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5 juin 2014

Tribulations communistes:Charles Plisnier, Panaït Istrati et Petru Dumitriu

 

Dorina Popi, Professeur de littérature en langue française,

docteur ès lettres, Université de Limoges, Université de Craiova

 

Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? À l’époque du développement effréné des nouvelles technologies, on se demande à juste titre, tel Pascal, quelle serait la place de l’homme au sein de l’humanité ? Néanmoins, l’intérêt pour la science, pour le progrès  ne peut pas anéantir la pensée de l’humanité de l’homme telle que l’abordent Charles Plisnier, Panait Istrati et Petru Dumitriu, l`homme aux prises avec l`Histoire. L`ère du témoin de Wieviorka marque une étape décisive  dans l`Histoire et dans l`histoire du  savoir et  de l`art. Après les témoignages des rescapés des camps nazis, ce sera aux atrocités du communisme d`être dénoncées.  Charles Plisnier, Panait Istrati et Petru Dumitriu dont les noms peuvent être associés  avec  le communisme,  témoignent  de leur époque : leur œuvre résonne comme un appel pour le rassemblement contre l`indifférence, l`insensibilité considérée par Arendt comme le fléau de notre époque. Cet exposé s`articulera autour de trois axes, dans un premier temps,  je m`arrêterai sur les points d`ancrage de la vie et  de l`œuvre des écrivains dans l`idéologie communiste pour cerner ensuite leurs rapprochements et la déviance revêtant la forme de l`errance et de la dualité.

 

L’adhésion au communisme de Plisnier et d’Istrati se fonde sur leur attachement à l’humain, aux idéaux de fondement d’une société pour tous. Sans qu’ils soient des théoriciens du mouvement, leur élan naît de leur esprit généreux. Le conteur de Balkani se limite au statut de compagnon de route des socialistes tandis que Plisnier en tant que membre du parti communiste participe à tous les congrès communistes en Belgique et à l'étranger pour en être exclu en 1928 à  cause de ses sympathies trotskystes. Istrati n’était pas militant et ne voulait pas l’être, il dirige déjà ses flèches contre les chefs du mouvement socialiste d’avant la première guerre qui « ont assassiné l’œuvre des ouvriers en la transformant en une simple parodie électorale »[1]. Petru Dumitriu, fils d'un capitaine, emprisonné par les communistes, gagne sa vie avec une écriture conforme aux canons de la littérature réaliste-socialiste. Après avoir essayé de concilier l’art et les exigences du régime communiste, il quitte clandestinement son pays « pour la liberté d’écrire ».[2]

 

Le cadre de vie qui fait naître l'intérêt pour le communisme diffère: Istrati, fils d'une paysanne, le  rattache  au principe de sa survie, la survie du prolétariat auquel il s'identifie. Écrire dans la ligne du parti assure à Petru Dumitriu le pain quotidien, et beaucoup plus après, pourtant il n'y adhère pas. Pour Plisnier, bourgeois d'après sa mère, la passion infatigable pour la cause humaine l'éloigne de sa classe qu'il sent étrangère à son esprit et le fait adhérer à la cause socialiste.

 

Istrati a choisi le communisme par amour pour la vie, au nom de l’amitié qu’il cherchera à tout prix, la seule capable de révolutionner le monde. Son besoin de croquer la vie «  à pleines dents » a toujours troublé son équilibre de militant révolutionnaire dont le fondement est la haine perpétuelle. Ce passionné se vouera corps et âme à cette cause, mais il la détestera aussi intensément après son long périple en Russie qui lui dévoilera  la tragique comédie humaine: « quoi qu’il m’advienne après cette dispute que j’engage sévèrement avec ma classe, un fait demeurera certain : je tirerai sans cesse dans la poitrine de ceux qui affament les hommes, puis les mitraillent ».[3] Sa diatribe contre le régime lui coûtera  son équilibre spirituel et matériel et sa réputation  d’écrivain.

 

Un élément qui rapproche davantage Istrati et Plisnier est représenté par l’impact du voyage dans la mère patrie, la Russie. Pour le Gorki des Balkans, la réalité cruelle de la machine oppressante, voire meurtrière du régime totalitaire démolit l’échafaudage spirituel  et la réaction de désistement est d’autant plus inexorable que la confiance était aveugle. La publication de Vers l’autre flamme-après 16 mois dans l’URSS, confession pour vaincus, accusation sans détour des défaillances du régime six années avant la parution du célèbre Retour d'U.R.S.S. d'André Gide suscite des débats ardus. Il titre «l’autre flamme » car celle de l’espoir s’était éteinte en Russie. Presqu'un demi siècle avant que la dénonciation du Goulag ne soit devenue une mode, P. Istrati écrivait: «Il n’est plus du tout question de socialisme, mais d’une terreur qui traite la vie humaine comme un matériel de guerre sociale, dont on se sert pour le triomphe d’une nouvelle et monstrueuse caste qui raffole de fordisme, d’américanisation (…) d’une caste cruelle, avide de domination et si belliqueuse (…)».[4] Nul «honnête-homme» ne pouvait se faire d'illusions sur le régime soviétique, mais qui avait le courage de le dire et surtout de l’écrire ?

 

Son  désir de devenir un citoyen soviétique ordinaire l’entraîne dans une avalanche de découvertes décevantes : la plaie bureaucratique, la corruption des révolutionnaires du pouvoir, le délateur devenu pilier du pouvoir, le faste des réceptions aux frais du prolétariat. A la différence de son père spirituel, Romain Rolland,  plus cérébral que lui, Istrati veut demander des comptes au régime pour « les os broyés dans la machine à fabriquer le bonheur. »[5]. Il n’abandonne pas son idéal mais les pratiques instaurées au nom de cet idéal.

 

Entre scylla socialiste et charybde fasciste, Istrati voit ses idéaux projetés loin de la réalité politique. La publication de Vers l’autre flamme place son œuvre dans un coin d’ombre, mène à la perdition de son créateur. Istrati rongé par la maladie, attaqué de toutes parts - il faut mentionner ici la campagne calomnieuse de Barbusse-, spolié par ses éditeurs, accablé de difficultés financières, terrassé par un régime dont le slogan est : Si vous voulez manger même maigrement, il faut être dans la ligne , il s’éteint en 1935.

 

A Plisnier,  l’exclusion du parti (1928) offrira le répit et la liberté de créer,  ce qui lui vaudra le Goncourt en 1937. Le détournement du rêve socialiste se produit à peu près en même temps mais les destins des deux écrivains suivent des routes différentes.

 

       Plisnier, déçu par son dernier voyage en Russie et s’opposant aux thèses du parti, en est exclu. Ses déceptions sont révélées, avec plus d'amertume et moins de révolte  surtout dans son œuvre de fiction, Faux passeports, écrit en 1929, l’année où Istrati publie son réquisitoire. Comme Istrati, Plisnier a été l’un des premiers à voir et à écrire ce que personne ne voyait  ou n'osait voir dans la mouvance communiste: illusion qui charriait avec elle la mort et la souffrance de millions de personnes : « (…) le bolchévisme montrait la face même de la barbarie, il usurpait le nom du socialisme. »[6] (Faux passeports, p. 29)

 

La chute est amorcée depuis le premier récit qui relate l'exclusion du narrateur de l'Internationale communiste au congrès d'Anvers et s’épaissit dans le dernier récit par la mort de Iegor, acte que Pierre Mertens définit comme « la mort d'un être pur revendiquant une abjection imaginaire ».

 

Pour Dumitriu, il suffit de vivre en Roumanie, de se retrouver au cœur même de l'organisation en tant qu'écrivain exécutant pour comprendre la « monstrueuse grandeur » de l'idéologie communiste. Dans son roman écrit en exil, non seulement il vise les iniquités sociales et politiques du système dont il avait profité et auquel il a échappé mais, en plus,  il projette les lumières de l’analyse sur la nature spirituelle du communisme, son mal intrinsèque, sa nature néfaste.

 

Les pérégrinations de trois écrivains, leur évolution créative en rapport direct avec l`idéologie socialiste s`inscrivent dans un parcours erratique qui se décline sur deux axes : spatial et spirituel.

 

La symbolique de l’errance se décline différemment chez les trois écrivains : Istrati, initialement parti à la découverte du monde (l’Orient au début, même s’il rêve de la France), poussé par le besoin et un esprit d’aventure, continue ses pérégrinations à la recherche des certitudes, des confirmations de ses idéaux socialistes. Son séjour en URSS s’inscrit dans cette intention. Ses départs dénotent aussi l’impossibilité de s’accorder à la situation sociale politique du pays. En 1925, les fascistes le traquent, la presse de droite l’attaque, celle de gauche aussi quelques années plus tard. Son errance se définit par la recherche de l’autre, de l’homme, de l’ami qui lui assure la complétude de la vie.

 

En voyageant en Europe, Charles Plisnier suit le parcours formateur d’une idéologie socialiste, il participe à tous les congrès des communistes jusqu`a l`exclusion du parti. Son rendez-vous avec l’Histoire, il le retranscrit dans son livre Faux passeport, après l’avoir passé par le filtre de la fiction.  D’autre part, ses séjours en France traduisent la nostalgie de la patrie française du début du XIXe siècle. Il faut rappeler dans ce sens ses idées rattachistes.

 

Quant à Petru Dumitriu, enfant choyé du régime, il  choisira l’exil,  au nom de la liberté de son art. Pour lui,  après 35 ans passés loin de la Roumanie, l’étranger reste étranger.

 

Sur le plan des rapports avec les autres, l’errance signale une rupture entre l’individu et la communauté. En Allemagne et en France, il a à subir le regard réprobateur de la dissidence roumaine qui le connaissait comme écrivain dont la plume était dirigée par le parti ( connu pour son roman Chemin sans poussière, une sorte d’hymne au canal Danube-Mer Noire, devenu plus tard symbole du travail forcé) et l’opprobre de ceux qu’il a trahis par sa fuite. Son errance spirituelle prend la forme de l’exil. Loin de son pays, il connaît la solitude.  Le mal du pays ne peut être assouvi qu’en 1995, quand il ose rentrer en Roumanie après avoir surmonté sa terreur face aux représailles de la Sigourantza. Captif entre deux mondes, deux cultures, deux langues, il ne réussit à s’identifier à aucune d’elles : il ne se sent  chez lui  ni à Frankfurt, ni à Metz mais à Bazias ou à Bucarest d’après ses aveux fait dans une interview avec G. Pruteanu. Le retour au pays est vécu comme une « délivrance de l’âme ».

 

Il est à noter que la solitude, l’isolement du monde extérieur constitue un des axes thématiques du roman Incognito, paru en France en 1962. Cependant, ce statut de solitaire est porteur sur le plan spirituel, créatif. Être absent au monde, c’est être présent à soi-même. Sebastien Ionesco, narrateur du roman mentionné ci-dessus, victime de la nomenklatura roumaine, devenu paria, croit trouver le sens de la vie. L’être isolé s’éveille entièrement à lui-même et accède à la connaissance, une sorte de religion où l`homme est la dernière vérité, le dernier espoir.

 

N’est-ce pas le cas de Panait Istrati, qui enfermé dans sa chambre en Suisse, ayant comme seule compagnie l’œuvre de Fenelon, Rousseau, Voltaire, Pascal, Montaigne,  et un dictionnaire,  apprend le français, la grande nostalgie de son adolescence ? Se retrouvant seul, « exclu de la communauté sanglante » - paroles qui traduisent sa réaction face à la guerre déclenchée en 1914 - dénué de tout, sauf de sa passion vorace pour la lecture,  il est sauvé par l’amitié de Jean-Christophe, la lecture de l’œuvre de Romain Rolland signifie son retour à la vie.

 

Le parcours erratique de Panait Istrati acquiert lui aussi, à un moment donné, les dimensions d’une rupture entre lui et le monde, les hommes en qui il avait tellement confiance. Son incapacité d’adoucir son intransigeance, de s’adapter à un monde où l’homme a été détrôné par les systèmes destructifs qu’il a créés lui-même en fait un étranger. La lettre adressée à Romain Rolland après avoir lu son œuvre équivaut à un appel désespéré d`un être humain ayant perdu sa foi en l’humanité. La lettre de seize pages, le récit de sa vie traduit à la fois l’évocation d’une mort prochaine et la passion de vivre,  le désir d’être sauvé. Son « sauvez-moi » éveillera d’ailleurs la compassion de son père spirituel qui lui conseillera d’écrire. Panait Istrati, flottant à la dérive aux  confins du monde des ombres, reviendra à la vie, à l’humanité par la création : « Dans cette nuit de la vie, l’art est notre seule lumière »[7].

 

Il convient de remarquer ici la fin d’une quête qui hantait ce fils du peuple : la rencontre du père, disparu de sa vie quand il était petit. La langue s`avère  être un lien entre les deux figures paternelles et le fils errant et un pont au- dessus de l’abime où il faillit plonger : le grec, langue du père contrebandier l’aidera lors de son périple méditerranéen et le français, langue du père spirituel, ce sera la langue dans laquelle il écrira.

 

Cet errant politique tel que le laissent croire ses détracteurs en fonction de la couleur de leur intérêt (en 1924 les communistes le revendiquent comme leur bien, en 1933 il n’est plus considéré communiste, pour être associé aux fascistes en 1935) est en fait un homme écho. C’est la voix de l’humanité souffrante qu’il fait entendre.

 

Quitter son pays équivaut aussi à donner cours à ses rêves, chercher à atteindre la plénitude spirituelle. L`errance de Plisnier sur le plan social est illustrée par le je narrateur de son ouvrage Faux passeports qui, malgré son refus de le reconnaître, incarne la voix de l`auteur. Le narrateur est aux prises avec la bourgeoisie dont il provient mais aussi avec les communistes intéressés plutôt aux moyens de monter les échelons de la hiérarchie. Il a voulu rompre avec « cette hiérarchie haïssable qui faisait de lui un privilégié, avec cette culture dont il voulait la défaite »[8] , il voulait se mêler aux derniers hommes, c`est-à-dire aux frères ouvriers, mais Staline a détruit cette solidarité en transformant l`enthousiasme révolutionnaire en obéissance.

 

L`appel du lointain, c`est aussi l`appel de la langue. Pour Charles Plisnier, élevé dans une famille imprégnée d’un socialisme républicain, la France où il passera la dernière partie de sa vie est une sorte de paradis perdu intimement lié à la langue.

 

La France est aussi devenue le pays d’adoption d’Istrati, les valeurs universelles incarnées par la littérature française lui assurent le confort spirituel dont il a besoin pour créer. En effet, c’est en France qu’il écrit son premier roman Kyra Kyralina. Quant à Dumitriu, c’est la recherche de la paix intérieure (la paix avec soi et avec l'art) qui l’oriente vers l’exil.

 

Où qu’il aille, l’écrivain entend l’appel de la terre natale. L`attachement aux racines est incontestable : Mons ne quittera  jamais Charles Plisnier : Mons ville fleurie sous le regard de sa mère(L’Enfant aux stigmates) devient ensuite Mons bourgeois, une ville vidée de vie intérieure où se déroule le drame de Noël, personnage principal de Meurtres qui doit survivre dans un monde ayant abandonné l’être pour l’avoir, Mons ville imaginaire dans l’univers fictif des Mariages, ville non citée mais reconnaissable.

 

La nostalgie de l’enfance danubienne ressentie dans son œuvre, les couleurs chaudes des Balkans imprègnent l’œuvre de ce conteur d’Orient qu’est Panait Istrati. Toute son œuvre est marquée de son autobiographie : Kyra Kyralina, Mikhail, Oncle AnghelCodine,  autant de repères dans  la lutte pour la romantique plénitude d’une vie libre, vibrante protestation contre l’inégalité des hommes. La Roumanie tourmentée, la Roumanie cherchant sa voie en transition entre féodalisme et capitalisme, la Roumanie des haïdouks luttant contre le servage et l’oppression étrangère.

 

Les premières œuvres de Dumitriu parues en exil Rendez-vous au jugement dernier et Incognito brossent la réalité socio-politique du pays,  le marasme culturel-idéologique auquel il a voulu s’échapper par la fuite. L’écrivain repenti, payant cher son collaborationnisme par 33 ans d’exil, gardera toujours dans l’écrin de ses espoirs le retour dans son pays. L’errance représente un élément récurrent dans son œuvre : l'Homme aux yeux gris reflète le mystère amer de l'éternel errant sur les routes du monde. Voguant à travers l’Europe du XVI siècle, cherchant une place dans ce monde sans la trouver, le personnage de Dumitriu renvoie à son auteur.

 

Dans la définition de Dominique Berthet : « l’errance n’est point quête, ni enquête, mais requête d’un autre que soi-même qui est l’envers de soi »[9], on décèle un concept qui nous met sur la voie de la dualité.

 

Cette dualité surgit à maintes reprises dans la vie d' Istrati. Parti à la rencontre de l’amour et de l’amitié, « le seul sentiment qui pardonne à notre chair tant de fautes et tant de crimes »[10],  parcourant le monde, il se retrouve souvent seul, en proie au désespoir. Lui, animé d’une passion pour la vie et pour l’homme, essaye de mettre fin à ses jours à Nice. Cet homme désabusé est traversé de contradictions: hanté par récriture, il dénonce l'art pour l'art; révolté par nature, il demeure impressionné par l'ordre; cosmopolite, les méandres du Danube, l'attachent viscéralement.

 

Même si sa philosophie de vie l’orientait plutôt vers les autres, vers les démunis, vers la communauté, toute son œuvre avait privilégié des individualités, des portraits d'homme qui, comme Oncle Anghel se coupait de la société ou qui, comme Cosma, affrontait les pouvoirs. Une éthique de l'individu, du refus, organisait cette pensée.

 

Vers la fin de sa vie, cet  isolement  va plus loin.  Il deviendra L'homme qui n'adhère à rien. Désespoir et optimisme semblent alors, paradoxalement, se confondre. Il persiste à rechercher dans l'homme un espoir qu'aucune société n'a justifié : «Je vois naître dans la rue un homme nouveau, un gueux. Un gueux qui ne croit plus à rien, mais qui a une foi totale dans les forces de la vie».[11] Se mettant au service des pauvres, de l’humanité souffrante, il finit par déclamer son désistement à la cause humaine, son individualisme : « l’homme est inexorablement malhonnête, égoïste , incurable»[12], déclare-t-il deux ans avant sa mort.

 

Istrati nous apparaît comme une grande force emprisonnée dans l’étroitesse des dogmes, il se retrouve captif dans un système qui excluait l’homme de l’humanité et qui niait le droit à la vie à ceux qui osaient s’opposer. La contradiction est décelable aussi au niveau de  l`écriture. Vu que son œuvre reflète sa vie, ses écrits retracent son trajet idéologique A partir du moment où il trahit la cause du communisme en publiant Vers une  autre flamme, son je créateur  ne coïncide plus avec son je social.

 

La symbolique du double, du dédoublement est repérable aussi dans la thématique des œuvres de Charles Plisnier. Le rôle de l`écrivain est défini en termes d`oppositions vu qu`il a la mission de surprendre  les tourments de l`esprit  humain: « Fatalités des âmes : combats obscurs de l’ange et du péché, soulèvements intérieurs, sursauts, rechutes, cris montés des profondeurs et qui, parfois, n’arrivent pas jusqu’au bord de la conscience ; ce qu’il y a derrière les faces, les yeux. Voilà ce que le romancier essaye de voir »[13].

 

Dans son cas, on ne pourrait pas parler d’une censure, donc d’une dualité sur le plan créatif mais plutôt d’un choix dans la construction des personnages pour mettre en évidence les bouleversements sociaux, l’entrechoc des classes sociales. Maxime Salambeau,   personnage principal du premier roman de Plisnier Mariages, reniant ses origines pauvres, intégrant la bourgeoisie par un mariage n’appartient plus à aucun de ces mondes. L`auteur surprend la lutte acharnée pour la domination  des êtres aux prises avec leurs conceptions de vie, la puissance et l`affaiblissement, l`ascension et la chute. C`est la bourgeoisie qui vainc  par la mise à mort du fils de charpentier voulant spolier la famille de son épouse. Ce serait ainsi un clin d`œil à la défaillance du système de valeurs communistes : les pauvres, une fois arrivés au pouvoir  s`approprient les conceptions de vie de la classe ennemie. Ou bien le roman met en lumière une leçon de morale servant à l`idéologie communiste. Pour Maxime, le parti communiste qui glorifie ses origines n`est qu`un moyen de parvenir.  Sa mort  revêt la valeur symbolique de purification, d`élimination des éléments déviants. Le déchirement provoqué par l`appartenance à deux mondes antagonistes est illustré aussi par Noël du roman Meurtres. En abandonnant ses origines bourgeoises, il rejoint le  mouvement communiste au prix de l`amour maternel. Ce personnage bouleversant retrace d`une certaine manière les tribulations idéologiques de son auteur. Les transports mystiques de  Noël, fils de bourgeois, se muent en foi communiste, pour sauver les pauvres de la misère qui sévit sur la terre. Plisnier rejoindra la religion après le rejet du communisme.

 

La kyrielle de ces personnages contradictoires est complétée par Pilar, une de quatre figures de militants tracés dans Faux passeports qui incarne la passion de l`engagement. La lecture de ce récit nous  fait revivre les tourments d`une jeune  bourgeoise brûlée par la foi révolutionnaire mais attachée encore au confort que sa classe lui offre. L`amour  pour le révolutionnaire Santiago, ne réussira pas à guérir son âme malade. D`ailleurs, force est de souligner que chez Plisnier la voie de l`amour ne mène pas à l`accomplissement de l`être. Dans Mariage et Meurtres, le désir de parvenir ne se manifeste qu`à proportion d`une diminution de la sexualité conjugale. Faux passeports révèle un amour  dévoré par  le flambeau révolutionnaire, par l`esprit  de  sacrifice au nom d`une cause noble. La passion charnelle de Multi, ce genre  d`homme égaré, ne peut pas parvenir à la hauteur de l`amour de Ditka, l`amazone qui électrise le peuple. L`impitoyable Carlota, si dévouée à la cause qu`elle  ne rechigne pas à envoyer à la mort son amant, coupable  de traitrise. Iegor sacrifie la santé de sa femme aux noms de l`idéologie qu`il  a embrassée, dont l`abjection est magistralement illustrée dans ce récit. Ce dernier témoignage de Faux passeports dévoile « le rituel délétère des aveux spontanés »[14].

 

On  peut  prendre comme appui l`affirmation de Pierre Mertens dans la  lecture de Faux passeports. « En 1937, Plisnier nous décrit l`aventure révolutionnaire comme castration »[15].

 

L`œuvre de Petru Dumitriu et sa vie même s`articulent autour de la symbolique de la dualité. Écrivain à succès pendant le communisme, directeur des Éditions d`Etat pour littérature  et art, se pliant aux demandes du régime, poussé par le désir de survie, il le fuit malgré son statut de privilégié et déclenche le plus grand scandale politico-littéraire. Son œuvre se construit sur le binôme avant la fuite/après la fuite. Ce qu`il crée avant acquiert la  valeur d`un chant aux bienfaits du  socialisme, son œuvre rédigée en exil s`articule autour du démantèlement de la machine à endoctrinement.  Il ne serait pas dénué de sens de parler  d`un  clivage sur le plan de la réception de son œuvre : les occidentaux n`ayant accès qu’à ce qu`il a publié en Roumanie le voient plutôt comme un dénonciateur du régime  communiste.

 

La Roumanie des grands élans, des constructions grandioses telle qu`elle est présentée dans son roman propagandiste Chemin sans poussière (1951) dans  ses premiers écrits de l`exil, Rendez-vous au jugement dernier et son roman  Incognito (1962) devient une Roumanie sombre, subjuguée où l`on joue la comédie  de l`égalité. Le paradoxe qu’illustrent les destins des personnages ajoute, cependant, une nuance finale lumineuse : il s’agit de la possibilité de répondre à la limitation de la liberté extérieure dans les régimes dictatoriaux par la construction d’une liberté intérieure qui transforme la victime en vainqueur.

 

Le thème de la dualité surprend les contradictions de ce courant politique, de cette idéologie sociale faite pour les hommes au nom des principes d’égalité et de fraternité mais qui au cours de sa mise en pratique a écrasé l`humanité.

 

Paradoxalement  à  une époque  où le désenchantement du monde, devenu synonyme de disparition totale du sacré, a peu à peu élu domicile au plus profond de l’individu , les  trois écrivains  croisent  la voie  de  la religion, en quête d`un ailleurs  sauveur.

 

L’existence de Dieu, elle n’a cessé d’être pour Plisnier une interrogation authentique. Il a connu des moments d’athéisme profond, et d’autres de crise mystique. Artiste engagé, qui met au centre de ses valeurs la dignité humaine, il plaidera pour la solidarité humaine au milieu  des peines de la terre. La recherche de l’éden poursuivie dans les ténèbres et les ombres de l’humanité fait  se rencontrer la  foi chrétienne et l`échafaudage idéologique socialiste. Il  l’avoue  lui-même : « j’accomplissais mon destin, et je n’ai jamais reculé. Ma vie actuelle est une synthèse de toutes ces forces hostiles, car j’unis la révolution et Dieu,»[16][26]. Le personnage narrateur de Faux passeports va plus loin : « le parti communiste n'est pas un parti, mais une alliance plutôt, un pacte, une Église. Les guerres civiles, les luttes jusqu’au sang lui ont donné ce caractère religieux »[17]. Il serait intéressant ici de remarquer les différences de perception de la religion dans les pays de l'Est où la religiosité avait été entièrement étouffée par le régime totalitaire. 

 

Après l’exclusion du parti, Plisnier se tourne vers une sorte de christianisme social. L’article par lequel il condamne l’antisémitisme  de Céline dans le pamphlet Bagatelle pour un massacre en rappelant la  dimension christique du statut de l’être humain en est la preuve : «  tous les hommes appartiennent à l'Homme ….le Fils de l'Homme a souffert la Passion pour tous les hommes. »[18]

 

Par ailleurs, il importe de souligner que c`est l`esprit de sacrifice qui caractérise la relation de Plisnier avec le communisme.  Il met sa création entre parenthèses, sacrifie quelques années de création sur l`autel du socialisme, préférant ne plus écrire pour éviter de contredire les directives du parti.

 

L'écrivain puise dans sa vie et son expérience idéologique et orthodoxe pour construire ses personnages. Ainsi, Noël  de Meurtres, rappelle  les rapports de Plisnier avec le communisme et la religion. Se détachant de ses origines bourgeoises, ce renégat cherche son calme intérieur dans la religion pour se reconvertir après au bolchevisme, vu comme une sorte d`apostolat, le  pacte avec ce nouvel ordre du monde est scellé par le sacrifice : « être saint, c`est s`immoler aux autres » [19]. Ce personnage dont le nom porte des connotations religieuses significatives retrace les tourments des militants communistes des Faux passeports : il abandonne la foi chrétienne pour l`action concrète: « Je ne prie plus j`agis. Je suis un militant de la pauvreté, je ferais n`importe quoi pour aider la révolution »[20].

 

« Se donner sans réserve », le crédo des militants de Faux passeports trouve un écho dans la vie et l'œuvre d'Istrati. L`écrivain extraverti, aventurier convaincu, ayant comme seule religion sa foi dans une fraternité humaine choisit le communisme comme théorie existentielle: « Le socialisme comprend toutes les vertus que nous cherchons vainement dans les actions des croyants en Dieu : justice, bonté, honnêteté, le culte du beau et par-dessus tout la fraternisation avec celui vaincu par la vie »[21]. Étant donné que pour Istrati la vérité ne réside que dans l'homme, son désenchantement concernant le socialisme ne le détermine pas à  choisir la religion comme suppléante.

 

Quant à Petru Dumitriu, il s'inscrit dans la thématique du rapprochement entre le religieux et le communisme par son Incognito qui approche de la manifestation du sacré profane de Mircea Eliade et de la pensée chrétienne, laquelle souligne l’interdépendance entre le vécu et la connaissance. La peur ressentie par  l’homme moderne devant la solitude tient à la peur de son propre abîme intérieur,  le roman surprend la quête du mystère ultime de l’existence, quête déclenchée par l’anéantissement  de la nature spirituelle  que le communisme entreprend en toute impunité. Incognito est l'extraordinaire récit d'une aventure intérieure, dans les tourbillons de l'histoire : une histoire roumaine - une histoire humaine. L'écrivain nous entraîne aux côtés de Sébastien Ionesco sur les rives enchanteresses du Danube, puis dans les horreurs de la guerre et les passions révolutionnaires... Sur les marches du pouvoir, refusant le mensonge et l'imposture, Sébastien choisit le suicide social et politique pour mieux se retrouver : après une désespérante dégringolade jusqu'au fond des prisons et des camps de rééducation, il découvre la foi et le courage de résister. Incognito retrace le parcours initiatique d'un saint vivant incognito dans la foule anonyme écrasée par l'Etat totalitaire.

 

Le besoin de comprendre nous pousse à forcer les limites : « L’épaisseur de  la réalité est beaucoup plus grande que nos moyens de l’explorer, elle est l’épaisseur du corps de Dieu ». [22]

 

Le héros de Dumitriu découvre le secret qui permet à l'homme de survivre au totalitarisme: aimer les autres au point de s’oublier soi–même, répandre cette religion par le parler « in bobote » (d’une manière déraisonnée),  un langage chiffré poussé à la limite de l’existence, compris seulement par ceux disposés à comprendre.

 

L'écrivain roumain surprend, dans d'admirables passages imprégnés d'humour cynique, le manque de substance spirituelle de l'idéologie censée rendre tous les hommes heureux. En plaçant le monde en dehors du péché et de Dieu, le communisme doit offrir des réponses aux tourments de l’homme.

 

« -La mélancolie, la tristesse ?... Et l’insatisfaction de l’être humain ?

 

-L’électrification résoudra tout cela, et si ce n’est elle, ce seront l’industrie atomique et la navigation interplanétaire. Et l’union soviétique nous conduit vers le bonheur universel. »[23]

 

 

 

Au terme de ce parcours analytique qui nous a dévoilé un Plisnier permettant de voir le  dérisoire des sacrifices faits au nom d`une utopie meurtrière,  un  Dumitriu décelant  la profondeur kafkaïenne de la machine soviétique, implacable machine prête à broyer des hommes,  un Istrati renvoyant le stalinisme et le fascisme à un simple jeu de miroir, il nous reste à remarquer une fois de plus que le fléau totalitaire a exercé ses ravages sans distinctions idéologiques et malheureusement le présent n`en finit  pas de reproduire son passé .

 

 

 

Bibliographie

 

BERTHET Dominique , Figures de l’errance, Paris, Harmattan, 2007

 

Cahiers Panait Istrati, 16 mois en URSS, no.11, Valence, 1994

 

Cahiers Panait Istrati, Articles inédits en français, Valence, 1993

 

DUMITRIU Petru, Incognito, Paris, Éditions du Seuil, 1962

 

DUMITRIU Petru, Cronica de familie (I, II, III), Bucuresti, Jurnalul naţional, 2009

 

ISTRATI Panaït, Cum am devenit scriitor, Scrisul Românesc, Craiova, 1981

 

ISTRATI Panaït, Vers l’autre flamme, Paris, Gallimard, 1987

 

ISTRATI Panaït, Kyra Kyralina, PUF, coll. Le quadrige d’Apollon, 1961

 

PLISNIER Charles, Meurtres I, Paris, Le livre de Poche,  p. 373

 

PLISNIER Charles, Faux passeports, Bruxelles, Éditions Labor, 1991

 

PLISNIER Charles, Căsătorii, Bucuresti, Editura Contemporană, 1942

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Panait Istrati, Cum am devenit scriitor, Scrisul Românesc, Craiova, 1981,  p.164, notre traduction 

[2] Petru Dumitriu, Le prix de la liberté, interview accordée à la télévision française  en 1960, ina

[3] Panaït Istrati, Vers l’autre flamme, Paris, Gallimard, 1987, p.19.

[4] Id. p. 186.

[5] Panaït Istrati, Vers l’autre flamme, Paris, Gallimard, 1987, p.10.

[6] Charles Plisnier, Faux passeports, Bruxelles, Editions Labor, 1991, p. 29.

[7] La première rencontre entre Panait Istrati et Romain Rolland in Cahiers Panait Istrati, Breteuil-sur-Iton, Valence, 1993, p. 208.

[8] Charles Plisnier, Faux passeports, Bruxelles, Editions Labor, 1991, p.16.

[9] Dominique Berthet, Figures de l’errance, Paris, Harmattan, 2007, p. 248.

[10] Jacques Hameline, Visage du siècle. La tendre tristesse de Panait Istrati in Cahiers Panait Istrati, Breteuil-sur-Iton, Valence, 1994, p. 181.

[11] Id, p. 183.

[12] Id., p. 182.

[13] Charles Plisnier, cité par Hugues Van Bessien, lendemainquichante.blogspot.ro

[14] Charles Plisnier, Faux passeports, Bruxelles, Éditions Labor, 1991, p. 348.

[15] Id., p. 346.

[16] Charles Plisnier, cité par Hugues Van Bessien, lendemainquichante.blogspot.ro

[17] Charles Plisnier, Faux passeports, Bruxelles, Éditions Labor, 1991, p.18.

[18] Charles Plisnier, Bagatelle pour un massacre. Un livre génial et malfaisant. in L’indépendance belge, 19 mars 1938

[19] Charles Plisnier, Meurtres I, Paris, Le livre de Poche,  p. 373.

[20] Id., p. 374.

[21] Panait Istrati, Cum am devenit scriitor, Scrisul Românesc, Craiova, 1981,  p.148, notre traduction 

[22] Petru Dumitriu, Incognito, Paris, Éditions du Seuil, 1962,  p. 473.

[23] Id., p. 35.

 

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