Mondialisation, diversité culturelle et francophonie, par Luc Collès
A l’heure actuelle, l’idée de diversité
culturelle connaît un net regain d’intérêt. On peut même aller jusqu’à dire
qu’elle est considérée comme un des enjeux de la mondialisation. Deux types de
situations différentes expliquent cette nouvelle reconnaissance
internationale : d’une part, la fragmentation croissante des sociétés et,
d’autre part, l’exigence des minorités nationales d’une reconnaissance de leur
propre identité culturelle.
Dans le premier cas, on assiste à la
transformation profonde de nos sociétés qui, notamment à travers le phénomène
de l’immigration, deviennent de plus en plus fragmentées et multiculturelles.
Cette transformation ne se fait pas sans heurts et le terme de
« ghettos » revient souvent dans le débat à ce sujet. C’est dans ce
contexte de métissage social que l’idée de diversité culturelle fait sa
première apparition. Il s’agit alors de décrire cette juxtaposition de cultures
différentes au sein d’une même société ou d’un même pays. Il s’agit aussi de
prendre acte de la fin d’un type de société nationale fondée sur une culture et
une identité homogènes.
A partir de ce constat de la fin de
l’homogénéité nationale, l’idée de diversité culturelle est employée pour
désigner des phénomènes bien distincts et d’origines très différentes tels que
le régionalisme, les minorités nationales, les langues régionales ou
minoritaires et, plus généralement, l’immigration. A titre d’exemple, le
Conseil de l’Europe tente d’éclairer cette idée en faisant le catalogue des
éléments qu’elle recouvre : diversité régionale et locale, diversité
linguistique, diversité religieuse, diversité ethnique, diversité des produits
et créations artistiques, etc. On le voit, l’idée de « diversité »
est comprise, dans ce genre de situation, par opposition à celle
d’ « homogénéité ».
Cependant, dans un contexte national, cette
idée peut être rapidement perçue comme une menace pour la cohésion sociale. En
d’autres termes, elle est employée pour définir, de manière positive et
constructive, une situation de fait qui pose problème. La diversité culturelle
est ainsi présentée comme un enrichissement pour les sociétés concernées, quand
bien même ces sociétés la considéreraient avec une certaine anxiété.
D’autre part, pensons aux problèmes des
minorités nationales ou des régions d’Europe qui réclament plus de
reconnaissance de leur propre identité culturelle. Pensons aussi aux différents
conflits qui, sauf exception, ne se déroulent plus entre Etats mais entre
communautés ethniques, religieuses ou autres, à tel point qu’on parle désormais
de conflits identitaires. Les individus qui, jusqu’en 1945, demandaient la
reconnaissance de droits politiques réclament aujourd’hui le droit de parler
leur propre langue ainsi que le respect de leur patronyme.
En ce début de troisième millénaire, on
assiste donc à un glissement marqué du « politique » vers le
« culturel » dans tous les domaines. Il n’est pas exagéré de dire que
le respect de la diversité culturelle est devenu un enjeu majeur, non seulement
de la mondialisation, mais surtout de la paix et de la stabilité dans le monde.
En conséquence, l’idée de diversité culturelle
dépasse le cadre des simples politiques culturelles ; c’est un projet de
société, un projet politique, une alternative au choc des civilisations prédit
de manière dramatique par Samuel Huntington. On peut même avancer que, dans le
contexte de la mondialisation, l’acteur qui sera capable de se saisir d’un tel
projet s’assurera une place de choix sur la scène internationale.
Ainsi, d’après Bernard Wicht, la Francophonie peut jouer ce rôle :
Un double rôle. D’une part, elle peut proposer
une formulation « conviviale » de la diversité culturelle, formulation
qui se démarque clairement de la conception dominante du multiculturalisme.
D’autre part, elle peut en faire son principe d’action dans le monde – à côté
de l’idéal démocratique et de la promotion des droits de l’homme – lorsqu’elle
offre sa médiation, cherche à désarmorcer les conflits et à rétablir le
dialogue diplomatique, politique et interculturel. (Wicht 2004 :26)
L’idée de diversité culturelle correspond
assez largement à la définition de l’espace francophone. La Francophonie se
présente notamment comme un espace de liberté, de culture, de communication et
de solidarité permettant la cohabitation du français avec la pluralité des
autres langues nationales, régionales et locales ou encore l’existence de
mouvements culturels forts tels que la « négritude ».
Il y a
donc bel et bien tension (au sens positif) et équilibre entre des localismes et
un idéal que l’on peut qualifier de confédéral, voire d’universel.
Cohabitation, solidarité : c’est l’interculturalité qui est au cœur même
de cet espace francophone (reconnaissance mutuelle, reconnaissance de
cette diversité).
L’idée de diversité culturelle correspond
aussi à la mission politique, diplomatique et culturelle que s’est fixée la
Francophonie. Cette dernière a une marge de manœuvre suffisante pour jouer un
rôle actif (offensif devrait-on dire) dans les relations internationales en se
faisant le promoteur de la diversité culturelle et du dialogue interculturel
dans le monde. Un objectif général est à atteindre : la mise en valeur et
la protection des cultures du monde face au danger de l’uniformisation. Dans
cette perspective, ce qui sera fait au sein de la francophonie aura valeur
d’exemple et pourra aussi être réalisé en dehors de cet espace.
Il est de fait que l’« exception
culturelle » représente un des moyens parmi ceux qui peuvent conduire à
cette protection de la diversité culturelle. Un élément clé du raisonnement
réside dans l’affirmation que les biens et services culturels (livres, disques,
jeux multimédias, films et audiovisuel) ne sont pas comparables à d’autres
marchandises et services. C’est pourquoi ils méritent un traitement différent
ou exceptionnel qui les protège de la standardisation commerciale allant de
pair avec la consommation de masse et les économies d’échelle. Cela implique au
minimum un traitement lui aussi « différent » à l’intérieur des
accords qui régissent le commerce international. Il importe de pouvoir mettre
en place un cadre réglementaire efficace et de définir des politiques
culturelles gouvernementales qui permettent de promouvoir et de renforcer la
production des industries culturelles.
La Francophonie constitue un espace
géoculturel qui conjugue l’unité d’une langue et de valeurs communes, et la
diversité qui lui confère sa composition géographique, culturelle et
économique. Elle tente de mettre en place un modèle régulé protégeant cette
diversité et limitant les effets de dominance des schémas culturels les plus
puissants sur les plus démunis. C’est en cela qu’elle est, par essence et par
expérience, un laboratoire de la diversité culturelle.
L’idée de diversité culturelle dépasse donc le cadre des simples politiques culturelles pour être un projet politique qui vise à constituer une réponse aux retombées de la mondialisation sur la culture. C’est aussi un projet de société qui entend refuser la globalisation sans régulation et la marchandisation de la culture. C’est enfin un projet philosophique, se présentant comme une alternative au « choc des civilisations » prédit de manière dramatique par Samuel Huntington et visant avant tout la reconnaissance des valeurs culturelles réciproques et le recentrage sur l’homme.
Les littératures francophones
Dans ce projet, le professeur de français a un
rôle spécifique. Etre professeur de français aujourd’hui, c’est s’inscrire dans
ce vaste espace interculturel. C’est inviter ses élèves à percevoir comment le
français peut se colorier d’un pays à l’autre et exprimer des identités
singulières. C’est les amener, à travers les littératures francophones, à
enrichir leur propre univers linguistique et culturel. Comme le dit si bien
Loïc Depecker, dans son ouvrage Les mots de la francophonie :
Les
mots ne sont pas seulement des sons et des graphies doués de sens, des
instruments à signifier et à communiquer ; ils portent aussi des saveurs
et des impressions, des émotions figées, des énigmes ou des symboles. Nous
sommes donc conviés à un voyage sentimental au gré des façons de dire, dans cet
espace langagier plus que millénaire, de source latine mais coloré de cent
influences et aujourd’hui voué à l’expression de plusieurs identités
culturelles et sociales (Depecker, 1988 :4).
Étudier ces littératures, c’est se confronter
à d’autres référents culturels, à des réalités historiques parfois méconnues, à
des imaginaires autres. C’est prendre conscience de problèmes de société tout à
fait spécifiques. Plusieurs écrivains francophones (du Québec aux Caraïbes en
passant par l’Afrique) ont, en effet, utilisé l’arme de l’écriture comme
vecteur de témoignage ; c’est d’ailleurs souvent comme militants d’une
cause nationaliste qu’ils ont d’abord été reconnus. Le français sert aussi de
protection contre les régimes autoritaires. Ainsi des intellectuels roumains se
sont-ils réfugiés dans cette langue sous le régime communiste. Anne-Rosine Delbart
(2005) a ainsi consacré un ouvrage à ceux qu’elle appelle “les exilés du
langage” qui ont choisi le français comme alternative d’expression.
Le français peut être enfin un vecteur d’unification du monde
latin. Je voudrais souligner combien les langues française et roumaine, par
exemple, pourraient s’associer entre elles sur les plans linguistique et
culturel. Je songe notamment ici aux méthodes d’intercompréhension des langues
romanes promues par Claire Blanche-Benveniste, (1997) H.G. Klein et T. Stegmann
(2000). La langue maternelle – le roumain ou le moldave – pourrait ainsi servir
de point d’appui à l’apprentissage de cette autre langue romane qu’est le
français et constituer avec elle un bloc unifié face à la pression de
l’anglo-américain.
Par ailleurs, en lisant ces littératures
d’expression française, il ne faudrait pas s’arrêter à une vision trop
réductrice. Selon Marc Lits (1994), qui se réfère à Paul Ricoeur (1985),
l’identité culturelle d’un groupe ne se limite pas au repérage de quelques traits
apparents dans les œuvres produites en son sein ; elle s’inscrit dans la
structure même des textes. En d’autres termes, la superstructure
socioculturelle joue un rôle déterminant dans l’organisation même du discours
et c’est ce “ code culturel ” qu’il importe de faire découvrir aux
élèves.
Ainsi, s’agissant de la nouvelle du Belge Francis Dannemark, Je ne suis pas à court d’inspiration, je suis à court de papier (Dezutter o. & Hulhoven, 1991 : 32), une lecture ethnologique attachée à repérer des déictiques culturels ne donnerait aucun résultat. Par contre, le titre peut se lire comme emblématique de la quête éperdue d’identité de la littérature belge, significative des années 70 :
Dans un pays (ou une région) dont
l’identité n’est pas clairement définie, qui cherche autant ses racines que son
avenir, l’horizon n’est pas assez large pour autoriser une réappropriation
identitaire par le biais de la fiction. Il n’y a plus de papier, à moins de se
réfugier dans les mondes imaginaires que sont le fantastique (à la manière de
Jean Ray), le policier (avec Simenon et Steeman) ou les cases de la bande
dessinée. Jamais Tintin ou Spirou ne vivent une aventure à Bruxelles ou en
Wallonie, là où ils furent pourtant conçus. (Lits, 1994 : 31)
Une telle interprétation, résultant d’un
regard distancié, ne va pas de soi. Elle n’apparaîtra qu’en complément à une
analyse textuelle, et face à un ensemble important de textes. Ainsi, certains
de ceux-ci n’apporteront guère d‘informations socioculturelles, tandis que d’autres
seront plus explicites.
Nous détaillons davantage cette démarche dans notre article : « S’engager en francophonie » (Découverte des littératures francophones) sur ce blog:http://alainindependant.canalblog.com/tag/colles/p30-0.html
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES:
BLANCHE-BENVENISTE Claire et al (1997) EUROM4 : Méthode d’enseignement simultané des langues romanes : portugais, espagnol, italien,français. Firenze, Nuova Italia (+ cédérom)
DELBART Anne-Rosine (2005), Les exilés du langage, Toulouse, PULIM.
DEPECKER Loïc (1988), Les mots de la francophonie, Paris, Belin.
KLEIN Horst GH. Et STEGMANN Tilbert D (2000), EurocomROM, Aachen, Shaker.
LITS Marc (1994), « Approche interculturelle et identité narrative », in Études de linguistique appliquée, n°93, janvier-mars 1994, pp.25-38.
RICOEUR Paul (1985), Temps et récit, Paris, Seuil.
DEZUTTER Olivier. & HULHOVEN (1991), La Nouvelle (micro-anthologie et vademecum), Bruxelles, Didier Hatier (« Séquences »)
WITCH Bernard, 2004, “La diversité culturelle : le sens d’une idée”, in Diversité culturelle et mondialisation, éd. Autrement, ( « Mutations » n°233)
Luc COLLÈS
CRIPEDIS (UCL) – IFER (Dijon)