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27 octobre 2007

La vie, l'amour, la mort

Jacques Vergès sur Psychologies

Une personnalité rend hommage à celui ou celle qui a le plus marqué sa vie. Voici le choix de Jacques Vergès : « La mort de ces soldats m’a appris la gravité de la vie »

Au sortir de l’adolescence, au seuil de l’âge adulte, la mort m’a enseigné la gravité de vivre et l’amour d’autrui. Elle a pris pour la circonstance deux fois le même visage : celui d’un adolescent tué au combat. Nous étions dans les Vosges, en 1944, j’avais 19 ans. C’était un matin brumeux. Nous venions de nous réveiller, quand le lieutenant commandant notre batterie d’artillerie nous a ordonné de tirer sur des bosquets au loin. Tir au but à volonté. De grandes flammes se sont élevées, éclairant des chars accroupis comme des bêtes à l’affût. Plus tard, je suis tombé sur le cadavre mutilé d’un jeune homme de mon âge, un tankiste allemand défiguré. Dans sa vareuse déchirée, son livret militaire. Il contenait, comme le mien, la photo d’une adolescente. La sienne avait les yeux bleus. La mienne, les yeux noirs. Une autre fois, un an plus tard, à l’île d’Oléron. Il s’agissait d’un jeune officier italien échoué là avec sa section pour des raisons mystérieuses. Nous avons découvert dans son livret aussi la trace d’un amour.

Je me suis réjoui les deux fois que nous les ayons tués avant qu’ils ne nous aient tués comme ils l’auraient fait si nous n’avions pas été plus rapides qu’eux. Mais ma joie était de glace. Peut-être est-ce de là que date, sans que j’en aie eu conscience, ma vocation d’avocat. Car à la différence de mes partenaires dans le procès, juges et procureurs, je ne juge pas, j’essaye de comprendre. Comprendre cet accusé en guerre avec la société comme, à la guerre, l’ennemi en face de moi. Non pas que je sois contre la sanction. Il n’est pas de société humaine sans un ordre social. Sans ordre public, ce serait la loi de la jungle, avec des tribunaux aussi, mais comme ceux de la mafia. Mais il ne suffit pas de condamner, encore faut-il le faire en connaissance de cause. Car frapper à l’aveugle ne convainc personne, c’est ôter à la sanction sa force pédagogique.

C’est cela que j’ai appris à 19 ans grâce à ces jeunes morts : on a le droit de tuer son ennemi, mais cela ne dispense pas de voir en lui un homme. Sentir profondément que, quoi qu’il ait fait, il reste un semblable. Ces deux visages de la mort qui me hantent, je ne les récuse pas. Je pense que je devais les tuer pour me défendre. Je pense que la cause pour laquelle ils combattaient devait par moi être combattue. Mais combattre et tuer qui nous menace n’implique pas pour autant lui dénier son appartenance à la même humanité.

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