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17 juin 2008

L’Europe, laboratoire de l’alchimie Orient-Occident, par Amin Maalouf

                            

L’Europe ? Un laboratoire. Le seul au monde où puisse se réaliser la délicate alchimie entre l’Occident et le monde arabo-musulman. Si l’expérience réussit, le modèle pourra s’exporter.

Faire coexister ensemble, de manière harmonieuse et féconde, des peuples ayant des langues différentes, des traditions différentes, des parcours historiques souvent antagonistes, c’est le défi que l’Europe s’était donné pour mission de relever. Aujourd’hui, la difficulté supplémentaire est de concevoir un modèle de coexistence qui inclut les populations porteuses de cultures non européennes.

Or, c’est en Europe que se trouve le seul environnement humain où une telle expérience puisse être tentée. Si la coexistence entre les porteurs des diverses langues et des diverses croyances ne réussit pas dans le cadre de l’Europe, c’est qu’elle ne réussira nulle part. Nous laisserons alors à nos enfants et à nos petits-enfants un héritage de violence sans fin. A l’inverse, si l’expérience réussit, alors peut-être pourrons-nous proposer ce modèle à d’autres régions du monde qui en ont cruellement besoin et qui sont manifestement incapables de le mettre en œuvre.

L’exemple de l’Irak

L’origine du contentieux historique entre l’Occident et le monde arabo-musulman est une question qui me préoccupe depuis toujours. Je suis né à la frontière entre ces deux univers culturels, avec un pied sur chaque rive, et mon premier livre, publié il y a un quart de siècle, avait pour thème les croisades.

Mais je dois confesser, sur ce chapitre, une certaine lassitude. Je ne crois plus à la vertu apaisante des explications historiques. Elles sont généralement l’occasion pour les uns et les autres de mettre en avant leurs préjugés et leurs récriminations. C’est que tous les événements sont systématiquement interprétés de manière différente et contradictoire, selon qu’on se trouve dans un camp ou dans l’autre. Deux interprétations de l’Histoire s’opposent, cristallisées autour de deux perceptions de « l’adversaire ». Pour qui écoute chaque « tribu globale » dans sa langue, ce que j’ai l’habitude de faire depuis de longues années, le spectacle est à la fois édifiant, fascinant et affigeant.

Si, par exemple, on accepte le postulat selon lequel l’un des calamités de notre époque serait « la barbarie du Monde arabe », l’observation de l’Irak ne peut que conforter cette impression. Un tyran sanguinaire qui a régné par la terreur pendant un tiers de siècle, saigné son peuple, dilapidé l’argent du pétrole en dépenses militaires ou somptuaires ; qui a envahi ses voisins, défié les puissances, multiplié les vantardises, sous les applaudissements admiratifs des foules arabes, avant de s’écrouler sans véritable combat ; puis, dès que l’homme est tombé, voilà que le pays sombre dans le chaos, voilà que les différentes communautés commencent à s’entre-massacrer comme pour dire : voyez, il fallait bien une dictature pour tenir un tel peuple !

Si, à l’inverse, on adopte comme axiome « le cynisme de l’Occident », les événements s’expliquent de manière tout aussi cohérente. En prélude, un embargo qui a précipité tout un peuple dans la misère, qui a coûté la vie à des centaines de milliers d’enfants, sans jamais priver le dictateur de ses cigares ; une invasion, décidée sous de faux prétextes, sans égard pour l’opinion ni pour les organisations internationales, et motivée, au moins en partie, par la volonté de mettre la main sur le pétrole ; dès la victoire militaire, une dissolution hâtive et arbitraire de l’armée irakienne et de l’appareil d’Etat, et l’instauration explicite du communautarisme, comme si l’on avait choisi de plonger le pays dans l’instabilité permanente ; en prime, la prison d’Abou-Ghraib, les « dommages collatéraux », les innombrables bavures impunies…

Pour les uns, l’exemple de l’Irak démontre que le Monde arabe est imperméable à la démocratie ; pour les autres, le même exemple dévoile le vrai visage de la démocratisation à l’occidentale. Même dans la mort filmée de saddam Hussein, on pourrait voir aussi bien « la barbarie des Arabes » que « l’arrogance de l’Occident ». De mon point de vue, les deux discours sont justes, et les deux sont faux. Chacun tourne dans son orbite, devant son public, qui le comprend à demi-mot et qui ne veut pas entendre des « autres ».

Le fond de ma pensée, c’est que tous deux se trouvent dans une impasse historique sans précédent. Le monde arabo-musulman est en proie à une régression matérielle et morale, englouti dans le désespoir, sans aucune vision de l’avenir. Il n’a su répondre à aucun défi de l’Histoire, et il se trouve aujourd’hui totalement désemparé et désaxé. Il est peu probable qu’il sorte bientôt de son cauchemar, qui est devenu le cauchemar du monde. Je suis sûr que l’on pourrait formuler la chose en des termes plus diplomatiques. Mais je n’en ressens pas vraiment la nécessité. Moi dont les ancêtres nomadisaient déjà dans le désert d’Arabie il y a quinze siècles, je ne me sens pas obligé d’utiliser, à propos des miens, un langage plus circonspect. Je dis les choses comme je les vois. Ce que j’aime dans cette civilisation, ce sont les grandes heures de son passé, Cordoue, Grenade, Ispahan, Alexandrie, Constantinople, Samarcande. Aucun Arabe ni aucun Musulman n’aime le temps présent. Tous se sentent étrangers, égarés, orphelins, dans le monde d’aujourd’hui ; certains espérent encore le réformer, d’autres ne songent plus qu’à le démolir.

En comparaison, parler d’impasse à propos de l’Occident peut paraître très excessif. Il a façonné le monde à son image, sa science est devenue la science, sa philosophie est devenue la philosophie, il a répandu sur la terre entière ses idées, ses principes, ses institutions, ses techniques, ses instruments…

L’échec du soft power à l’occidentale

Et pourtant, il se trouve manifestement dans une situation délicate qui ressemble fort à une impasse. Parce qu’il semble de moins en moins capable de diriger le monde par la puissance douce, le soft power de l’économie et de l’autorité morale, et de plus en plus tenté de recourir à la puissance militaire. Sa tragédie historique, c’est qu’il a rempli la planète entière de ses enfants non reconnus. Il leur a transmis ses idées, ses techniques, ses langues, mais il n’a jamais franchi le pas supplémentaire qui leur aurait permis de s’identifier à lui et qui lui aurait gagné leur fidèle adhésion. Au lieu de quoi, les élites modernistes du monde entier, et notamment celles de l’aire culturelle arabo-musulmane, ont dû s’épuiser dans des combats inutiles contre les puissances coloniales, puis contre les compagnies occidentales, et beaucoup se sont fourvoyés, par réaction, dans la voie sans issue, du modèle soviétique.

On aurait pu s’attendre à ce que la chute du mur de Berlin remette les pendules à l’heure. Cela ne s’est pas fait. L’une des raisons de cet échec, c’est qu’avec la fin de la confrontation entre communisme et capitalisme, on est passé d’un monde où les clivages étaient principalement idéologiques à un monde où les clivages sont principalement identitaires, avec une forte composante religieuse. Pour cette raison, la civilisation occidentale, au moment même où elle aurait dû apparaître la plus largement universelle, est soudain apparue liée à une identité culturelle spécifique, et a été prise pour cible par ceux qui prônaient d’autres identités particulières.

De plus, la puissance militaire de l’Occident n’a plus été perçue comme un contrepoids à la puissance soviétique, mais comme une force destinée à maintenir…quoi, au juste ? Au nord d’une certaine ligne, on dira : à maintenir, au besoin par la force, la paix et la stabilité dans le monde ; au sud de cette ligne, qui fait le tour de la terre en passant notamment par le détroit de Gibraltar, et en longeant le Rio Grande, on dira plutôt : pour maintenir, au besoin par la force, la suprématie de l’Occident.

La politique des passerelles

Cette longue faille horizontale entre Nord et Sud est-elle destinée à s’élargir irrémédiablement ? Ou bien peut-elle encore se réduire, se résorber, pour que l’on recommence à construire des passerelles ? On a peut-être une chance d’accomplir, dans le cadre européen, ce qu’on n’a pas su accomplir depuis des siècles au niveau planétaire, à savoir : montrer que l’Occident est prêt à appliquer aux autres les principes qu’il a édictés pour lui-même, afin qu’il puisse reconquérir sa crédibilité morale. La crédibilité morale est, dans le monde d’aujourd’hui, la denrée la plus rare. L’Occident en a de moins en moins, et ses adversaires n’en ont pas. Tenter de restaurer sa crédibilité morale sur toute l’étendue de la planète serait une tâche titanesque, mais il n’est pas insensé de chercher à la restaurer au sein de nos sociétés, le seul lieu où la diversité du monde demeure à peu près gérable.

Pour cela, il faudrait faire en sorte que les personnes qui ont choisi de vivre dans les pays d’Occident puissent s’identifier pleinement à leur société d’adoption, à ses institutions, à ses valeurs, à sa langue, et même à son histoire. Qu’elles ne soient pas constamment en butte aux discriminations et aux préjugés culturels. Qu’elles puissent revendiquer, la tête haute, leur identité plurielle au lieu d’être contraintes à un choix déchirant et néfaste entre leur culture natale et leur culture d’adoption. Qu’elles puissent enfin jouer leur rôle de passerelles de civilisation, pour réhabiliter leurs sociétés d’origine aux yeux de l’Occident.

Aucune action ne me paraît plus importante. Ni plus urgente, parce qu’il est déjà presque trop tard.

                  Amin Maalouf, in Louvain, n°174, juin-juillet 2008.

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