
De même que Bush a lancé
en l991 l'initiative d'un marché unique de toutes les Amériques de
l'Alaska à la Terre de feu de même qu'il a notifié au président du
Sénégal Abdou Diouf, la volonté américaine d'une unification économique
rapide de l'Afrique, de même le président Reagan, dès le 8 mai 1985
appelait à "élargir l'unification européenne pour qu'elle aille de
Lisbonne jusqu'à l'intérieur du territoire soviétique", Georges Bush
s'est félicité des décisions historiques prises à Maastricht: "Une
Europe plus unie, dit-il, donne aux Etats-Unis un partenaire plus
efficace, prêt à assumer de plus grandes responsabilités." Clinton, en
1998, salue avec enthousiasme la création de l'Euro.
Maastricht signifie un ralliement total, et en principe définitif, à une économie de marché sans limite.
Valéry Giscard d'Estaing,
dit à TF1, le 4 juin 1993, qu'avec l'application de Maastricht il n'y
aurait plus de nationalisations possibles en vertu des articles 102 A
assorti de surveillance et de sanctions (art. 104 C).
Même un économiste fort
loin d'être hostile à ce marché sans limite du capitalisme libéral,
écrit "Le problème est de savoir si ce choix doit être imposé par un
Traité sur lequel, en principe, personne ne pourra revenir, et si les
peuples doivent ainsi se voir interdire toute autre option."
L'article J.3 stipule expressément cette interdiction de revenir sur les décisions.
Robert Pelletier, ancien
Directeur général des services économiques du CNPF et membre du Comité
économique et social de la CEE au titre du patronat, trace les
projections suivantes (Le Monde du 23 juin 1992): en Espagne,
d'ici à 1997, poussée du chômage de 16 % à 19 %, en Italie, "explosion
sans exemple historique du chômage"; "calculs qui donnent le vertige"
pour la Grèce et le Portugal. Quant aux français, "on ne pourra pas leur
dissimuler trop longtemps que la politique induite par Maastricht, sous
des couleurs libérales de retour à l'économie de marché, est, en fait,
le modèle le plus authentiquement réactionnaire de ces soixante
dernières années."
Ainsi intégrée au marché
mondial dominé par les Etats-Unis, l'Europe livre son agriculture, son
industrie, son commerce, son cinéma et sa culture entière, aux règles du
libre échange dont un économiste aussi prudent que Maurice Allais dit
clairement "J'exclurais, au moins pour l'avenir prévisible, toute
orientation vers un libre- échange mondial, comme c'est la tendance
actuelle."
Des exemples récents et douloureux justifient ses craintes.
D'abord en ce qui concerne l'agriculture européenne, assassinée pour servir les intérêts des fermiers américains.
Les accords, du 18 mars
1992, directement inspirés par les Etats-Unis et son directeur général
américain Arthur Dunkel, mettent en cause la politique agricole commune
(PAC) de l'Europe qui permettrait d'aider les agriculteurs européens à
affronter le marché mondial, sous menace de représailles du genre de
celles exercées par les Etats-Unis pour imposer à l'Europe l'importation
de viandes traitées aux hormones et interdites à Bruxelles.
Aussitôt l'Europe obéit
aux injonctions américaines: l'accord européen conclu le 21 mai 1992,
pour réformer la politique agricole commune exige la réduction de la
production de céréales par la mise en jachères obligatoires de 15 % des
terres arables, la diminution, sur trois ans, de 15% de la production de
viande de boeuf, et de 2,5% pour le beurre.
Pour la viande et le lait
la prime à la vache laitière est supprimée pour abaisser la
productivité, et les quotas laitiers seront réduits de 2%.
Cette coupe sombre dans
les agricultures européennes (à un moment où un cinquième de l'humanité
souffre de la faim) laisse le champ libre aux céréaliers américains pour
répondre à la demande solvable. La clé de cette politique agricole
monstrueuse: faire chuter la production et la productivité, en réduisant
les prix garantis et les surfaces cultivées pour que le marché (appelé
pudiquement demande solvable) reste une chasse gardée américaine. Les
affamés insolvables sont rayés de la carte alors que huit cent
mille tonnes de viande de boeuf, vingt-cinq millions de tonnes da
céréales, sept cent mille tonnes de beurre et de poudre de lait sont
stockés, aux frais de la communauté, pour s'aligner sur le système
agricole américain.
L'industrie
européenne n'est pas moins mise en péril. Déjà, sous prétexte de
maintenir les règles de la concurrence en Europe, le commissaire
européen pour la concurrence, l'anglais Léon Brittan, avait interdit à
deux compagnies, française et italienne, d'acheter la firme aéronautique
de Havilland, afin de ne pas laisser un groupe européen atteindre une
dimension capable de gêner les sociétés américaines. Les Etats-Unis
exercent leur pression pour que les avances remboursables accordées à
Airbus Industrie ne dépassent pas 25% du prix des appareils au lieu des
35% au-dessous desquels les Européens ne peuvent pas descendre. Les
Américains, propagandistes du libre échange, menacent, par représailles,
de frapper les Airbus de taxes qui leur fermeraient le marché
américain.
Il en est ainsi dans tous
les secteurs, depuis les eaux minérales, où Léon Brittan s'oppose à
l'achat de Perrier par Nestlé pour empêcher, dit-il, la concentration du
marché en Europe, (alors qu'il s'agit, en réalité de ne pas ouvrir un
marché concurrentiel avec les entreprises américaines), jusqu'à
l'électronique: après le groupe néerlandais Phillips et le groupe
franco-italien SGS Thomson, le groupe allemand Siemens renonce aux
grands espoirs et abandonne la production de masse à l'IBM américaine.
On imagine les catastrophes pour l'emploi et le chômage de cette mise
sous tutelle technologique américaine.
L'exemple le plus typique
est celui du trafic d'armes. Moins d'un an après les promesses de
Georges Bush de lutter contre la prolifération des armes, y compris des
armes conventionnelles, un accord de mai 1991, entre le Pentagone et le
ministre de la défense Dick Cheney, autorise le gouvernement fédéral à
aider les exportateurs américains à exposer et à vendre leurs armements.
Il en résulte qu'en 1991,
les Etats-Unis ont presque doublé leurs exportations d'armement auxquels
la Guerre du Golfe a fait une publicité sans précédent. Les ventes ont
progressé de 64% en 1991; 23 milliards de dollars contre 14 milliards en
1990.
Dans tous les domaines, l'Europe est une Europe vassale.
Ajoutons que cette Europe
des Douze est un club des anciens colonialistes. Ils y sont tous. Les
pionniers: Espagne, Portugal; les grands Empires: Angleterre, France,
Belgique, Hollande; les tard-venus: Allemagne et Italie. Et, malgré
cela, dans les accords de Maastricht, vingt et une lignes sur 66 pages
sont consacrées à la définition des rapports avec le Tiers-monde (titre
WII article 130 U), de bonnes paroles sur son développement, sur la
lutte contre la pauvreté, la thèse centrale étant: insertion.... des
pays en développement dans l'économie mondiale, c'est à dire cela même
qui les tue.
Les anciennes puissances colonialistes européennes ont accepté
aujourd'hui, au delà de leurs rivalités anciennes, la suzeraineté
américaine pour constituer un colonialisme d'un type nouveau, unifié et
totalitaire.
L'Europe reste ainsi une Europe Colonialiste, mais subordonnée, comme dans le Golfe, aux maîtres américains.
L'Europe est sous occupation culturelle
Nous avons montré dans Les Etats-Unis avant-garde de la décadence comment
le système économique fondé sur le monothéisme du marché engendrait la
violence et le crime, l'évasion et la drogue, et toutes les formes de
lavage de cerveau, (depuis les Rocks à 130 décibels, vidant un
jeune homme de toute conscience critique jusqu'à l'hébétude et
l'animalité), étaient destructeurs de toute culture. Nous ne reprendrons
pas en détail cette analyse pour ne retenir que l'aspect dominant et le
plus ravageur de la colonisation culturelle: le cinéma et la
télévision.
Washington et Hollywood, sur la lancée de l'Organisation mondiale du commerce
(O.M.C., ex G.A.T.T.) et considérant la culture comme un département du
commerce, entendent imposer ceci sur la base des principes énoncés dans
un document intitulé US Global Audiovisuel Strategy:
- -- éviter un renforcement des mesures restrictives (notamment les quotas de diffusion d'oeuvres européennes et nationales), et veiller à ce que ces mesures ne s'étendent pas aux services de communication;
- -- améliorer les conditions d'investissement pour les firmes américaines en libéralisant les régulations existantes;
- -- lier les questions audiovisuelles et le développement des nouveaux services de communication et de télécommunications dans le sens de la déréglementation;
- --s'assurer que les restrictions actuelles liées aux questions culturelles ne constituent pas un précédent pour les discussions qui vont s'ouvrir dans d'autres enceintes internationales;
- -- multiplier les alliances et les investissements américains en Europe;
- -- rechercher discrètement l'adhésion aux positions américaines des opérateurs européens.
Il
suffit d'ailleurs de lire chaque semaine les programmes de télévision
pour mesurer l'importance de l'invasion. Et sa malfaisance en y
constatant le déferlement de la violence dans les films américains, et,
du point de vue formel, la dégradation du rôle du texte et de ses
interprètes au profit des effets spéciaux, au point que nos jeunes,
intoxiqués à leur insu par de tels spectacles, appellent films d'action
ceux-là seuls où abondent les bagarres et les coups de revolver, les
cascades automobiles, les déflagrations, et les incendies.
La part de marché du
cinéma français aux Etats-Unis stagne autour de 0,5%, alors que, dans
l'Europe des quinze, de 1985 à 1994, la part de marché des films
américains est passée de 56 à 76%, pour atteindre parfois 90%.
Sur les cinquante chaînes
européennes de télévision (même en excluant les réseaux câblés et
cryptés et en ne retenant que ce qui est diffusé en clair), les films
américains représentaient, en 1993, 53% de la programmation.
Dans le bilan commercial
de l'audiovisuel européen face aux Etats-Unis le déficit est passé d'un
milliard de dollars en 1985 à 4 milliards en 1995. Ce qui a entraîné, en
dix ans, la perte de deux cent cinquante mille emplois.
La colonisation culturelle
est du même ordre de grandeur en ce qui concerne les investissements:
les firmes géantes comme Time Warner-Turner, Disney ABC, Westinghouse
CBC, accaparent en Europe les studios, accroissent le réseau de leurs
salles multiplex, s'ingèrent en maîtres dans les réseaux câblés,
multipliant les accords avec les entreprises locales en s'y attribuant
la part du lion.
Pénétrant en conquérants dans les pays de l'Est, il sont en train de s'emparer des principales télévisions privées.
Les quelque cent quarante
monopoles nationaux de l'audiovisuel en Europe ont été dévorés par un
oligopole mondial de cinq ou six groupes sous direction américaine. En
ce domaine aussi le gouffre du déficit s'agrandit: de 2,1 milliards de
dollars en 1988, il passe à 6,3 en 1995.
Dans les organismes
internationaux les monopoles américains s'attribuent le rôle dirigeant
dans les négociations afin de favoriser leur pénétration en obtenant des
facilités pour leurs investissements, au point de prétendre bénéficier
de l'aide communautaire en Europe et du fonds de soutien en France.
Les capitulations des
dirigeants français n'ont cessé, depuis les accords Blum-Burnes qui, au
lendemain de la guerre, ont livré le cinéma français au cinéma
américain, jusqu'aux timides protestations des actuels dirigeants pour
obtenir une exception culturelle dans la jungle économique du libre
marché. Enfin, en décembre 1996, à Singapour, les représentants du
gouvernement français ont accepté la déréglementation sur les fibres
optiques et les nouvelles technologies de l'audiovisuel.
Les cultures de l'Europe,
et celles du monde entier lorsque les dirigeants s'alignent sur les
anglo-saxons, sont ainsi laminées par l'anticulture américaine fondée
sur le monothéisme du marché.
Lorsque Monsieur Bush proclame: "Il faut créer une zone de libre marché de l'Alaska à la Terre de Feu " et lorsque son secrétaire d'Etat, John Baker ajoute: "Il faut créer une zone de libre marché de Vancouver à Vladivostok", le plus grand débat du siècle est celui-ci:
Laisserons-nous crucifier l'humanité sur cette croix d'or?
A Bretton Woods s'était
affirmée l'hégémonie mondiale du dollar, devenant, au même titre que
l'or, l'étalon mondial de la monnaie.
Les institutions nées de
Bretton Woods étaient les instruments d'une domination économique
planétaire: le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale
pouvaient librement, par des prêts accordés sous des conditions
politiques (comme le Plan Marshall en Europe), écumer à leur gré les
anciennes colonies de l'Europe tombées en déshérence par l'effacement
des grands empires coloniaux en Afrique, en Asie, comme il en avait été
autrefois en Amérique du Sud pour l'éviction de l'Angleterre et de
l'Espagne.
Dans une deuxième étape,
celle du GATT (Accord général sur le commerce et les impôts) le libre
échange, imposé a l'échelle universelle, avait joué le rôle qu'il avait
joué en faveur de l'Angleterre et de son empire pendant un siècle et
demi.
(Le GATT, devait, dans le
dernier quart du XXe siècle, changer de nom (Organisation mondiale du
commerce (OMC) mais sans changer sa fonction.)
Des lors il devenait
facile de faire de l'Europe de l'Ouest une vassale des Etats-Unis, non
seulement par l'intégration militaire, en faisant de ses troupes des
supplétives de l'OTAN, mais en étendant à tous les autres domaines de
l'activité (de l'économie à la culture) cette suprématie américaine.
Le système fut
perfectionné à Amsterdam de telle sorte que les 3/4 des lois de chaque
peuple étaient imposées par l'Organisme européen de Bruxelles.
Restaient des étapes à
franchir pour détruire tout ce qui pouvait subsister de l'autonomie de
nations. D'abord le droit régalien de battre monnaie qui constituait
depuis des siècles, le critère fondamental de la souveraineté, et ce fut
le projet de monnaie unique, de l'Euro par lequel devait se clore le
XXe siècle et s'ouvrir le XXIe siècle.
Restait à parachever la
grande entreprise de mondialisation, c'est-à-dire de destruction
définitive des économies et des cultures de tous les peuples au profit
de la mondialisation de l'empire américain et de son monothéisme du
marché.
Et ce fut le projet
d'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) que l'on a pu appeler,
avec juste raison: "Une machine infernale pour déstructurer le monde."
En effet, après la
réglementation despotique, par les Etats-Unis, du système monétaire
mondial (par le FMI) et du commerce international (par l'OMC), le
ligotage final du monde impliquait un traité multilatéral sur la liberté
des investissements.
Cette dernière charte du
libéralisme sauvage a pour objet d'instaurer dans le monde entier la
monarchie absolue du marché en abattant tout obstacle à
l'investissement: toute multinationale doit bénéficier des mêmes
avantages que les investisseurs nationaux: liberté d'investir, mais
aussi de licencier le personnel, de délocaliser les centres de
production et de recherche, de transgresser les lois du travail et de
l'environnement, les Etats acceptant "sans condition de soumettre les
litiges à l'arbitrage d'une Chambre de commerce internationale. (CCI)."
De cet organisme supranational toute "sentence arbitrale est définitive et obligatoire" excluant par conséquent tout droit de recours. Il est même prévu: "pour que l'investisseur puisse agir contre l'Etat d'accueil...:
le dommage bien qu'imminent ne doit pas nécessairement avoir été subi
avant que le différend puisse être soumis à un arbitrage."
Ce carcan nouveau (et
définitif) faisant du marché le seul souverain universel, est une
généralisation des accords de l'ALENA, passés entre les Etats-Unis, le
Canada et le Mexique. L'on peut donc, en grandeur réelle, connaître les
conséquences que comporterait son application.
Le Canada, qui refuse à la
société Ethyl & Co l'entrée sur son marché de carburants comportant
un adjuvant toxique, se voit demander 251 millions de dollars
d'indemnités pour perte estimée de profits. Au Mexique, où le
gouvernement refuse l'installation d'une décharge de produits toxiques
dans un site protégé, la société américaine concernée réclame quatre
cents millions de dollars. Les impôts des citoyens indemnisent les
profits des multinationales!
Ce projet, avoue crûment:
"L'AMI, comme tout accord international à caractère contraignant, aura
pour effet de modérer, dans une certaine mesure, l'exercice de
l'autorité nationale."
Ce projet, régissant tous
les pays du monde, fut discuté secrètement, depuis trois ans, par les
seuls membres de l'OCDE, groupant les pays les plus riches et excluant
tout ce qu'il était convenu d'appeler le Tiers Monde, alors qu'il
comporte des conséquences redoutables en ce qui concerne l'emploi et le
chômage, la santé, les services publics, la protection sociale, et
l'environnement, d'une manière générale l'indépendance nationale.
Il insiste, au plan
social, sur les bienfaits de l'inégalité. L'OCDE définit le creusement
des inégalités comme "ce que la logique économique recommande." Elle ne
s'interroge pas sur la pertinence de cette logique, elle évoque
"l'aiguillon de la pauvreté" et accuse les interventions publiques
d'enfermer les individus dans "une logique de la dépendance."
Il est remarquable que sur
ce programme, impliquant non seulement la privatisation totale des
entreprises, mais l'exclusion de toute intervention de l'Etat pour
protéger les plus faibles, les dirigeants français (de droite comme de
gauche) n'ont fait d'objection qu'en invoquant l'exception culturelle.
Il est vrai que c'est là un domaine particulièrement sensible puisque de
tels accords conduiraient à la ruine du cinéma français, accroîtraient
encore la main mise du cinéma sanglant d'Hollywood, qui submerge déjà
nos écrans et notre télévision, et assureraient la main mise des magnats
américains de l'information par l'investissement débridé dans la presse
et l'édition. Les esprits comme les corps seraient ainsi livrés aux
manipulations de la logique marchande.
Mais c'est la totalité de
notre vie et de son sens qui doivent se libérer des tentacules de la
pieuvre, c'est-à-dire des toutes puissantes multinationales des 29 pays
membres de l'OCDE qui contrôlent les deux tiers des flux mondiaux des
investissements, c'est à dire 340 milliards de dollars en 1996.
Comment peut s'opérer cette nouvelle libération, celle de l'occupation de notre pays, depuis son économie jusqu'à sa culture?
Ni les partis (de droite ou de gauche), ni les Eglises, ne répondent à ces interrogations majeures de nos angoisses.
Ni les uns ni les autres n'avancent des solutions à l'échelle du monde.
Les uns ne songent qu'aux
alternances à la possession du pouvoir, et, incapables de résoudre les
problèmes, se succèdent au pouvoir selon le rythme suranné des pseudo
antagonismes de la gauche et de la droite, chacun étant à son tour
sanctionné par les électeurs pour ses échecs dans la pratique d'une même
politique masquée sous des langages différents.
Quel que soit le parti (ou
la coalition) de partis au pouvoir, le chômage et l'exclusion
augmentent inexorablement, de huit cent mille chômeurs en 1978 à trois
millions en 1998, alors que se sont succédé gouvernements de droite et
de gauche.
Les Eglises
institutionnelles ne font pas mieux. Monarchisant leurs structures,
sclérosant leurs dogmes, prétendant toutes à la domination universelle
d'un univers auquel elles n'apportent rien.
Un catholicisme,
détruisant toutes les espérances nées du concile de Vatican II, se donne
des structures de plus en plus autoritaires et totalitaires, pratiquant
systématiquement le double langage et la double action, masquant sous
des homélies empruntées à l'Evangile, une politique de collusion avec
les Etats-Unis (pour lutter, autrefois, contre le communisme à l'Est et
contre les théologies de la libération en Amérique du Sud) évitant de
répondre (autrement que par des paroles) aux angoisses des peuples sur
le chômage, la guerre, les exclusions, et se fixant de manière
obsessionnelle sur les thèmes sexuels, substituant les spectacles d'un one man show aux guidances spirituelles libératrices.
L'Islam, qui eût pour
mission, au temps de son Prophète et aux siècles de sa grandeur, de
représenter l'universel dans les cultures comme dans la foi, et qui
pourrait aujourd'hui encore donner cet exemple, se replie dans sa
particularité proche-orientale. Comme le clergé romain il ne donne pas
un visage à l'espérance de tous, mais se referme sur la coutume et le
rite du passé, au lieu de s'ouvrir aux problèmes majeurs de nos peuples
et de notre temps. C'est ainsi qu'il devient objet de l'histoire alors
qu'il en fut, pendant des siècles, le sujet créateur, fécondé par la
communion avec toutes les spiritualités, depuis les sagesses de l'Inde
jusqu'à la foi de ses soufis andalous si proches de la plénitude humaine
de Jésus.
Tout est donc à faire, aux
plans de l'économie, de la politique, de l'éducation et de la foi, plus
inséparables que jamais, et ayant plus que jamais besoin de retrouver
leur unité fondamentale dans la promotion de l'homme.
Quel est l'avenir de l'Europe en face de cette décadence du Dernier empire (comme l'appelle Paul Marie de la Gorce)?
L'Europe s'est longtemps
isolée, comme autrefois l'Empire romain, refusant son appartenance à la
grande île eurasiatique dont elle n'est qu'une petite péninsule, dans
une domination centrée sur la Méditerranée (Mare Nostrum). A
partir de là, elle exerçait son empire colonial sur le monde, depuis
l'Amérindie avec son or, l'Afrique avec ses esclaves, l'Asie où elle
imposait sa domination à l'Inde, avec les anglais, à la Chine par sa
coalition européenne pour la guerre de l'opium et le rapt des
Etats-vassaux, sur le Proche et Moyen Orient, avec ses pétroles, par un
condominium anglo-français sur le monde musulman. Il y eut un partage
anglo-français de l'Afrique orientale par les uns, de l'Afrique
occidentale par les autres, sans parler des opération connexes de la
Hollande en Indonésie, de la Belgique au Congo, de l'Espagne, et du
Portugal de l'Angola et du Mozambique au Cap Vert, de l'Italie en Libye
et en Ethiopie.
Les désastres de deux
guerres mondiales intra-européennes, ont permis aux Etats-Unis non
seulement de se substituer aux anciens colonisateurs européens, de
l'Amérique du Sud aux Philippines dans le Pacifique, de devenir les
maîtres du Proche Orient et se ses pétroles, de s'infiltrer puissamment
en Afrique, mais même et surtout de faire des anciens colonisateurs ses
propres colonisés en Europe même.
La seule possibilité de
libération de cette Europe vassalisée est donc de rétablir, sur des
bases radicalement nouvelles, (non plus de colonisateurs à colonisés,
mais de partenaires égaux et complémentaires) ses rapports avec l'Asie
d'abord (en particulier la Chine et l'Iran) mais aussi avec l'Afrique et
l'Amérique du Sud et du Centre.
Roger Garaudy, L'avenir, mode d'emploi, Editions Vent du Large, Paris, 1998, extrait.
Egalement publié sur http://rogergaraudy.blogspot.com