Pour une relecture africaine de Marx
Si j’interviens au début de ce Colloque, qui est la suite de celui
tenu, à Dakar, en 1962, c’est parce que nous en avons pris l’initiative,
le Président Bourguiba et moi-même. Je le fais pour justifier la tenue
de tels débats, qui sont nécessaires. « La fin du dogmatisme, écrit-il dans Pour Marx, nous a mis en
face de cette réalité : que la philosophie marxiste, fondée par Marx
dans l’acte même de la fondation de sa théorie de l’histoire, est en
grande partie encore à constituer, puisque comme le disait Lénine seules
les pierres d’angle en ont été posées que les difficultés théoriques
dans lesquelles, sous la nuit du dogmatisme, nous nous étions débattus,
n’étaient pas de part en part des difficultés artificielles, mais
qu’elles tenaient aussi en grande partie à l’état d’inélaboration de la
philosophie marxiste ». C’est moi qui souligne. Le marxisme, méthode dialectique « Philosophie », « science », « théorie », « pratique », « histoire
», « sociologie », « économie », qu’est-ce donc au juste que le «
Socialisme ? » Marx et Engels y ont répondu par la phrase célèbre : «
Notre doctrine n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action ». C’est
dire qu’elle est une méthode. Mais encore ? Le « socialisme scientifique
» de Marx et d’Engels, que l’on a désigné, par la suite, du nom de
marxisme, c’est l’accent mis sur certaines idées, comme la théorie et la
pratique, l’homme et l’aliénation, la lutte des classes, l’histoire et,
dans celle-ci, la priorité de l’économie. C’est surtout, derrière ces
concepts et les liant, une idéologie, c’est-à-dire un système de valeurs
proposé aux hommes pour leur permettre de se transformer, en
transformant le monde, dans le sens de ces valeurs. Mais, à y réfléchir,
ce qui, plus que toute autre chose, caractérise le socialisme de Marx
et d’Engels, c’est moins ces valeurs, dont, selon l’inventaire des
marxologues, aucune n’a été inventée par les pères fondateurs, que la
méthode dialectique. Non pas la dialectique pure, telle qu’elle a été
élaborée par les anciens Grecs et perfectionnée par Hegel, mais celle-là
qui est systématiquement appliquée aux faits concrets, je veux dire
matériels et mesurables, dans lesquels elle se trouvait déjà. Ainsi
donc, le problème premier et fondamental du socialisme, par-delà celui
de la méthode, est un problème d’épistémologie, c’est-à-dire de
connaissance et, en définitive, de vérité. Or, comme l’a fait remarquer
Jean-Paul Sartre, dans Les Temps modernes [2],
« la théorie de la connaissance reste le point faible du marxisme ».
Lorsque Marx écrit : « La conception matérialiste du monde signifie
simplement la conception de la nature telle qu’elle est, sans aucune
addition étrangère », il se fait regard objectif et prétend contempler
la nature telle qu’elle est absolument » [3].
Et cependant, dans ses comptes rendus du « Capital », comme j’ai eu
l’occasion de le faire remarquer, Engels faisait le reproche contraire à
Marx, signalant, chez celui-ci, « certaines lubies suggestives » à côté
des « développements objectifs ». Où est donc la vérité ? Elle est ici
et là : elle est que, depuis la « coupure épistémologique » de 1845,
Marx n’a cessé d’employer la méthode dialectique, mais, à mesure qu’il
avançait dans son œuvre, singulièrement dans la rédaction du Capital, il
accordait une place de plus en plus grande à l’objet, à la matière, à
la nécessité, je veux dire, non pas le hasard, mais l’imprévu
imprévisible, bref, la vie, qu’aucune mesure n’a jamais encore mesurée
dans toute sa riche complexité. « Si, parfois, les jeunes attachent plus d’importance qu’il se doit
au côté économique, c’est Marx et moi-même partiellement qui devons en
porter la responsabilité. Face à nos adversaires, il nous fallait
souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous n’avons pas
toujours trouvé le temps, ni le lieu, ni l’occasion de donner leur place
aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque ». Engels avait précisé auparavant : « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur
déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et
la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé
rien de plus. Si quelqu’un veut déformer cette proposition jusqu’à lui
faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la
transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation
économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure -
les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles
dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques,
philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur
en systèmes dogmatiques -, exercent également leur action sur le cours
des luttes historiques et en déterminent de façon prépondérante la forme
dans beaucoup de cas ». La forme, c’est-à-dire le style. J’aurais voulu citer toute la
lettre, qui est importante de bout en bout. D’autant que, dans son
article intitulé « Contradiction et Surdétermination » [5]
et qui est suivi d’une annexe, Althusser analyse longuement,
impitoyablement, cette lettre d’Engels, à qui il reproche son
philosophisme, très exactement sa tentative « de fonder
philosophiquement... les concepts épistémologiques du matérialisme
historique ». Ainsi qu’à Sartre, encore qu’il lui reconnaisse «
l’avantage de le savoir et de le dire ». Ce qui doit nous intéresser le
plus, nous autres Africains, c’est moins la querelle philosophique que
le vrai débat. Celui-ci est, en effet, de savoir si, dans la réalité, la
« superstructure », c’est-à-dire les faits culturels, ne sont pas aussi
agissants - je ne dis pas « plus » - que les faits économiques. « La race, facteur économique » Cependant, comme le disait, l’autre année, le mathématicien
Souleymane Niang, doyen de la Faculté des Sciences de l’Université de
Dakar, en mathématique, c’est l’intuition qui compte plus que l’aptitude
au calcul. Voilà bien situé le problème. L’Afrique n’est pas en retard
partout. En tout cas, si nous voulons être efficaces, pour avancer en
bâtissant progressivement notre avenir, il nous faut penser et agir par
nous-mêmes et pour nous-mêmes, en nous appuyant sur les vertus
africaines, jusque dans, surtout dans l’adaptation du socialisme à nos
réalités. C’est seulement ainsi que cette adaptation sera scientifique,
donc efficace. Si vous lisez attentivement la lettre d’Engels à Joseph
Bloch, vous trouverez, mentionnés parmi les éléments de la
superstructure, donc agissants aussi et déterminants, la « tradition »
(nationale ou locale), la « religion », la « langue », le « cerveau des
participants ». J’aurais pu, tout aussi bien, citer sa lettre du 25
janvier 1894 à Heinz Storkenberg, un autre social-démocrate allemand. A
la question de savoir quelle est la place que tiennent la race et
l’individu dans la conception du matérialisme historique, Engels répond :
« Nous considérons les conditions économiques comme ce qui conditionne,
en dernière instance, le développement historique. Or la race est
elle-même un facteur économique ». Facteur économique, commenterai-je,
parce que la race exerce son influence sur le développement, comme l’a
constaté publiquement, un jour, Fidel Castro, devenu plus réaliste,
parce que le développement économique, à son tour, agit sur la race en
même temps que les conditions géographiques, parce qu’enfin les vertus
non seulement raciales, mais ethniques, nationales, se transmettent
matériellement par les gènes des chromosomes. En vérité, l’homme concret
est le résultat des inter-réactions de l’hérédité et de
l’environnement. « ... quel grand
service vous nous rendriez si vous nous exposiez votre opinion sur les
destins possibles de nos communautés rurales et sur la théorie qui veut
que tous les peuples du monde soient contraints, par la nécessité
historique, de parcourir toutes les phases de la production capitaliste... ». Voilà donc notre deuxième problème. C’était, en effet, un problème
capital, non seulement pour la Russie, mais aussi pour tous les pays
d’Europe orientale et centrale, comme elle l’est, aujourd’hui, pour les
pays en développement d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. D’autant
que cette théorie du développement, non précisément linéaire, mais
uniforme, avait été souvent exposée par Marx et Engels. Dans un de ses «
textes d’émigration », par exemple, où il expose « scientifiquement »
l’évolution de la société, Engels la résume ainsi : « La révolution à laquelle aspire le socialisme est, pour être
bref, la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie et l’organisation
nouvelle de la société au moyen de la suppression de toutes les
différences de classe... Il s’ensuit que la bourgeoisie est, sous cet
aspect également, une condition préalable de la révolution socialiste » [6]. Voilà, exprimée, la « théorie » à laquelle Véra Zassoulitch faisait allusion. « Cependant, j’espère que quelques lignes suffiront pour ne pas
vous laisser aucun doute sur le malentendu à l’égard de ma soi-disant
théorie... La fatalité historique de ce mouvement (du capitalisme vers
le socialisme) est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe
occidentale... L’analyse donnée dans Le Capital n’offre donc de raisons
ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude que
j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources
originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la
régénération sociale en Russie... mais il faudrait d’abord éliminer les
influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui
assurer les conditions normales d’un développement spontané... ». C’est Marx qui souligne. Ainsi donc, nous qui vivons, aujourd’hui, en
dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, nous pouvons partir de la «
commune primitive » ou de l’étape, plus développée, de la « communauté
rurale » pour arriver au socialisme en faisant l’économie de l’étape
bourgeoise sinon de la lutte des classes. Cependant, il nous faut, pour
cela, étudier objectivement, avec les conditions originales de notre
continent et de chacun de nos pays, la situation de notre commune ou de
notre communauté afin de fonder son développement sur ses vertus
propres, débarrassées de toutes les influences délétères. Je
ne retiendrai pas la nécessité de « la victoire du prolétariat » en
Europe occidentale puisque l’histoire l’a démentie et que les premières
victoires ont eu lieu, non pas à l’Ouest et dans les pays développés,
mais à l’Est, en Russie et en Chine entre autres : dans des pays à «
forme sociale inférieure », pour parler comme Engels. Je retiendrai
plutôt la possibilité, pour les pays en développement, de partir de la «
propriété communautaire » et surtout de leurs « communes populaires »,
c’est-à-dire de leurs cultures nationales, ethniques. Il nous restera à
examiner, plus loin, si le but final, si non l’objectif, que poursuivent
les prolétariats des pays occidentaux, singulièrement des pays
européens, est le même que le nôtre. Nous nous dirigeons progressivement vers le problème majeur, celui de
l’humanisme socialiste. Nous voici arrivés au cœur du débat avec le «
dogmatisme de la lutte des classes », comme le disait Domenach. Le
professeur Samir Amin, directeur de l’Institut africain de Développement
économique et de Planification, a exposé, dans Le Nouvel Observateur du
9 juin 1975, une thèse voisine. Après avoir caractérisé le «
social-impérialisme », qui s’est développé depuis 1945, l’intellectuel
égyptien affirme : « ...les peuples de la Périphérie, condamnés, dans ce modèle
d’expansion, à une paupérisation visible, ont résisté, C’est cette
troisième contradiction qui est la contradiction principale du système.
C’est pourquoi la crise est d’abord une crise du système impérialiste ». Samir Amin pose, pour nous Africains, le vrai problème. Il ne dit pas « système capitaliste », mais « système impérialiste ». La
Traite, c’est vingt millions de Négro-africains déportés « aux
Amériques » pendant trois siècles et demi. C’est, par accident - mais
cela faisait partie du système -, dix fois plus d’hommes exterminés pour
alimenter la Traite et mis au compte des pertes et profits. Bien sûr,
sur les terres tropicales du Nouveau Monde, comme les ouvriers de
l’Euramérique sous les toits des fabriques, manufactures et usines des
villes, les Nègres seront exploités par les capitalistes, aliénés, selon
la dialectique marxiste, dans leur travail comme dans les produits de
leur travail. Nous y reviendrons. Il reste que, si les Albo-européens
les ont achetés et revendus, ce n’était guère parce qu’ils étaient des
travailleurs, des prolétaires - ils avaient été souvent guerriers, voire
princes -, mais qu’on les voyait, les voulait tels : d’une autre race,
d’une autre ethnie, par-dessus tout - et c’est l’essentiel - d’une autre
culture. « Le Socialisme n’est pas un capitalisme sans capitalistes,
contrairement à ce que la vieille social-démocratie affirme. La solution
socialiste exige : Voulant être moins partisan, je conclurai : « Le socialisme, pour être intégral, c’est-à-dire développement et culture, exige : Le Monde diplomatique de juin 1975 confirme que cette position est la
plus juste et la plus efficace. Comme on le sait, le journal Le Monde
est le plus grand quotidien de la gauche française. Or donc, Le Monde
diplomatique de juin nous a donné deux séries de pages qui traitent de
deux problèmes connexes, intitulés, d’une part, « Alarme et Impatience
dans le Tiers-monde » et, d’autre part, « Le Racisme » . Dans les
premières pages, on développe une thèse voisine de celle de Samir Amin,
mais « sans distinction d’école ». Dans les dernières pages, on combat
d’autant plus vigoureusement le racisme, réapparu dans les pays
développés, qu’il sévit surtout, et on l’avoue, chez les prolétaires.
Comme l’écrit François Denantes, « c’est très rarement dans les
quartiers populaires que se recrutent les gens qui militent pour les
immigrés ». Il y a plus grave, depuis 1945, on peut compter les
syndicats des travailleurs qui ont lancé une grève pour libérer une
colonie ou combattre la détérioration des termes de l’échange. Je n’en
connais pas un seul, même à gauche, voire à l’extrême gauche. Le professeur Samir Amin liait, tout à l’heure, le développement
économique et la culture. Je n’aurai pas attendu longtemps pour
appliquer une leçon si pertinente. Nous en arrivons donc au cœur du
problème culturel : à la question du réalisme socialiste. « Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit
purement socialiste, un « roman de tendance », comme nous le disons,
nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et
sociales de l’auteur. Ce n’est pas du tout ce que je pense. Plus les
opinions (politiques) de l’auteur demeurent cachées et mieux cela vaut
pour l’œuvre d’art ». Quant à Marx, un de ses meilleurs biographes, Mehring, nous dit que « Ses préférés en littérature ont été les grands poètes
universels, dont les œuvres, d’Eschyle et d’Homère - en passant par
Dante, Shakespeare, Cervantès - à Gœthe, présentent le même caractère.
Comme le raconte Lafargue, tous les ans, il relisait Eschyle dans le
texte original ; il est toujours resté fidèle à ses vieux Grecs... ». Nous verrons bientôt quel est ce « même caractère ». En attendant, on
ne peut dire que les « grands poètes » que voilà soient des « réalistes
». « Ce que l’animal produit fait partie intégrante de son corps
physique, tandis que l’homme se dresse librement en face de son produit.
L’animal œuvre seulement à l’échelle et suivant les besoins de l’espèce
à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à l’échelle
de n’importe quelle espèce et appliquer à l’objet la mesure qui lui est
inhérente. C’est pourquoi l’homme sait également œuvrer suivant les lois
de la beauté » [15]. Voici le second : « L’art grec suppose la mythologie grecque, c’est-à-dire la
nature et les formes sociales elles-mêmes façonnées par la fantaisie
populaire. Ce sont là ses matériaux » [16]. L’œuvre d’art, c’est ce que les anciens Grecs désignaient du nom de
poïésis, que l’on peut traduire par « fabrication » ou par « poésie ».
Ce double sens éclaire le problème. Tout art est fabrication,
c’est-à-dire, non pas reproduction ou imitation de la nature, mais
création de ce qui n’existe pas à partir de ce qui existe, à partir de
la « nature » et des « formes », c’est-à-dire des réalités « sociales ».
Création donc de la « fantaisie », par quoi les Grecs désignaient
l’imagination : création par l’imagination du peuple considéré. N’est-il
pas remarquable que Marx insiste tant sur la spécificité ethnique ?
L’accent est mis, en même temps, sur le caractère poétique, je veux dire
non « réaliste », de l’œuvre d’art. Marx fait partir l’œuvre des
réalités de la nature physique, extérieure, et de la nature sociale
intérieure, mais transformées par l’imagination. Il serait plus juste de
dire interprétées. Ce que fait tout véritable artiste, singulièrement
en Afrique, où, l’affectivité étant profonde et rapide, l’imagination
est puissante. En dernière analyse, ce que fait le poète - et tout
artiste est poète parce que créateur -, c’est, par-delà les fausses
apparences, que retient le « réalisme socialiste », de voir les liens
sous-jacents qui unissent les éléments les plus distants à la vue ; car,
on le sait aujourd’hui, ce sont leurs rapports, plus que les éléments
eux mêmes, qui sont les vraies réalités du monde. Il s’agit, pour lui,
de traduire ces réalités par les fruits de l’imagination que sont les
métaphores ou images symboliques et, en même temps, par les mouvements
de la sensibilité qu’on appelle rythmes. C’est dans cette traduction,
parce que mesurée à son objet, que consiste la beauté, dont parlait le
jeune Marx. Il reste que l’œuvre d’art exprime aussi, sinon toujours,
une idéologie, c’est-à-dire une projection, par l’imagination, du réel
présent, mais transformé, dans l’imaginaire possible : dans l’avenir à
faire. Cependant, ce deuxième aspect n’est pas nécessaire. « Un système... de représentations... doué d’une existence et
d’un rôle historiques au sein d’une société donnée. Sans entrer dans le
problème des rapports d’une science à son passé (idéologique), disons
que l’idéologie, comme système de représentations, se distingue de la
science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la
fonction théorique (ou fonction de connaissance) » [17]. Ce qui veut dire qu’en l’état actuel des sciences de l’homme,
l’humanisme est beaucoup plus un instrument de la praxis, de la pratique
sociale, que le fondement du socialisme scientifique. Revenons
à l’humanisme, pour, d’abord, rappeler son sens. Le mouvement fut
lancé, à la fin du Moyen Age, pour fonder, contre la théologie, une
nouvelle vision de l’univers. Dans la théorie du Moyen Age européen,
tout partait de Dieu, était créé par Dieu et revenait à Dieu : tout
était expliqué par Dieu. Pour les humanistes de la Renaissance qui, non
pas suppriment Dieu, mais le mettent entre parenthèses, si tout ne part
pas de l’Homme : tout aboutit à lui, comme au centre : au bout ultime.
Je ferai remarquer, en passant, que la conception africaine du problème
est proche de cette dernière. Comme le dit un dicton wolof, « nit mooy
garab u nit » : « c’est l’homme qui est le remède de l’homme ». « L’homme social, les producteurs associés, règlent
rationnellement tous les échanges avec la nature... et ils accomplissent
ces échanges... dans les conditions les plus dignes, les plus conformes
à leur nature humaine... c’est au-delà que commence le développement
des forces humaines comme une fin en soi [20] » . Nous concluons. « Le socialisme auto-création de l’homme ». Il y a longtemps que nous
le répétons en compagnie de nos camarades du Centre. Il est temps que
nous, Africains, vivions cette vérité, en l’appliquant. Il est temps
que, situés sur notre continent, enracinés dans notre ethnie, notre
patrie, mais surtout dans ses valeurs, nous nous créions nous-mêmes.
Comment ? En renaissant à nos cultures ancestrales et en nous
développant selon nos lignes de forces, nos valeurs de civilisation.
C’est pourquoi, comme je le suggérais plus haut, les buts économistes du
Centre - la Civilisation de Consommation ! - ne sauraient être les
nôtres. Il est possible, en effet, comme le suggèrent certains
Asiatiques, de développer, bien sûr, une autre culture, voire une autre
civilisation, et moderne, mais aussi une autre économie. Celle-ci
reposerait sur l’idée d’un minimum vital humain, au-delà duquel le
développement économique et le développement culturel - l’épithète «
social » est ambiguë - seraient menés conjointement, avec l’accent mis
sur la culture. Il est nécessaire en particulier qu’au-delà des faciès arabo-berbère
et négro-africain de la Civilisation africaine, pour parler comme Leo
Frobenius, les synthèses se multiplient dans tous les domaines. Nous
Sénégalais, qui sommes à la frontière des deux aires de la Civilisation
africaine, nous le savons, c’est la symbiose des deux mondes se
fécondant réciproquement pour créer un monde nouveau, qui fait la vraie
grandeur de l’Africa portentosa : de « l’Afrique prodigieuse ». [1]
Ethiopiques. Revue socialiste de culture négro-africaine, n° 5, 1976.
Discours d’ouverture de la « Conférence des partis africains sur le
développement planifié et les voies africaines du socialisme », Tunis,
1-7 juillet 1976. [2] N° 139, septembre 1957, p. 359. [3] Cf. Liberté 2, p. 244. [4] Ethique à Nicomaque, VI, 2. [5] Pour Marx, Paris, Maspero, p. 86-128. [6] Marx, Engels, Lénine vous parlent du Communisme scientifique, Moscou, Editions du Progrès, 1967, p. 66. [7] MARX, K. et ENGELS, F., Œuvres, édition russe, t. XXII, p. 446. [8] Septembre - décembre, 1964. [9] La Nouvelle Gazette rhénane, 15 février 1849. [10] Editions sociales, 1948, p. 186. [11] Cahiers philosophiques, Moscou, 1947, p.237. [12] Morceaux choisis, Paris, Editions sociales, t. I, 1955, p.365 - 408. [13] Dakar/Paris, IFAN/Editions Anthropos, 1970. [14] Paris, Les Editions de Minuit, 1973. [15] « Le Travail aliéné », in La Revue socialiste, 1947, p. 163. [16] Contribution à la Critique de l’Economie politique, Berlin, Dietz Verlag, 1951, p. 270. [17] Pour Marx, p.238. [18] Presses universitaires de France, p. 236. [19] GARAUDY, R., op. cit., p. 382. [20] Le Capital, Editions sociales, VIII, p.198-199.
Nécessaires
si, du moins, nous voulons sortir réellement de notre ancien état de
colonisés de l’esprit, toujours dépendants et débiteurs, jamais
prêteurs, jamais producteurs de civilisation alors qu’au fort de la
colonisation, au début de ce siècle, l’Afrique renouvelait, bien que
passivement, l’art de notre monde. Et sa pensée indirectement.
Qu’aurait-ce donc été si elle l’avait fait activement comme pour
l’Egypte, au début de l’histoire. En effet, le « marxisme », même
fortifié du « léninisme », ou seulement le « socialisme » que nous
servent nos intellectuels n’est, le plus souvent, qu’un catéchisme pour
pays sous-développés, préparé par les marxistes-léninistes et autres
socialistes européens. Au demeurant, ce catéchisme ne vient pas
directement de Moscou ni de Pékin, mais de l’une ou l’autre de nos
anciennes métropoles : de Paris ou de Londres quand ce n’est pas de New
York. La meilleure preuve en est que la plupart de nos intellectuels
n’ont lu ni Marx ni Engels et, quand ils les ont lus, comme l’a confirmé
un professeur communiste, ils ne les ont pas compris. C’est qu’ils les
ont lus avec des yeux de parisiens, de londoniens ou de new-yorkais ! Et
s’ils l’avaient fait de moscovites ou de pékinois, ce n’aurait pas été
mieux. L’étonnement des Chinois, par exemple, quand on leur présente la «
pensée maotsétoung » mise en cachets d’aspirine ! Ce que nous disent
ceux-ci, comme les socialistes scandinaves, comme les communistes
roumains, yougoslaves, italiens, c’est de relire et de penser par
nous-mêmes, Africains, les textes fondamentaux du Socialisme - qu’on lui
donne ou non l’épithète de « scientifique ».
Il
y a heureusement, depuis quelque 30 ans au moins, des intellectuels
africains qui ont essayé de faire cette relecture africaine. Et qu’on
les trouve aussi bien chez les Négro-africains que chez les
Arabo-berbères témoigne en faveur de l’Afrique nouvelle. Et que nous
avons commencé notre Nahda, notre « Renaissance », qui sera longue, bien
sûr. Mais il n’est que de bien partir. Et nous sommes bien partis.
C’est
vous dire que les réflexions que je vais vous livrer nous sont
communes, à de nombreux Africains au nord et au sud du Sahara, qu’ils se
réclament du marxisme-léninisme, du socialisme démocratique, voire du
libéralisme planifié puisque l’idée de planification est une idée
socialiste.
Nos
réflexions porteront sur quelques-uns des grands thèmes avec lesquels
sont confrontés, aujourd’hui, les chercheurs socialistes de toutes
nuances et, d’abord, les chercheurs africains. Nous éviterons, avant
tout, de nous enfermer dans les barrières du dogmatisme. Dans
l’adaptation du socialisme à nos réalités d’aujourd’hui, nous ne
craindrons pas de chercher la vérité aussi bien chez les communistes de
toutes nuances que chez les socialistes qui se réclament de la
démocratie. Cependant, nous la chercherons, avant tout, en Afrique.
La
première question qui s’est posée à notre recherche était de savoir si
le socialisme, très précisément le « socialisme scientifique », tel
qu’il avait été formulé par Marx et Engels dans la période de leur
maturité, c’est-à-dire après 1857, était encore valable un siècle après.
En effet, au milieu du XIXe siècle, on était encore en plein
scientisme, en pleine jeunesse de la science, où triomphait le
déterminisme avec l’athéisme. Depuis, des révolutions scientifiques ont
été provoquées dans tous les domaines : en préhistoire et en histoire,
en anthropologie et en ethnologie, en sociologie et en économie, en
physique, voire en mathématique, bref, en épistémologie. Au sein même du
socialisme, la contestation s’est installée. Rien n’est plus
significatif à cet égard que la « Lettre aux Hommes de Gauche » publiée,
le 9 juin 1975, par Jean-Marie Domenach, dans l’hebdomadaire socialiste
de gauche intitulé Le Nouvel Observateur. Le chrétien progressiste
n’hésite pas à remettre en question les concepts les plus sacrés du
socialisme scientifique, stigmatisant aussi bien « la mystique du
progrès et de la science » que le « dogmatisme de la lutte des classes
». Plus significative encore est l’attitude, devant le problème, du
communiste Louis Althusser, un des plus brillants marxologues français
du XXe siècle.
Cette
démarche de Marx était naturelle. C’est là, une habitude récurrente de
l’Occidental qui, depuis l’élaboration du rationalisme albo-européen en
Grèce, est toujours revenu en arrière, à la tyrannie de la raison
discursive, utilitaire, chaque fois que l’autre raison - celle de l’âme
et de l’art - avait repris ses droits avec sa place. Mais au moment même
de la mort de Marx, dans le dernier quart du XIXe siècle, l’équilibre
de la balance recommençait de se rétablir. Les nouvelles découvertes
scientifiques, faites dans les domaines de la physique et de la
mathématique, mais aussi de l’art et, partant de la philosophie, en
rétablissant l’équilibre, accordaient autant d’importance au sujet qu’à
l’objet, au noûs qu’à la dianoïa, comme disaient les Grecs, c’est-à-dire
à l’intuition qu’à la discursion. Et l’on sait, aujourd’hui, que le
regard du sujet transforme l’objet en sujet-objet : en réalité
intégrale. Aristote, le fondateur du rationalisme occidental, l’avait
déjà perçu quand il affirmait que « c’est sur une certaine ressemblance
et affinité entre le sujet et l’objet que la connaissance repose » [4].
C’est
ce renouveau qu’Engels, toujours à l’affût, toujours informé, avait
perçu et qui lui faisait écrire à Joseph Bloch, un social-démocrate
allemand, la fameuse lettre du 21 septembre1890 :
C’est
ici que nous devons, nous Africains, rester éveillés et vigilants. L’on
m’a accusé, je le sais, d’avoir assis l’émotion sur le trône de la
raison après avoir jeté, par-dessus bord, tous les facteurs de
rationalité qui pouvaient aider l’Afrique à sortir de son retard. C’est
là un argument polémique, c’est-à-dire un faux argument, qui ne repose
pas sur des faits véritables. Nous sommes ici réunis, non pour faire de
la politique politicienne, mais pour discuter sérieusement, par delà la
libération politique de l’Afrique, du développement économique et
social, partant culturel, de notre continent. Mon pays est conscient de
l’importance du développement économique. Pourquoi le quart de nos
bacheliers sont, maintenant, dirigés vers les carrières d’ingénieurs et
de techniciens supérieurs. Et pourquoi, parmi les disciplines de nos
enseignements primaire et secondaire, nous donnons la priorité à la
mathématique.
Voilà
qui nous ramène à la nécessité de penser notre socialisme en Africains
et pour les Africains. Encore une fois, il n’est pas question de bannir
la raison discursive, calculatrice et technicienne, au moment même que
nous parlons de développement économique ; il est question de maintenir
l’équilibre - que nous savons, par nature, instable - entre les deux
raisons, les trois raisons pour parler comme Descartes, et surtout de ne
pas laisser en sommeil cette faculté de sentir profondément et
d’imaginer puissamment qui nous caractérise, nous autres Africains, que
nous nous situions au nord ou au sud du Sahara. Car ce n’est pas hasard
si la caractérologie ethnique nous place tous dans le même ethnotype,
avec tous les Méditerranéens et tous les Latino-américains, qui, au
demeurant, veulent s’appeler, maintenant, « Ibéro-afro-américains ». Il
est très précisément question des objectifs du développement économique
et social ainsi que de ses moyens. Ce que nous allons examiner avec les
autres problèmes, et, d’abord, celui que Véra Zassoulitch avait posé à
Marx le 16 février 1881.
La populiste russe avait écrit au théoricien du socialisme scientifique :
Il
reste qu’en général, elle est exprimée avec nuance par les deux
fondateurs du socialisme scientifique. Cette « thèse de la nécessité du
développement uniforme » ne serait valable que pour les « Etats avancés
d’Europe », pour « l’Europe occidentale » ou simplement pour « l’Europe
», c’est-à-dire la « société » ou la « production capitaliste ». C’est
cet aspect, plus qu’une nuance, qui explique la réaction de Marx à la
lettre de Véra Zassoulitch. Après avoir expliqué le retard de sa
réponse, par « une maladie de nerfs », il poursuit :
Curieusement,
sur ce problème essentiel, Engels, une fois de plus, semble plus
doctrinaire que Marx. Dans la postface à l’ouvrage intitulé Sur la
Question sociale en Russie, après avoir réaffirmé la théorie du
développement uniforme, Engels concède qu’après la victoire des «
peuples d’Europe occidentale », les pays arriérés pourront :
« Utiliser
ces restes de propriété communautaire ainsi que les coutumes populaires
correspondantes en qualité d’instrument puissant leur permettant
d’abréger considérablement le processus de leur évolution vers la
société socialiste... Mais la condition indispensable en reste l’exemple
et le soutien actif de l’Occident - aujourd’hui encore - capitaliste ». [7]
C’est
ici que se pose le troisième problème : celui de la race ou, plus
exactement, de l’ethnie, qui est le résultat non seulement de la race,
mais encore des conditions spatio-temporelles, c’est-à-dire la
géographie et l’histoire, la langue et la culture, bref la civilisation.
D’autant qu’en Afrique, plus que sur les autres continents, nous sommes
des métis biologiques et culturels.
Nous
l’avons vu, Marx et Engels font souvent référence aux superstructures
comme éléments également actifs : aux mœurs et aux coutumes, aux
sentiments et aux idées, à la religion et au droit, à la littérature et à
l’art. Ce qui légitime notre « vouloir penser-et-agir-en-Africains » :
en Arabo-berbères et en Négro-africains. En quoi certains voudraient
voir un « racisme antiraciste » en réaction contre un « racisme marxiste
», sinon de Marx. Le problème est tellement d’actualité que Maxime
Rodinson l’a traité, en 1964, dans La Nef, sous le titre de « Marxisme
et Racisme » [8].
Nous partirons de cet article pour nourrir notre réflexion. Il nous
permettra, en passant, de distinguer, dans le vif, les erreurs de
circonstance et les vérités permanentes - je ne dis pas « éternelles » -
du socialisme scientifique.
Nous
admettrons, d’abord, cette vérité, notée par Rodinson, que « les
fondateurs du marxisme étaient dépendants de la science de leur temps ».
Or c’est seulement au milieu du XIXe siècle qu’ont commencé d’être
fondées, comme sciences, en même temps que la préhistoire, l’ethnologie
et la sociologie, avec toutes les douleurs, et les erreurs, de
l’enfantement scientifique. Les savants de l’époque, dans l’enthousiasme
du déterminisme triomphant, ont bien vu que les peuples, comme les
races et les ethnies, étaient conditionnés et, partant, informés par
leur environnement spatio-temporel. Cette vérité demeure solidement
enracinée dans les faits, comme l’ont confirmée l’ethnologie et la
sociologie contemporaines, mais surtout la caractérologie ethnique.
De
là et devant les succès de la révolution industrielle parce que
technologique, on est venu facilement à croire à « la Civilisation » et à
distinguer - je cite le Manifeste du Parti communiste - les « nations
barbares ou demi-barbares » et les « nations civilisées ». Ce qui
s’accorde avec la « théorie » du développement uniforme. Il s’y ajoute
que Marx et Engels étaient des hommes en chair et en os. A ce titre, ils
avaient leurs sympathies pour certains peuples et leurs antipathies
pour d’autres. « Les Russes les exaspéraient fortement », affirme
Rodinson, « et les Français aussi ».
Cependant, malgré certains textes qu’on se plaît à citer, dont l’article d’Engels sur « Le Panslavisme démocratique » [9],
Marx et Engels ont été assez lucides pour ne pas tomber dans les pièges
du racisme sinon du nationalisme. Entre autres, ils n’ont jamais caché
leurs dettes envers le socialisme français. Ils furent aidés, en cela,
par leur formation scientifique, qui les poussait à exiger des preuves
solidement établies, mais surtout, il faut le dire, par leur esprit
d’universalisme hérité du XVIIIe siècle : de la « philosophie des
lumières ». C’est ainsi qu’ils dénoncèrent toujours, au nom de cet
esprit, les méfaits du colonialisme en Asie et en Afrique, plus
particulièrement en Chine, en Inde, en Algérie. Ils allèrent jusqu’à
considérer la résistance de la Chine comme « une guerre nationale pour
le maintien de la nationalité chinoise », et puis, il y a les faits.
Vous savez l’argument massue des racistes. « Donneriez-vous votre fille
en mariage à un étranger : à un Arabe, à un Nègre ? ». Eh bien, Marx
maria sa fille à un Français, Lafargue, et qui avait du sang noir.
Mais
c’est moins ce dernier fait que nous retiendrons, qui relève de
l’anecdote, que les leçons à tirer des vues de Marx et d’Engels sur le
problème racial, plus exactement, ethnique. Ce qu’il ne faut pas
retenir, malgré la générosité de l’idée, c’est que les « nations
barbares » pourront parvenir à « la Civilisation » par la voie du
développement uniforme, fût-elle révolutionnaire. Ce qu’il faut retenir,
malgré les préjugés qu’elle provoqua d’abord, c’est que les peuples
sont les fils de la géographie et de l’histoire : dans leur économie,
bien sûr, mais aussi, plus fondamentalement peut-être, dans leurs
valeurs de civilisation. « Certaines races, écrit Marx dans Le Capital,
certaines dispositions, certains climats, certaines conditions
naturelles, comme la proximité de la mer, la fertilité du sol, etc.,
sont plus favorables que d’autres à la production » [10]. Mais aussi à certaines mœurs, à une certaine religion, à un certain art, voire à une certaine philosophie.
Mais
revenons à la lutte des classes pour replacer le concept dans
l’idéologie du socialisme scientifique, très précisément, dans la
dialectique. Je parle de la dialectique qui, essence des choses, des
êtres et des phénomènes, est, en même temps, la méthode d’action qui la
transforme comme existence. « Au sens propre, a écrit Lénine, la
dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des
choses » [11]. Je vous renvoie à l’étude de Mao Tsé-Toung intitulée « A propos de la Contradiction » [12].
En effet, le penseur chinois nous y fait, à la chinoise, un exposé
concret, à la fois clair et subtil, de la dialectique en s’appuyant sur
les textes de Marx, d’Engels et de Lénine. Mais c’est, par-delà les
exemples classiques trouvés en Europe, en puisant de nouveaux exemples
dans la réalité chinoise. Par quoi il enrichit la dialectique en
l’élargissant et approfondissant.
Résumons,
d’abord, son exposé en quelques propositions. La loi de la
contradiction ou loi de l’unité des contraires est celle, fondamentale,
de la dialectique matérialiste. Le mouvement des contradictions se
développe, non pas à l’extérieur, mais au sein même de toutes les choses
et de tous les phénomènes. Toute chose, tout phénomène a ses
contradictions spécifiques, dont chacune doit être résolue par une
méthode différente après analyse de la situation concrète. Dans une
série, il y a toujours une contradiction principale, il y a un aspect
principal. En vertu de la loi de l’unité des contraires, chaque
contradiction et chacun de ses aspects peut se transformer en son
contraire. Rien n’existant dans le monde qui se développe d’une manière
régulière, l’aspect principal, comme la contradiction principale, peut
devenir secondaire, et inversement.
Revenons
au « dogme de la lutte des classes », pour l’analyser. Usant de la
méthode dialectique, nous le formulerons ainsi : « Dans le système
capitaliste, les deux forces qui forment la contradiction principale
sont la bourgeoisie et le prolétariat ». Relisons, maintenant,
l’histoire, depuis la formation du capitalisme, sous le double regard du
marxisme et de l’africanisme.
Une
remarque générale en manière d’introduction. L’essor du capitalisme
coïncide avec les grandes découvertes : avec l’essor des sciences, mais
aussi avec la Traite des Nègres.
D’abord,
avec de nouvelles découvertes scientifiques, comme l’imprimerie, la
boussole et la poudre, qui accroissent considérablement les moyens de la
navigation. L’Amérique et l’Océanie sont découvertes, l’Afrique et
l’Asie connues, peu à peu, sur toutes leurs terres maritimes. Ce qui
facilitera l’acquisition, à vils prix, de marchandises exotiques, qui
permettront l’accumulation des capitaux. Et aussi les progrès
technologiques, d’où naîtra, au XVIIIe siècle, l’industrie, partant, le
système capitaliste, qu’étudieront Marx et Engels. C’est ce processus
qui a fait la puissance de la France, mais surtout de l’Angleterre
jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Celle-ci, comme la première, fut
provoquée par la lutte des impérialismes antagonistes. Car
l’impérialisme se confond avec le colonialisme. L’impérialisme, c’est,
nous dit le dictionnaire, la « politique d’un Etat visant à réduire
d’autres Etats sous sa dépendance politique ou économique ». Et le Petit
Robert, oubliant le cas français, de nous donner en exemple «
l’impérialisme britannique ». C’est ce qu’on appelait « l’Entente
cordiale » et qui nous ramène à la Traite des Nègres.
La preuve,
c’est qu’il n’y avait jamais eu massivement, jusque-là, de préjugés
raciaux contre les Négro-africains, surtout pas dans l’antiquité
gréco-romaine, pour ne pas parler des Sémites. La preuve, c’est qu’à
partir des premières traversées des négriers, on s’est mis à développer
des thèses racistes, qui portent moins sur la différence de couleur que
de culture : sur la « civilisation » des uns et la « barbarie » des
autres. Et, à court d’arguments scientifiques, on s’appuyait sur la
Bible, qui dit le contraire comme j’aurais pu le montrer si j’en avais
eu le temps. Il n’est pas moins remarquable que c’est au milieu du XIXe
siècle avec le nouvel âge de la civilisation industrielle, je veux dire
le système capitaliste, que le racisme, armé d’arguments
pseudo-scientifiques, s’étendra aux autres peuples du Tiers-monde
fussent-ils blancs. Et l’on sait qu’à l’avant-dernier stade du
capitalisme, Hitler ne donnera la supériorité qu’à une partie des
Albo-européens : à ceux du Nord-ouest. Mais, déjà, Lénine avait appelé
le XXe siècle celui de l’impérialisme. Ce n’est pas un hasard.
Cela
nous ramène au professeur Samir Amin. Il y a, maintenant, vingt ans que
je le dis, le problème majeur du socialisme, c’est moins de supprimer
les inégalités de classe au sein d’une même nation que celles-là qui
existent entre peuples nantis et peuples prolétaires, entre « pays
développés » et « pays en développement », comme on dit pudiquement,
hypocritement aujourd’hui. Cette idée, que je formulais brièvement et
d’une manière théorique, Samir Amin l’a développée magistralement dans
sa pratique théorique, d’abord, comme professeur à l’Université de
Dakar, puis comme directeur de l’IDEP. Je vous recommande ses ouvrages
qui ont pour titres, significatifs, Accumulation à l’Echelle mondiale [13] et Le Développement inégal : Essais sur les Formations sociales du Capitalisme périphérique » [14].
Dans la dédicace qu’il me faisait de ce dernier, l’Egyptien a écrit : «
Cette tentative d’intégrer les problèmes de la culture et ceux du
développement ». Que les Africains que nous sommes n’oublient pas la
leçon.
Comme je l’ai dit
plus haut Samir Amin a exposé - résumé, plus exactement - sa thèse dans
Le Nouvel Observateur du 9 juin 1975. Je voudrais la présenter dans un
commentaire assez libre. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale,
le capitalisme est arrivé, sous la forme de l’impérialisme, à son
dernier stade de développement organique, avec la trans-nationalisation
des sociétés. C’est sur le plan économique, ce que la satellisation est
sur le plan politique. Comme le capitalisme du XIXe siècle,
l’impérialisme, encore que rené sous la forme démocratique et sociale,
porte, en lui-même, les germes de sa destruction par son dépassement. En
effet, les pays de la Périphérie ont perçu la nouvelle « contradiction
principale » - pays riches et pays pauvres -, et plusieurs d’entre eux
se sont soulevés contre le Centre et pour la dépasser, cette
contradiction, entraînant, peu à peu, les autres : Chine et Cuba,
Vietnam et Cambodge. Nous prendrons garde de ne pas oublier les pays du
Maghreb et ceux issus des anciennes colonies portugaises.
Et Samir Amin conclut : une rupture idéologique avec le fatras social-démocrate ;
un « désengagement » des pays de la Périphérie par rapport aux impérialistes ».
une rupture idéologique avec les « lectures » du Centre, qu’elles soient « marxistes - léninistes ou « social-démocrates » ;
un « désengagement » des pays de la Périphérie par rapport à tous les impérialismes de gauche comme de droite ».
Qu’on
lise, relise Marx et Engels, on ne trouvera, nulle part, le fondement
d’une théorie du réalisme socialiste : à peine une esquisse, et laquelle
? Dans sa lettre d’avril 1888 à Miss Harkness, la romancière de Jeune
Fille de la Ville, Engels écrit :
Disons tout de suite
qu’on ne trouvera pas une réponse toute prête à la question.
L’esthétique est, en effet, avec la métaphysique, l’une des lacunes de
la théorie de Marx. La métaphysique parce que Marx l’a récusée, et
l’esthétique parce qu’il n’a pas eu le temps de la traiter. En vérité,
c’est seulement sous Staline qu’a été lancée, par Jdanov, la théorie du
réalisme socialiste. Lénine n’y aurait pas, n’y avait pas pensé, sous
l’attention duquel la littérature soviétique s’était développée d’une
façon remarquable avec les Gorki, Essenine, Maïakovski, etc. Au
demeurant, il se plaisait à discuter avec les écrivains.
Mais
en quoi consiste le « réalisme socialiste » ? Engels vient de nous le
dire, car la mauvaise littérature, même « socialiste », ne date pas
d’aujourd’hui. Le réalisme socialiste serait, non pas l’expression de la
réalité sociale, telle qu’elle existe par-delà les apparences, mais
l’expression des idées politiques de l’auteur. J’ai pu personnellement
en juger d’après les œuvres que j’ai vues de cette école. Ce qui
importe, ce n’est pas le style - la force suggestive de l’expression -,
qui doit « cacher » les idées, mais le sujet traité : le portrait de
Staline, par exemple, la Révolution d’Octobre, la maison natale de Mao
Tsé-Toung, etc. A la réflexion, comme à l’expérience, le réalisme
socialiste m’a paru être peu marxiste. C’est, en tout cas, l’anti-art,
comme le prouvent, parmi d’autres, les deux textes que voici de Marx.
L’un est tiré d’un inédit des œuvres philosophiques ou de jeunesse,
tandis que l’autre est extrait d’une des œuvres de la maturité. Disons,
une fois pour toutes, que les deux périodes s’éclairent mutuellement,
les œuvres de jeunesse préparant celles de la maturité, d’où sont
éliminés, au crible de la réflexion, mais surtout d’une expérience
sociale concrète, les restes d’idéalisme empruntés, en particulier, à
Hegel ou à Feuerbach. Voici donc le premier texte :
C’est
tout cela qui explique les caractéristiques de l’art africain, de
l’Egypte à l’Angola, et qu’il ait, secours, réveillé le monde bourgeois à
la fin du XIXe siècle, et qu’il ait renouvelé l’art contemporain, le
faisant renaître. Pourquoi nous détournerions-nous de son modèle, très
exactement de son style, surtout quand il répond à la pensée de Marx,
comme à sa définition au demeurant ? Pour suivre un soi-disant réalisme
socialiste, qui est l’anti-art ?
Je
disais, tout à l’heure, que le problème majeur de notre débat était
celui de l’humanisme socialiste. A preuve que, depuis 1945, tous ceux
qui se réclament du socialisme en parlent. Et les communistes ne sont
pas les derniers. Moi-même, je l’ai fait en 1948, pour La Revue
socialiste, dans un article intitulé « Marxisme et Humanisme ». Le
défaut principal de mon article était de n’avoir pas tenu compte de la «
coupure épistémologique », notion devenue courante en marxologie.
L’humanisme,
nous apprend le dictionnaire, c’est « toute théorie ou doctrine qui
prend pour fin la personne humaine et son épanouissement » (Le Petit
Robert : 855) C’est cette fonction théorique que semble lui contester
Althusser, qui en fait une « idéologie ». Mais qu’est-ce que l’idéologie
? Althusser nous répond que c’est
Roger
Garaudy, un autre marxologue, aussi brillant qu’Althusser, ne conteste
pas la valeur de l’entreprise de ce dernier. On sait que Garaudy,
marxiste et croyant, a, depuis de nombreuses années, mis l’accent sur
l’humanisme socialiste. Il écrit dans Perspectives de l’Homme : « Au
principe de la démarche d’Althusser, il y a une exigence parfaitement
légitime de rigueur scientifique » [18].
Et plus loin : « Rappeler la théorie à sa dignité scientifique est
incontestablement une entreprise juste. C’est le but que s’assigne
Althusser » (ibid. :326). Puis, après avoir résumé « la démarche »
d’Althusser en manière d’introduction à sa théorie, il résume : « Le
désaccord commence lorsque Althusser définit les rapports de la théorie
et de la pratique » (ibid. :327). Ainsi donc, tandis qu’Althusser met
l’accent sur la théorie, comme productrice de connaissance, Garaudy le
fait sur la pratique concrète, technique, qui, en corrigeant les
connaissances, transforme les concepts en les rendant plus opérationnels
et, partant, la théorie.
La
question ici, comme, tout à l’heure, à propos du « réalisme socialiste
», est de montrer comment Marx, des œuvres de jeunesse au Capital, part
d’un humanisme renaissant, encore imprégné de métaphysique, à un
humanisme, non peut-être pas encore parfaitement scientifique, mais
authentiquement humain parce que vécu dans la conscience de la lutte
nécessaire pour bâtir un avenir humain.
L’homme
des humanistes de la Renaissance, c’était l’homme en général, sans
race, ni ethnie, ni patrie : un homme métaphysique, dont on nous
définissait l’essence abstraite sans références concrètes. C’était
encore, peu ou prou, l’homme de Hegel et de Feuerbach. L’homme du jeune
Marx, c’était déjà quelque chose d’autre : un bourgeois, mais surtout un
travailleur situé en Europe occidentale et inséré dans le système
soumis au système capitaliste. Et c’est ce système, précisément, qui le
soumet à l’aliénation, c’est-à-dire à la perte, pour lui, des produits
de son travail, de son travail comme acte libre et, d’une façon
générale, de lui-même comme personne dont l’activité « générique »,
spécifique, est, par delà la satisfaction des « besoins animaux », de
créer des œuvres d’art : de beauté. La propriété privée est le symbole
et la réalité de l’aliénation, qui substitue l’avoir mort du capitalisme
à l’être vivant du travailleur, à son essence, mais vécue, plus
exactement perdue. L’homme, dés-humanisé, devient une chose, une «
marchandise ». C’est ainsi que, les choses se substituant aux hommes, «
les rapports entre les hommes se métamorphosent en rapports entre des
choses » [19].
Comme
le montre Garaudy, en s’appuyant sur de nombreux passages du Capital, «
Marx, dans Le Capital, ne renonce nullement à cette analyse de
l’aliénation : il l’approfondit en opérant une reconversion des concepts
spéculatifs qu’il dépasse en les intégrant » (ibid. :382). C’est ainsi
que l’on retrouve, dans ce dernier ouvrage, les trois formes
essentielles de l’aliénation : aliénation « du produit du travail », «
de l’acte du travail » et « de la vie générique ». Qu’a donc fait Marx
en mûrissant ? Eh bien, en vivant près des ouvriers, en s’initiant aux
techniques du travail et de la gestion, en réfléchissant sur elles,
Marx, fort des expériences vécues et réfléchies, a repensé les concepts -
valeur, plus-value, marchandise, division du travail, vie générique,
fin, moyen - pour en faire, encore une fois, des instruments précis,
opérationnels, non seulement d’analyse scientifique, mais de libération
politique, encore plus, d’épanouissement culturel. Il s’agit, dans Le
Capital, de montrer aux travailleurs salariés comment, d’une situation
d’aliénation, où ils sont comme des marchandises, ils peuvent se
préparer, parmi les possibilités offertes, un avenir radieux de
plénitude, où l’homme sera son propre créateur. C’est là, au fond, la
conclusion, provisoire, du Capital :
Ce qui exige que nous changions de politique. Il faut donc :
que nous lisions et relisions, d’un œil critique, en Africains et pour
les Africains, les fondateurs du socialisme scientifique, mais aussi
leurs commentateurs ;
que, pour fortifier cette critique africaine - le mot n’est pas
péjoratif -, nous développions les études sur nos civilisations, tant
sur les plans africain et régional que national.