Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
A l'indépendant
Publicité
  • De Marx à Teilhard de Chardin, de la place pour (presque) tout le monde...
Newsletter
Archives
Visiteurs
Depuis la création 420 703
19 juin 2008

Jalons littéraires pour appréhender la culture arabo-musulmane, par Luc Collès

Pourquoi introduire la littérature maghrébine à l’école? Mon intention est de fournir ici des points de repère indispensables à l'appréhension de la pensée arabo-musulmane. Pour répondre à cet objectif, je présenterai certains concepts clés et de nombreux témoignages qui devraient aider à mieux comprendre les fondements de l'identité musulmane. Je proposerai ensuite des procédures didactiques pour cerner la dimension religieuse de l'Islam dans des textes issus de la littérature maghrébine de langue française. Ce sont des textes littéraires qui serviront de médiateurs dans cette démarche interculturelle.

Admettre la spécificité culturelle de l'islam est la condition sine qua non de toute démarche réflexive sur l'identité musulmane. Cela suppose le renoncement à nos catégories culturelles ainsi qu'une grande souplesse de raisonnement, indispensable à la décentration de notre regard sur l'islam.

1.1. Significations de l'islam

On parle souvent de l'islam comme d'un tout monolithique. Nombreux sont ceux - journalistes mais aussi écrivains - qui, sous couvert d'une seule dénomination, masquent ainsi une extrême diversité.

On pourrait distinguer de multiples significations de l'islam selon que le concept renvoie à la religion (dîn) et aux pratiques cultuelles, à la foi ou à la manière d'être du musulman au sein de la communauté islamique. Dans son étude théorique, Roger Arnaldez consacre, par exemple, un chapitre à chacune des huit significations présumées de l'islam en tant que celui-ci se réfère à la religion, à la loi, à la foi, à l'éthique, etc.

Pour ma part, je me contenterai de reprendre la distinction que Jean Déjeux établit entre "islam" et "islamité" en ce qu'elle me paraît être la plus pertinente dans le cadre de cet exposé. L'islam se rapporte alors à la foi (imân) et à l'ensemble des valeurs religieuses et culturelles, aux rites et aux pratiques canoniques ainsi qu'à la umma (communauté islamique). Tandis que l'islamité désigne la manière d'être au monde et de se sentir musulman avec les racines et les valeurs culturelles, sans être tenu de rendre compte d'une foi éventuelle en un Dieu transcendant.

Cette distinction sera importante dans le domaine de la littérature maghrébine, fortement marquée par la contestation de l'islam. Si la plupart des écrivains maghrébins contemporains se considèrent comme musulmans dans le sens de cette islamité, nous aurons l'occasion de voir en effet que nombreux sont ceux qui stigmatisent l'islam étant donné la récupération politique dont il est l'objet. Tout en restant fidèles à une philosophie de vie empreinte d'une certaine religiosité, ces écrivains - Rachid Boudjedra et Mourad Bourboune en Algérie, Tahar Ben Jelloun et Driss Chraïbi au Maroc par exemple - revendiqueront un statut particulier, délivré de la tutelle d'une religion jugée oppressante et aliénante.

Non pas que l'islam comporte en soi les germes du totalitarisme comme on le prétend parfois aujourd'hui : ce que ces écrivains dénoncent, au contraire, c'est le travestissement de la religion musulmane et son exploitation à des fins idéologiques.

Le témoignage de l'Algérien Mourad Bourboune dans Le Mont des genêts (1962) est révélateur du malaise qui s'empare de ces écrivains déchirés entre l'authenticité de leur foi et l'interprétation mensongère du Coran par les intégristes musulmans :

La religion pour moi ne se résume pas à égorger un mouton le jour de l'Aïd et à observer trente jours de carême dans l'année. Les phraseurs imbéciles qui hantent nos mosquées, que savent-ils de l'Islam? (...) on fabrique en série des croyants analphabètes avec un Coran dénaturé. .

L'oeuvre plus récente du Marocain Khaïr-Eddine, Légende et vie d'Agoun'chich (1984), s'inscrit dans la même lignée :

Maintenant, n'importe quel grincheux l'injurie (le fqih) et quitte même le rang avant la fin de la prière. La fameuse peur de l'enfer disparaît comme le reste; les gens continuent certes à prier régulièrement, à jeûner, mais une sorte de perversion affecte leur conscience bien qu'elle n'ébranle pas totalement leur foi. On s'éloigne insensiblement du sacré.

Avec son essai au titre évocateur, De la barbarie en général et de l'intégrisme en particulier (1992), l'Algérien Rachid Mimouni ne reste pas en marge de ce vaste mouvement de contestation. Dans cette oeuvre polémique, Mimouni s'engage à corps perdu dans la lutte contre l'intégrisme, s'attachant à montrer comment les dirigeants du Front islamique du salut (FIS) déforment le message de l'islam et corrompent les valeurs musulmanes.

Aussi sommes-nous en droit de nous demander quel est cet Islam dont les écrivains se réclament en décriant la conduite de leurs contemporains. La réponse à cette question nécessite que l'on s'interroge sur la signification du terme Islam. Louis Gardet et Georges Makdisi, les auteurs de l'article Islam dans l'Encyclopédie de l'Islam, définissent le terme de cette manière: Islam est "la soumission, la remise totale de soi à Dieu.

Si cette signification est communément admise par les musulmans, elle est généralement source de confusion et d'incompréhension pour les non-musulmans qui n'entrevoient que le caractère coercitif de cette soumission de l'homme à Dieu. Or c'est méconnaître l'Islam que de se limiter à cette interprétation réductrice de la pensée musulmane. Certes le croyant musulman sera soumis à Dieu et à son Décret divin mais, comme nous le rappelle pertinemment Hussein Amin, il n'y a pas de contradiction entre "l'acceptation de son Décret" et le fait d'"oeuvrer à la réalisation de Sa volonté" .

En d'autres termes, le croyant musulman est acteur de sa foi. Simplement le Coran rappelle que l'homme n'est pas à la mesure de toutes choses, qu'il existe un ordre qui le dépasse et qu'il ne peut prétendre maîtriser. En ce sens, le croyant est le serviteur de Dieu et la perfection, pour le créé, consistera à donner réalité à cette servitude par rapport à Dieu. Loin d'être un acte de soumission, cette servitude est une preuve d'humilité.

1.2. Humanisme et transcendance

On peut légitimement se demander comment une religion qui soumet l'homme à la volonté d'un Dieu Tout-Puissant et omniprésent peut fonder un humanisme dans la mesure où, comme l'écrit Hichem Djaït :

Ce concept, dans la culture séculière et moderne, place l'homme comme valeur suprême et le libère de toute référence au divin, au sacré, à ce qui le transcende.

Il est vrai que le Coran, en tant que texte révélé, est entièrement axé sur Dieu et semble annihiler toute liberté d'initiative puisque la Révélation ne peut en aucun cas être révoquée.

La littérature maghrébine offre de nombreux exemples de cette transcendance divine qui couvre l'ensemble de la vie du musulman, des événements majeurs aux moments les plus anodins de l'existence humaine. L'oeuvre de Mohammed Dib en témoigne :

Tout est dans la volonté divine, ma soeur. Il n'est pas au pouvoir de l'homme de discuter l'oeuvre de Dieu. N'oublions pas que son univers est équilibre. Une juste et rigoureuse hiérarchie en détermine la structure. Le bonheur, don de la Providence, et le malheur, don aussi de la Providence, sont dispensés suivant le même ordre. Et cet ordre, rien ne peut venir le troubler .

La prudence s'impose toutefois quant à l'interprétation de ces passages qui semblent suggérer une transcendance absolue et annihilante pour l'humain : s'il existe une quelconque hiérarchie entre l'homme et Dieu, celle-ci va dans le sens d'un équilibre bienfaisant pour l'humanité.

Un autre témoignage, extrait des Yeux baissés de Tahar Ben Jelloun, montre à nouveau comment cette relation de l'homme à Dieu n'est pas vécue par le musulman comme aliénante mais fait partie intégrante de son quotidien. D'un point de vue musulman, c'est au contraire notre attitude désinvolte par rapport au sacré et au religieux qui sera stigmatisée dans la mesure où elle est le signe de notre foi démesurée dans l'homme et dans sa capacité à gérer seul sa liberté. Le texte de Ben Jelloun est significatif en ce qu'il révèle cette différence de perception du sacré et souligne le caractère existentiel du Coran pour un musulman :

Soudain, un homme en pyjama sortit de l'immeuble d'en face, hurlant sa colère. Les policiers venaient de jeter par la fenêtre, après l'avoir piétiné, le Coran. (...) Puis il s'adressa à la foule : "O musulmans! Vous avez assisté au sacrilège. Vous êtes témoins. Ils ont osé touché au Livre sacré! Fils d'infidèles, chrétiens, ennemis de l'Islam; ils nous méprisent et bafouent notre religion. Ils sont devenus fous. Dieu nous rendra justice .

En fait, la perception d'un anti-humanisme coranique, largement répandue par les médias, convient autant aux intégristes du FIS qu'aux extrémistes de droite en Europe. Pourtant, force m'est est de constater que le Coran réserve une place centrale à l'homme en tant qu'intercesseur de Dieu et de la Révélation. En ce sens, le personnalisme musulman diffère du personnalisme cartésien dans la mesure où le musulman ne doit son existence qu'à l'existence de Dieu.

C'est pourquoi les musulmans éprouveront une certaine réticence à parler des "droits de l'homme", expression qui, pour certains, est trop révélatrice du libéralisme occidental. Cela ne signifie pas que l'Islam - en tant que système de pensée - va à l'encontre des principes édictés par la charte des droits de l'homme mais, simplement, que les musulmans subordonneront ces principes aux droits de Dieu, rappelant par là que l'homme ne pourra jamais prétendre être à la mesure de toutes choses.

Si le Coran est d'ailleurs considéré par les musulmans comme la première source du droit, il ne constitue en rien un ensemble législatif que le musulman serait tenu d'appliquer à la lettre. Bien plus domine l'idée d'un code de vie, guidant le musulman sur la voie de Dieu.

Le Coran exige du croyant un autodépassement perpétuel, par un approfondissement continu de sa vie spirituelle et morale. Dans cette perspective, il joue un rôle essentiel en ce qu'il éclaire les croyants et distingue ce qui est vrai du faux. C'est pourquoi un des versets du Coran dira du Livre qu'il est "furqân" c'est-à-dire "discernement".

Roger Arnaldez a très bien perçu cette dimension du Coran et relève, par exemple, la dérive sémantique du terme "sharî'a" que nous traduisons en français par "loi" alors que son étymologie va à l'encontre de cette signification (étymologiquement, sharî'a veut dire "voie") : "Nous t'avons ensuite placé sur une voie (sharî'a) relative au Commandement; suis-la donc. (45,18)"

L'Islam est donc avant tout un code de vie, une voie se référant à une éthique, où l'homme est amené à faire des choix et où la responsabilité individuelle est entière. Il est donc faux d'affirmer que la Révélation coranique rejette toute conception humaniste de l'homme. Je pense au contraire, à l'instar de Louis Gardet, qu'il existe bel et bien un humanisme musulman, mais que la compréhension de ce dernier exige que nous mettions momentanément entre parenthèses notre conception séculière et moderne de l'homme.

Ainsi est-on amené à établir une distinction foncière entre l'humanisme occidental qui repose sur la liberté et l'autonomie de l'homme et l'humanisme musulman qui reconnaît que l'homme fait partie intégrante du Créé et est soumis, de ce fait, à un ordre qui le dépasse, l'ordre divin. Et il est très important de percevoir que, pour un musulman, l'effort de décentration pour comprendre notre système de pensée sera au moins aussi difficile que celui dont nous devons faire preuve pour appréhender la culture musulmane.

Comprenez-moi bien. Il ne s'agit pas de porter ici un jugement de valeur sur ces deux systèmes culturels. Je pense cependant que leur confrontation ne peut qu'être bénéfique pour chacun de nous en ce qu'elle nous amène à nous interroger sur les fondements de notre propre identité.

1.3. Prescriptions coraniques et traditions

Dans un essai consacré à la sexualité féminine, la sociologue marocaine Soumaya Naäme Guessous souligne la dualité de la société arabe contemporaine, écartelée entre ce qui relève de la sphère individuelle et privée et d'autre part de la sphère sociale :

...deux mondes en totale opposition : l'un est régi par les us et coutumes et exclut toute possibilité pour un être de s'affirmer en tant qu'individu hors du modèle social; l'autre univers est fait de silence et de secrets, c'est le monde de la personne, au-delà des conventions .

Derrière les apparences d'une société monolithique et unifiée se profilent donc des visages multiples où se lisent à la fois la douleur, la contestation et bien souvent le rejet des traditions "islamiques". Les écrivains se sont rapidement fait l'écho de cette face cachée du monde musulman, particulièrement à partir des années soixante où les différents pays du Maghreb jouissent d'une autonomie retrouvée (rappelons que le Maroc et la Tunisie accèdent à l'indépendance en 1956 tandis que la guerre se prolonge jusqu'en 1962 en Algérie).

La Répudiation de Rachid Boudjedra (1969) est une oeuvre phare de cette période de libération de la littérature maghrébine. Dans un langage cru, Boudjedra s'insurge contre l'hypocrisie du père, un gros bourgeois aux moeurs très licencieuses et dénonce, de manière virulente, à travers le personnage de la mère répudiée, la condition de la femme musulmane, maintenue dans un état d'asservissement absolu:

Ma mère est au courant. Aucune révolte! Aucune soumission! Elle se tait et n'ose dire qu'elle est d'accord. Aucun droit! (...)

Les hommes ont tous les droits, entre autres celui de répudier leurs femmes. (...) Ma mère ne sait ni lire ni écrire. Raideur. Sinuosités dans la tête. Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu. 

L'accession à l'indépendance semble signer l'échec d'une société à bout de souffle, écrasée sous le poids des traditions et d'une religion sclérosée. Avec La Répudiation commence, pour reprendre les termes de Jean Déjeux "la déconstruction du mythe: la révolution a avorté entre les mains des avorteurs; l'authentique a péri étouffé".

Pour l'ensemble de ces écrivains, l'Islam est entré dans une ère de rupture et de contestation. Jean Déjeux parlera même de littérature "iconoclaste" pour qualifier ces romans qui mettent ouvertement en cause les valeurs musulmanes.

En ce qui me concerne, je voudrais attirer l'attention sur le regard que porte sur la femme la religion musulmane et nuancer le radicalisme de Boudjedra. Car si la femme soulève actuellement des débats passionnés en Occident, il serait dangereux de vouloir projeter nos modèles socioculturels sur le monde musulman et encore plus de vouloir imputer à l'Islam les dérives totalitaires qui séduisent maints pouvoirs politiques aujourd'hui. Je serai ainsi amené à distinguer ce qui fait réellement partie des prescriptions coraniques et ce qui procède au contraire d'une tradition géoculturelle dont les origines remontent bien avant la Révélation islamique du VIIe siècle de l'ère chrétienne.

Dans le domaine de la littérature, le témoignage de l'Algérien Mourad Bourboune dans Le Mont des genêts (1962), auquel j'ai déjà fait allusion, illustre un courant de la littérature maghrébine qui, tout en prenant position par rapport à la réalité actuelle, se réclame d'un autre Islam, beaucoup plus authentique et beaucoup plus proche du message coranique. De même dans La Balade du Berbère (1991) Reda Falaki, un autre écrivain algérien, laisse entrevoir à travers le discours d'un des protagonistes du roman, Abdesselam, un regard différent sur l'Islam qui s'oppose à la sclérose de la religion. Dans le passage suivant, Reda Falaki montre comment, en dépit de la clairvoyance de Abdesselam, le héros Oustad Haroun se laisse récupérer par un des chefs de la révolution islamique :

J'étais consterné. Devais-je renier mes idées, désavouer mes actes passés, éprouver de l'aversion pour toute idée de progrès? Lakhdar me propose un lavage de cerveau : quand mon cerveau deviendra aussi lisse qu'une cire vierge, il pourra y inscrire : 622, date de l'Hégire, année zéro de l'Islam. (...) Haroun! Haroun! pourquoi passes-tu des menottes à tes propres poignets? Abdesselam te disait : islam veut dire "Idjtihad" : recherche et développement, confrontation des points de vue dans le but de faire avancer les choses. Tu as eu peur de soutenir le regard de cet illuminé tandis qu'il te chantait les louanges de son Islam réactionnaire. (...)

Abdesselam te disait : "le croyant doit se soumettre à Allah, non à des vicaires plus assoiffés de pouvoir que de piété. 

Durant les deux dernières décennies, de nombreuses femmes se sont également prononcées sur ce problème religieux, les unes empruntant la voie révolutionnaire et radicale de Boudjedra, les autres cherchant à réactiver une autre conception de la femme musulmane, plus en accord avec la pensée authentique de l'Islam. Tel est le cas, par exemple, de Souad Guellouz, une enseignante tunisienne, qui témoigne, dans son autobiographie Les Jardins du Nord14 , de la sincérité de la foi du patriarche de la famille. Elle y dresse le portrait d'un homme instruit, imprégné par la sagesse de l'Islam, et n'abusant aucunement de son autorité spirituelle sur les autres croyants. C'est un véritable éloge de la tolérance qui se dégage ainsi du texte de Souad Guellouz, réconciliant la religion musulmane avec les aspirations fondamentales du croyant.

Assia Djebar, dans Loin de Médine15, une fresque consacrée aux premières femmes de l'Islam, pose également un regard neuf sur une religion dénaturée par plusieurs siècles d'interprétations rigoristes. Dans un superbe chapitre intitulé "Celle qui dit non à Médine", Assia Djebar s'évertue à retracer pour le lecteur, sur la base d'ouvrages de grands historiens des premiers siècles de l'Islam (Ibn Hicham, Ibn Saad, Tabari), l'histoire troublante des relations du Prophète avec Fatima, sa fille préférée. Elle montre surtout comment le Prophète, qui était polygame, s'il n'a pas toujours mené une vie irréprochable à l'égard de ses femmes, a toujours su se montrer d'une parfaite équité envers celles-ci et n'a jamais voulu les léser en prenant des décisions arbitraires.

Il est utile de rappeler ici que l'Arabie préislamique ne faisait aucun cas de la femme qui était tout au plus monnayable contre l'une ou l'autre chamelle. Il suffit de se référer à l'oeuvre de Rachid Mimouni pour être convaincu des progrès notoires que l'Islam a instaurés, surtout en matière de moeurs: "On doit constater que les règlements qu'édicta le Prophète, surtout lors de la première période de sa prédication, étaient du sceau de l'équité et du progrès."

Quant aux quelques versets coraniques sur lesquels se basent aujourd'hui les extrémistes musulmans pour légitimer leur attitude tyrannique envers les femmes, Rachid Mimouni montre très bien leur caractère pragmatique et donc extrêmement relatif. N'oublions pas qu'avant d'être le Prophète, Mohammed était un homme confronté à une situation historique complexe et ne pouvait pas, du jour au lendemain, révoquer tout ce qui, jusque là, avait fait office de loi coutumière chez les Bédouins.

Il est évident pour Mimouni que les hommes "utilisèrent le sacré pour légitimer leurs privilèges. En terre d'Islam, cela se fit de manière scandaleuse. On superposa les coutumes préexistantes, les dispositions coraniques et les interprétations restrictives pour limiter le droit des femmes au plus petit espace commun. Ainsi en Kabylie, la pratique qui déniait aux femmes toute part d'héritage continue à être appliquée jusqu'à aujourd'hui, en dépit des formelles prescriptions du texte révélé.

Les déboires que connaîtra Fatima à la mort du Prophète sont très révélateurs de cette tendance au machisme propre aux sociétés de culture méditerranéenne. Même les quatre premiers califes auront vite fait d'oublier certaines recommandations de Mohammed concernant la polygamie ou encore l'héritage des femmes. C'est que, pour Assia Djebar, la Révélation coranique, telle qu'elle a été transmise par le Prophète, prenait l'allure d'une véritable révolution féministe qu'il était impératif d'endiguer au risque de voir s'effondrer les anciennes structures sociales de l'Arabie préislamique.

Aussi, à peine le Prophète est-il décédé que Fatima se voit déshéritée par le premier calife et ami de Mohammed : Abû Bakr. La réaction de Fatima ne s'est pas fait attendre; "celle qui dit non à Médine" s'insurge déjà contre une interprétation restrictive des dits du Prophète :

Non, accuse Fatima, vous prétendez me refuser mon droit de fille! Elle pourrait aller plus loin encore, elle pourrait dire:

-La révolution de l'Islam, pour les filles, pour les femmes, a été d'abord de les faire hériter, de leur donner la part qui leur revient de leur père! Cela a été instauré pour la première fois dans l'histoire des Arabes par l'intermédiaire de Mohammed! Or, Mohammed est-il à peine mort que vous avez déshérité d'abord sa propre fille, la seule fille vivante du Prophète lui-même!

La sociologue turque, Nihüfer Göle, a très bien perçu le machisme des sociétés méditerranéennes et souligne que loin d'être l'apanage de l'Islam, l'oppression des femmes est ou a été une pratique courante, aussi bien dans les pays chrétiens que musulmans : "En définitive, si spoliation régulière de la femme dans les pays musulmans et chrétiens de la Méditerranée il y a,  elle est là malgré le Coran, elle est ici malgré la Révolution française."

Et l'on peut légitimement se demander dans quelle mesure nous, qui sommes si prompts à la critique, nous ne ferions pas mieux de réactiver notre propre histoire pour mettre en lumière ce que fut réellement le sort de la femme en Occident, jusque dans la première moitié du XXe siècle.

En Islam, c'est la pauvreté économique des régions agricoles qui est responsable de cet état d'esprit, bien plus que le Coran, même si celui-ci a figé une situation où la femme n'a pas les mêmes droits que l'homme. Cette situation se retrouve d'ailleurs dans la Bible, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament. Si, par exemple, une femme n'est pas vierge au moment de son mariage, le Deutéronome (22, 21) donne à son mari le conseil suivant : "on poussera la jeune femme à l'entrée de la maison de son père, et elle sera lapidée par les gens de sa ville, et elle mourra, parce qu'elle a commis une aberration en Israël, en se prostituant dans la maison de son père. Tu supprimeras de chez toi le mal." Et, dans l'Evangile, Matthieu nous rapporte qu'au moment de la naissance de Jésus, Joseph songe à répudier sa fiancée Marie qui se retrouva enceinte "avant qu'ils eussent habité ensemble".(1, 18-25).

1.4. L'Islam des Beurs

Il nous reste à présent à nous interroger sur ce qu'est devenu l'Islam implanté en Occident et, plus précisément, sur la manière dont les Beurs, c'est-à-dire les jeunes issus de l'immigration maghrébine, se situent par rapport à la religion musulmane.

Le sociologue S. Sierens observe qu'il y a de grandes différences entre un islam "transplanté" et un islam "réellement vécu" par les immigrés :

"La première impression est que, dans la deuxième génération de l'immigration marocaine, l'islam adopte un profil bas plutôt indécis et implicite; qu'il se dérobe à la sphère publique, particulièrement en ce qui concerne la pratique du culte, la participation à la vie associative et l'expression symbolique et verbale. En revanche, dans l'univers mental subjectif des jeunes Marocains, l'islam constitue un repère identitaire primordial." 

Pour ce qui est de cette génération, il est une thèse développée depuis plusieurs années par Bruno Ducoli, fondateur du Centre bruxellois d'action interculturelle et généralement répandue maintenant, à savoir que celle-ci se trouve en situation de "schizophrénie sociale" : "d'une part, une sphère extérieure dans le travail ou à l'école ou dans la rue où prévalent les valeurs de la société d'accueil et d'autre part, la vie privée et familiale où les comportements et les valeurs de la société d'origine ont toujours cours."

Se dessine ici le concept d'"entre-deux" mis à l'honneur par le psychanalyste Daniel Sibony. Les romans de ces jeunes issus de l'immigration rendent d'ailleurs bien compte de ces tiraillements, comme en témoigne cet extrait du Thé au harem d'Archi Ahmed de Mehdi Charef : "Madjij se rallonge sur son lit, convaincu qu'il n'est ni arabe ni français depuis bien longtemps. Il est le fils d'immigrés, paumé entre deux cultures, deux histoires, deux langues, deux couleurs de peau, ni blanc ni noir, à s'inventer ses propres racines, ses attaches, se les fabriquer." 

Pour la plupart d'entre eux, la France ou la Belgique représente le milieu dans lequel ils vivent depuis leur naissance, mais dont les valeurs sont différentes de celles de leur famille et dont ils se sentent parfois exclus en raison de leur origine, de la couleur de leur peau, de leur nom, de leur accent...

Néanmoins, ils se sentent encore plus étrangers dans le pays d'origine de leurs parents car, comme ils ne s'y rendent que pendant les grandes vacances (et pas toujours chaque année), ils connaissent mal les préoccupations des habitants, le système d'organisation de la société, etc. En outre, ils en ignorent parfois la langue, qu'il s'agisse du dialecte ou de l'arabe littéraire moderne, langue de la radio, de la télévision, des journaux.

Tahar Ben Jelloun a, lui aussi, compris ce déchirement entre deux sociétés que connaissent les enfants des immigrés maghrébins. Dans Les Yeux baissés, Kenza, la jeune berbère, a accompagné son père et sa mère à Paris.  Mais, malgré ses efforts, les événements, les rencontres et les souvenirs qui l'habitent ne cesseront de renforcer en elle un sentiment de division. C'est ce que traduit bien la lettre que lui adressera plus tard son époux: "Tes combats de fille d'immigré m'ont plu. Je pensais que tu étais entre deux cultures, entre deux mondes, en fait tu es dans un troisième lieu, qui n'est ni la terre natale ni ton pays d'adoption."

Quant à la famille de ces enfants de migrants, c'est le milieu des conflits par excellence, conflits avec les parents en raison des différences classiques de génération, mais aussi de niveau d'instruction et de mentalité.

Pour éviter toute aliénation, les jeunes Beurs sont amenés à élaborer une stratégie d'adaptation qui, selon Jacqueline Gilissen, oscille entre deux pôles :

      - trouver une solution à l'intérieur de la famille : aller rechercher les mythes fondateurs, la voix de l'ancêtre, des normes culturelles rigides,(...)

      - ou trouver une solution à l'extérieur. L'enfant joue l'affiliation au groupe majoritaire pour se construire une filiation, il va essayer de s'"assimiler" purement et simplement.

Selon Christian Jelen, ce processus d'assimilation est largement entamé : une enquête de terrain réalisée en France lui révèle que "l'intégration avance, dans le cadre des valeurs laïques et démocratiques de la République" .  Elle a pour élément moteur une élite complètement francisée qui peut cependant garder, en privé, ses fidélités religieuses et la mémoire de ses origines.

Parmi les signes de cette émergence, C. Jelen constate  notamment que les "Beurettes" commencent à s'émanciper du système familial maghrébin et que dans les familles les inégalités de traitement entre garçons et filles reculent. Mais il voit également dans le niveau culturel très bas des parents la preuve d'un très faible ancrage dans la culture arabo-islamique et il en tire comme conclusion que cette culture sera vite oubliée.

C'est méconnaître la première stratégie d'adaptation que présente Gilissen, la mythification de la culture d'origine, qui peut servir de refuge face aux images ambiantes négatives. Cette attitude se retrouve par exemple chez Ben, un jeune Marocain de vingt-trois ans, que Driss Abenchiker a rencontré, à côté de quatorze autres, filles et garçons: "Très ancré dans la culture marocaine traditionnelle, il ne semble garder de l'influence qu'il a subie en Belgique que le 'modernisme', 'la technologie' et tout ce qui lui semble actuel et à la mode. Tout en tenant un langage 'libéral', il reproduit exactement le schéma traditionnel, dès qu'il s'agit de mariage par exemple".

Beaucoup de sociologues et d'anthropologues qui se sont intéressés aux jeunes issus de l'immigration ont constaté que ceux-ci pratiquent peu leur religion pendant l'adolescence. Vers le début de leur vie d'adulte, ces jeunes opèrent un retour à la religion, "perçue comme élément de la culture familiale, de la particularité ethnique, de la communauté des migrants marocains, à la suite d'une remigration subjective souvent provoquée par les déboires subis au cours de la tentative d'intégration." Pour beaucoup de migrants, "être musulman et s'intégrer dans la société belge (ou française) entrent en contradiction."

Mais la littérature beur révèle aussi la recherche d'une troisième voie, celle qui consiste à revendiquer ses racines, à être fier de son arabité, tout en adhérant pleinement à la Charte des droits de l'Homme. C'est le cas de l'Algérienne Sakhinna Boukhedenna, dont le journal, écrit entre 20 et 26 ans, illustre parfaitement certaines mutations que connaissent les adolescents issus de l'immigration : "Je cherche des vraies racines, pas celles que me proposent les Arabes. Ils veulent que je prouve mon arabité en me cloîtrant. Jamais. Je cherche la vraie culture arabe qu'eux-mêmes ne connaissent pas. Je ne veux pas respecter l'honneur du père, ni du frère. Je suis Arabe." 

Ainsi cette jeune femme décide d'apprendre l'arabe classique et, bien que persuadée que l'on peut être Arabe sans croire en Dieu, elle va même pratiquer le jeûne pendant le Ramadan pour montrer  à ses frères de race qu'elle est restée  Algérienne et qu'elle est "une musulmane et non une roumie de France." (p.83)

Son combat essentiellement féministe lui attire l'hostilité de beaucoup d'Arabes de son entourage, y compris de nombreuses femmes, ce qui ne l'amène pas pour autant à souhaiter devenir française, entre autres parce qu'elle déteste une langue que "ses frères du pays ont été obligés d'apprendre au détriment de leur langue arabe."

Cependant, aujourd’hui, plusieurs jeunes issus de l’immigration maghrébine se disent à l’aise dans les deux cultures et tiennent à mettre l’accent sur la richesse de leur double appartenance, présentée comme positive. Ces jeunes musulmans retiennent surtout le fait que l’islam est une religion qui prône l’égalité et transcende les clivages ethniques et nationaux. C’est ce qu’observe la sociologue Leïla Babès dans son ouvrage L’Islam positif consacré à la religion des jeunes musulmans de France.

Au terme d’une longue enquête, celle-ci met en lumière les traits originaux d’un islam empreint d’éthique et de spiritualité et qui permet de faire le trait d’union avec l’universel. Ce qui apparaît souvent dans les témoignages recueillis, c’est l’idée que l’adhésion à l’islam n’est plus seulement le fait d’un statut prescrit, mais aussi et surtout le résultat d’une décision individuelle. On ne naît plus musulman, on le devient . Il ne suffit plus que la foi soit reçue en héritage ; elle est le résultat d’une expérience, d’une recherche personnelle.

De ce point de vue, les témoignages suivants sont particulièrement significatifs :

    Rachid : Ma religion n’est pas le béni-oui-ouisme, il faut une place à la remise en question, au doute. Il y a une recherche personnelle à faire. Ce qui m’a fait entrer dans l’islam, ce n’est pas le sens du culte et de la pratique.

    Yazid : Le but de ma recherche est un plus grand rapprochement avec Dieu. Le début, c’est la lumière intérieure, la purification. La place de Dieu pour moi est essentielle ; jusqu’à la fin de ma vie, je serai en quête. L’islam, ce n’est pas le glaive, c’est le coeur.

Luc Collès, Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique)

Ce texte a été publié dans Art de lire, art de vivre. Hommage au Professeur Georges Jacques, Paris, L’Harmattan, 2008.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité