Les deux "Charles"

Charles VII de Fouquet

Charles d’Orléans

Le duc Charles d’Orléans fut le père du roi de France Louis XII. Prisonnier à la bataille d’Azincourt, il fut retenu pendant vingt-cinq ans en Angleterre. Libéré, il se retira à Blois, où il s’entoure d’une petite  cour de poètes et d’artistes, et se consacra à la poésie. Son œuvre se compose essentiellement de poésies légères (ballades, rondeaux, chansons, complaintes amoureuses), où il chante, avec une grâce tout aristocratique, mêlée de mélancolie et d’humour, les délicatesses de l’amour courtois, ses espoirs déçus, ses menues joies, les douceurs de la nature, la tranquillité de la solitude, les hasards du sort.

Je meurs de soif (Ballade)

Je meurs de soif à côté de la fontaine ;

Tremblant de froid au  feu des amoureux ;

Aveugle suis, et si les autres mène;

Pauvre de sens, entre saichans (1) l’un d’eux ;

Trop négligent, en vain souvent soigneux ;

C’est de mon fait une chose féée (2),

Et bien et mal par Fortune menée.

Je gagne temps, et perds mainte semaine ;

Je joue et ris, quand je me sens douloureux ;

Déplaisance j’ai d’espérance pleine ;

 J’attends bonheur en regret angoisseux ;

Rien ne me plaît, et si suis désireux ;

Je m’éjouis et cource (3) ma pensée,

En bien et mal par Fortune menée.

Je parle trop, et me tais à grand peine ;

Je m’ébahis (4), et si suis courageux ;

Tristesse tient mon confort en domaine (5);

Faillir ne puis, au moins à l’un des deux ;

Bonne chère je fais quand je me deulx (6) ;

Maladie m’est en santé donnée,

En bien et mal par Fortune menée.

Prince je dis que mon fait malheureux

Et mon profit aussi avantageux,

Sur un hasard j’asserrai (7) quelque année,

En bien et mal par Fortune menée.

(1)  parmi les savants, je suis l’un d’eux .

(2)  enchantée, prodigieuse

(3)  courrouce

(4)  je m’étonne avec crainte

(5)  Tristesse retient mon courage en esclavage

(6)  Je fais bon visage quand je suis triste

(7)  J’asserrai = je risquerai en jouant

Description du « Charles VII » de Fouquet.

Le « Charles VII » de Jean Fouquet nous fait songer à Charles d’Orléans lui-même  au sortir de sa captivité. Certes, pour celui dont le titre est synonyme de puissance et de liberté, il n’a jamais été question d’emprisonnement. Mais, peu importe le chemin parcouru – peut-être est-ce le désespoir de vieillir ? -, on trouve chez lui la mélancolie, traversée par l’espoir et le confort, qui fera l’âme du grand poète.

Le roi de France, comme d’Orléans et bien d’autres, « meurt de soif auprès d’une fontaine ». Des yeux, il espère encore, mais la moue qu’expriment ses lèvres sonde la profondeur de son désespoir. Contraste traditionnel au XVe siècle, contraste que Fouquet a su rendre avec toute sa virtuosité.

Les mains  croisées de Charles VII évoquent l’image mobile de soi des poèmes d’Orléans. Le sentiment est traduit non seulement par des sensations d’éclat lumineux, mais encore par une finesse et une concision remarquables, caractéristiques de l’œuvre poétique.  Sur le visage du roi sont gravés les états de plaisir et de déconfort qu’affirme la reprise du leitmotiv chez le poète.

Pourtant, le ton dominant du tableau, comme celui de la poésie de Charles, est celui du désespoir rendu à la fois par la discipline de l’expression et la justesse du trait.

En même temps, le nonchaloir qui guette Orléans fond sur Charles VII. La rapidité propre au style du poète se retrouve chez le peintre. Elle contribue pour une large part à relever le tableau, à empêcher l’artiste de sombrer dans un sommeil qui lui serait fatal.

Le poète et le peintre s’adonneraient trop facilement aux plaisirs de l’ennui. Le style nerveux, même s’il est d’une nervosité discrète, les rappelle aux réalités de la vie.

Luc Collès