Sur la démocratie parlementaire, par Michel Peyret
JE SUIS REPRESENTE, EST-CE QUE JE
SUIS? S'agissant de la représentation
politique, Cornélius Castoriadis, que je vais faire parler aujourd'hui(1),
commençait par se référer à Jean-Jacques Rousseau. « Jean-Jacques Rousseau,
disait Cornélius Castoriadis peu avant sa mort, écrivait que les Anglais, au
18ème siècle croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent leurs représentants
tous les cinq ans. « Effectivement, ils sont
libres, mais un jour sur cinq ans! « En disant cela, Rousseau
sous-estimait indûment son cas. Parce qu'il est évident que même ce jour sur
cinq ans, on n'est pas libre. « Pourquoi? »,
poursuivait-il. « Parce que l'on a à voter
pour des candidats présentés par des partis. On ne peut pas voter pour n'importe
qui. « Et l'on a à voter à partir
de toute une situation réelle fabriquée par le Parlement précédent et qui pose
les problèmes dans les termes dans lesquels ces problèmes peuvent être discutés
et qui, par là-même, impose des solutions, du moins des alternatives de
solution, qui ne correspondent presque jamais aux vrais
problèmes. » LA REPRESENTATION, C'EST
L'ALIENATION DE LA SOUVERAINETE DES
REPRESENTES En effet, Castoriadis considère
que généralement la représentation signifie l'aliénation de la souveraineté des
représentés. Le Parlement n'est pas contrôlé.
Il est contrôlé au bout de cinq ans avec une élection, mais la grande majorité
du personnel politique est pratiquement inamovible. En France un peu moins.
Ailleurs beaucoup plus. Aux Etats-Unis, par exemple, les sénateurs sont en fait
des sénateurs à vie. Et cela viendra aussi en
France. UN LOBBY DE SENATEURS, CELA
S'ACHETE Pour être élu aux Etats-Unis, il
faut à peu près 4 millions de dollars. Qui vous donne ces 4 millions? Ce ne sont
pas les chômeurs. Ce sont les entreprises. Et pourquoi les donnent-elles? Pour
qu'ensuite le sénateur soit d'accord avec le lobby qu'elles forment à Washington
pour voter les lois qui les avantagent et ne pas voter les lois qui les
désavantagent. « Il y a là la voie fatale
des sociétés modernes », poursuivait Castoriadis, « on le voit se
faire en France, malgré toutes les prétendues dispositions prises pour contrôler
la corruption. La corruption des responsables politiques, dans les sociétés
contemporaines, est devenue un trait systémique, un trait structurel. Ce n'est
pas anecdotique. C'est incorporé dans le fonctionnement du système, qui ne peut
pas tourner autrement. » VOTER POUR LE MOINDRE MAL De plus en plus, ajoute
Castoriadis, on voit se développer, dans le monde occidental, un type d'individu
qui n'est plus le type d'individu d'une société démocratique ou d'une société où
l'on peut lutter pour plus de liberté, « mais un type d'individu qui est
privatisé, qui est enfermé dans son petit milieu personnel et qui est devenu
cynique par rapport à la politique. » « Quand les gens votent,
explique Castoriadis, ils votent cyniquement. Ils ne croient pas au programme
qu'on leur présente, mais ils considèrent que X ou Y est un moindre mal par
rapport à ce qu'était Z dans la période précédente. « Un tas de gens voteront
pour Lionel Jospin sans doute, aux prochaines élections, non pas parce qu'ils
l'adorent ou qu'ils soient éblouis par ses idées, ce serait étonnant, mais
simplement parce qu'ils sont dégoûtés par la situation actuelle. « La même chose s'est passée
en 1995, lorsque les gens ont été écoeurés par quatorze ans de prétendu
socialisme dont le principal exploit a été d'introduire le libéralisme le plus
effréné en France et de commencer à démanteler ce qu'il y avait eu de conquêtes
sociales dans la période précédente. » DE L'AUTONOMIE EN
PHILOSOPHIE A ce point de son discours, il
apparaît déjà évident que Cornélius Castoriadis a une tout autre conception, par
delà celle de l'individu privatisé, de ce qu'il appelle « l'autonomie en
politique. » (2) Pour lui, la philosophie n'est
pas philosophie si elle n'exprime pas une pensée autonome. Que signifie
« autonome », questionne-t-il « En philosophie, c'est
clair: se donner à soi-même sa loi, cela veut dire qu'on pose des questions et
qu'on accepte aucune autorité. Pas même l'autorité de sa propre pensée
antérieure. « L'autonomie, poursuit-il,
dans le domaine de la pensée, c'est l'interrogation illimitée: qui ne s'arrête
devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause. « Cette interrogation n'est
pas une interrogation vide: une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir
une interrogation qui fait sens, il faut déjà qu'on ait posé comme
provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il reste un
simple point d'interrogation, et pas une interrogation philosophique.
L'interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir sur les termes à
partir desquels elle a été articulée. » QU'EST-CE L'AUTONOMIE EN
POLITIQUE? Pour Castoriadis, presque toutes
les sociétés humaines sont constituées dans l'hétéronomie, c'est-à-dire dans
l'absence d'autonomie. « Cela veut dire, dit-il,
que bien qu'elles créent toutes, elles-mêmes, leurs institutions, elles
incorporent dans ces institutions l'idée incontestable pour les membres de la
société que cette institution n'est pas oeuvre humaine, qu'elle n'a pas été
créée par les humains, en tout cas pas par les humains qui sont là en ce
moment. « Elle a été créée par les
esprits, par les ancêtres, par les héros, par les Dieux; mais elle n'est pas
l'oeuvre humaine. » Ainsi, dans la religion
hébraïque, le don de La Loi par Dieu à Moïse est-il écrit, explicité. Il y a des
pages et des pages dans l'Ancien Testament qui décrivent par le détail la
réglementation que Dieu a fournie à Moïse. Et toutes ces dispositions, il ne
peut être question de les contester: les contester signifierait contester soit
l'existence de Dieu, soit sa véracité, soit sa bonté, soit sa justice. Il en va de même pour d'autres
sociétés hétéronomes. LA RUPTURE GRECQUE Pour Cornélius Castoriadis, la
grande rupture qu'introduisent, sous une première forme, la démocratie grecque,
puis, sous une autre forme, plus ample, plus généralisée, les révolutions des
temps modernes et les mouvements démocratiques révolutionnaires qui ont suivi,
c'est précisément la conscience explicite que nous créons nos lois, et donc que
nous pouvons aussi les changer. « Les lois grecques
anciennes commencent toutes par la clause « il a semblé bon au conseil et
au peuple. » « Il a semblé bon », et
non pas « il est bon. » « C'est ce qui a semblé bon
à ce moment-là. « Et dans les temps
modernes, on a, dans les Constitutions, l'idée de souveraineté des peuples. Par
exemple, la Déclaration des droits de l'homme française dit en préambule:
« La souveraineté appartient au peuple qui l'exerce, soit directement, soit
par le moyen de ses représentants. » Et Castoriadis fait remarquer, et
cette remarque n'est pas anodine, que le « soi directement » a disparu
par la suite, et que nous sommes restés avec les seuls
« représentants ». L'AUTONOMIE COLLECTIVE ET
INDIVIDUELLE Reste qu'il y a une autonomie
politique. Pour Castoriadis, « cette
autonomie politique suppose de savoir que les hommes créent leurs propres
institutions » et que « cela exige que l'on essaie de poser ces
institutions en connaissance de cause, dans la lucidité, après délibération
politique. « C'est ce que j'appelle,
dit-il, l'autonomie collective, qui a comme pendant absolument inéliminable
l'autonomie individuelle. « Une société autonome ne
peut être formée que par des individus autonomes. Et des individus autonomes ne
peuvent vraiment exister que dans une société autonome. « Pourquoi cela? »,
interroge-t-il, pour y répondre tout aussitôt. « Il est assez facile de le
comprendre. Un individu autonome, c'est un individu qui n'agit, autant que c'est
possible, qu'après réflexion et délibération. S'il n'agit pas comme cela, il ne
peut être un individu démocratique, appartenant à une société
démocratique. » EN QUEL SENS SOMMES-NOUS
LIBRES? Et Castoriadis interroge à
nouveau: « En quel sens un individu autonome, dans une société comme je la
décris, est-il libre? En quel sens sommes-nous libres aujourd'hui? « Nous avons un certain
nombre de libertés qui ont été établies comme des produits ou des sous-produits
de luttes révolutionnaires du passé. « Ces libertés ne sont pas
seulement formelles, comme le disait à tort Karl Marx: que nous puissions nous
réunir, dire ce que nous voulons, ce n'est pas formel. « Mais c'est partiel, c'est
défensif, c'est, pour ainsi dire, passif. « Comment puis-je être libre
dans une société qui est gouvernée par une loi qui s'impose à tous? « Cela apparaît comme une
contradiction insoluble et cela en a conduit beaucoup à dire que cela ne pouvait
exister, et d'autres, comme les anarchistes, prétendront que la société libre
signifie l'abolition complète de tout pouvoir, de toute loi, avec le
sous-entendu qu'il y a une bonne nature humaine qui surgira à ce moment là et
pourra se passer de toute règle extérieure. « Cela est, à mon avis, dit
Castoriadis, une utopie incohérente. « Je peux dire que je suis
libre dans une société où il y a des lois, si j'ai la liberté effective (et non
seulement sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération et à
la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif doit
effectivement appartenir à la collectivité, au peuple. L'AVENIR DE CE PROJET DE
L'AUTONOMIE Pour Castoriadis, cet avenir
dépend de l'énorme majorité des êtres humains. Il considère que l'on ne peut
plus parler en terme de classe privilégiée qui serait par exemple le prolétariat
industriel, devenu depuis longtemps, très minoritaire dans la
population. « On peut dire en revanche,
ajoute-t-il, et c'est ce que je dis, que toute la population, sauf 3% de
privilégiés au sommet, aurait un intérêt personnel à la transformation radicale
de la société dans laquelle elle vit. « Mais ce que nous observons
depuis une cinquantaine d'années, c'est le triomphe de la signification
imaginaire capitaliste, c'est-à-dire d'une expansion illimitée d'une prétendue
maîtrise prétendument rationnelle; et l'atrophie, l'évanescence de l'autre
grande signification imaginaire des temps modernes, c'est-à-dire de
l'autonomie. » Est-ce que cette situation sera
durable? Est-ce qu'elle sera
passagère? Nul ne peut le dire. Il ne peut y
avoir de prophétie dans ce genre d'affaires. PEUT-ON METTRE FIN A L'ATROPHIE
ACTUELLE DE L'AUTONOMIE « La société actuelle,
poursuit Castoriadis, n'est certainement pas une société morte. On ne vit pas
dans Byzance ou dans la Rome du 5ème siècle ( après J.-C.). Il y a toujours
quelques mouvements. Il y a des idées qui sortent, qui circulent, des
réactions. « Elles restent très
fragmentées et très minoritaires par rapport à l'immensité des tâches qui sont
devant nous. « Mais je tiens pour certain
que le dilemme que, en reprenant des termes de Trotski, de Rosa Luxembourg et de
Karl Marx, nous formulions dans le temps de Socialisme ou Barbarie, continue
d'être valide, à condition évidemment de ne pas confondre le socialisme avec les
monstruosités totalitaires qui ont transformé la Russie en un champ de ruines,
ni avec l'« organisation » absurde de l'économie, ni avec
l'exploitation effrénée de la population, ni avec l'asservissement total de la
vie intellectuelle et culturelle qui y avaient été réalisés. » L'ARTICULATION DES TROIS PARTIES
DE LA SOCIETE Castoriadis rappelle que du point
de vue de l'organisation politique, une société s'articule toujours en trois
parties: -1) Ce que les Grecs auraient
appelé la « maison », la famille, la vie privée. -2) L'agora, l'endroit
public-privé où les individus se rencontrent, où ils discutent, où ils
échangent, où ils forment des associations ou des entreprises, où l'on donne des
représentations de théâtre, privées ou subventionnées, peu importe... -3) Le lieu public-public, le
pouvoir, le lieu où s'exerce, où existe, où est déposé le pouvoir
politique... « Le libéralisme actuel,
poursuit Castoriadis, prétend qu'on peut séparer entièrement le domaine public
du domaine privé. « Or, c'est impossible, et
prétendre qu'on le réalise est un mensonge démagogique. Il n'y a pas de budget
qui n'intervienne pas dans la vie privée publique, et même dans la vie
privée... « De même, il n'y a pas de
pouvoir qui ne soit pas obligé d'établir un minimum de lois restrictives: posant
par exemple que le meurtre est interdit ou, dans le monde moderne, qu'il faut
subventionner la santé ou l'éducation. « Il doit y avoir dans ce
domaine une espèce de jeu entre le pouvoir public et l'agora, c'est-à-dire la
communauté. » SEULEMENT DANS UN REGIME VRAIMENT
DEMOCRATIQUE Mais, conclut-il, ce n'est
vraiment que dans un régime vraiment démocratique qu'on peut essayer d'établir
une articulation correcte entre ces trois sphères, préservant au maximum la
liberté privée de l'agora, c'est-à-dire des activités publiques communes des
individus, et qui fasse participer tout le monde au pouvoir public. Alors que ce pouvoir public
appartient à une oligarchie et que son activité est clandestine en fait, puisque
les décisions essentielles sont toujours prises dans la coulisse. Ce choix de Cornélius Castoriadis
en faveur de l'autonomie politique a fait l'objet de critiques de penseurs qui
se référaient davantage à Marx. Je ne pense pas que ce débat doit être ignoré,
il ne peut être que le moyen d'approfondir la connaissance des uns et des autres
dans leurs originalités contre toute forme de pensée unique en la matière. Je
pense que nous aurons l'occasion d'y revenir.
Décédé le 26 décembre 1997,
année où Lionel Jospin devient Premier ministre, Cornélius Castoriadis,
philosophe et analyste, était l'une des figures les plus fortes de la vie
intellectuelle française. Grec de naissance, il est arrivé en France en 1945 à
Paris, où il a animé la revue « Socialisme ou Barbarie ». En 1968,
il publie, avec Edgar Morin et Claude Lefort, « Mai 68, la brèche ».
A la fin des années 70, il participe à la revue « Libre ». A côté de
son maître ouvrage, « L'Institution imaginaire de la société »
(1985), il est l'auteur d'autres livres fondamentaux, regroupés en une série
commencée en 1978, « Les Carrefours du Labyrinthe ». Cornélius Castoriadis titre son
article: « De l'autonomie en politique ». Le texte est issu des
propos tenus lors d'une rencontre organisée à Toulouse le 22 mars 1997, année
de sa mort, conjointement par la Librairie Ombres Blanches, le Théâtre
Daniel-Sorano et le GREP Midi-Pyrénées. Deux versions ont été réalisées à
partir des propos tenus lors de cette rencontre.