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18 mai 2008

Religion et spiritualité, par Bernard Descouleurs

 

          Le rapport de l’homme à la spiritualité n’a cessé de reproduire, tout au long de son histoire, la situation primordiale où, selon la Genèse, l’esprit plane au-dessus de l’abîme. Depuis son origine, en effet, l’humanité se trouve confrontée à la gestion des forces obscures qui surgissent de ses profondeurs. Efforts de contrôle, de domination, de sublimation, émanant du travail de l’intelligence, du discernement de la conscience, des activités multiformes de l’esprit. Au-delà de la gestion morale des conduites individuelles et des comportements sociaux, les questions de l’origine et de la destinée, comme les aspirations au dépassement de l’horizon immédiat, tracent la dimension du sens.

          Le sens de la dignité absolue de l’homme s’est imposé, à travers l’espace et le temps et dans de multiples formes d’expression, comme Jeanne Hersch l’a magnifiquement montré.1 Aucun être humain ne peut supporter d’être traité comme une marchandise, comme un simple objet dont on peut fixer le prix. Kant l’a exprimé de façon définitive :  « Ce qui a un prix peut être remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent ; au contraire ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité… on ne peut d’aucune manière la mettre en balance, ni la faire entrer en comparaison avec n’importe quel prix, sans porter atteinte en quelque sorte à sa sainteté »2

          Ce sens de la dignité génère des aspirations qui invitent à rechercher au-dessus de soi ou au plus profond de soi le souffle intérieur qui « élève l’âme » et lui permette ainsi de conduire sa vie, de l’orienter, de la maintenir à un certain niveau d’exigences. Cette quête de spiritualité, que certains identifient comme sagesse, peut être poursuivie dans nos sociétés sécularisées hors de toute référence religieuse.

          Dès lors la question peut se poser de l’apport spécifique des religions à la spiritualité. Je propose quelques axes de réflexion comme essai de réponse à cette question.

    1/ Religion et société

          La spiritualité ne saurait être considérée du seul point de vue de l’individu. Parce qu’elle est une dimension de l’humanité, elle ne peut  se limiter au seul objectif de l’accomplissement des personnes, elle concerne aussi nécessairement le corps social et le champ politique. Devant la montée d’un libéralisme économique de plus en plus agressif et la marchandisation de l’humain qu’il entraîne, il devient de plus en plus urgent de redonner de l’âme à notre vie sociale. Comme l’écrivait déjà Charles Péguy en 1914, notre société a évolué de telle façon que désormais l’Argent se trouve seul face à l’Esprit3. Ceci constitue un défi social et politique que la spiritualité individuelle ne saurait relever à elle seule.

          Les religions, en ce domaine, peuvent constituer un apport appréciable parce qu’elles sont en elles-mêmes des réalités sociales et qu’elles créent du lien social en étant pourvoyeuses de sens et de repères identitaires. Comme l’a fortement souligné Castoriadis, elles permettent à l’humanité de gérer son rapport à l’Abîme : « elles ont réuni la reconnaissance et le recouvrement de l’Abîme ».4

          Libérées, malgré elles, par la modernité, de l’asservissement au pouvoir politique, elles représentent un réservoir considérable de richesse spirituelles, parce qu’elles gardent en mémoire les expériences plurimillénaires de l’humanité dans sa quête de l’Au-delà d’elle même.

          Si la religion, traditionnellement, relie l’homme à Dieu, elle relie aussi les hommes entre eux. Dans nos sociétés individualistes ravagées par la solitude, le Protestantisme évangélique, par exemple, connaît un développement étonnant et un immense succès en raison de son caractère convivial et chaleureux qui redonne des raisons de vivre et d’espérer à des milliers d’hommes et de femmes, « foules solitaires » des banlieues en situation de déshérence. L’entraide sociale s’accompagne ici de la reconnaissance de la dignité des personnes et de l’affirmation de leur destinée surnaturelle, affirmée parfois de façon bruyante et dans un enthousiasme communicatif. On peut regretter et critiquer le caractère fondamentaliste de cette foi religieuse, mais on ne peut nier son dynamisme social ni sa dimension spirituelle.

          Ces manifestations de religion populaire, que l’on retrouve aussi dans les communautés musulmanes –notamment dans l’organisation du partage avec les plus démunis à l’occasion du Ramadan- expriment, à leur manière, une revendication de spiritualité dans une société où la globalisation tend à se confondre avec l’impérialisme du marché et le mépris de la dignité humaine. Ce qui faisait dire à Ion Patocka que « le caractère démoniaque du 20e siècle tient surtout au déni du souci de l’âme ».

          Mais le lien social ne se tisse pas uniquement dans le cadre plus ou moins fondamentaliste de la religion populaire. Les religions suscitent aussi des lieux communautaires d’initiation et d’apprentissage de l’expérience spirituelle. La vie monastique, sous ses diverses formes dans plusieurs religions, est un de ces lieux privilégiés où l’expérience spirituelle peut se transmettre grâce à des guides qui ont eux-mêmes vécu les différentes étapes d’un itinéraire spirituel. En ces lieux d’apprentissage, la connaissance, la maîtrise de soi, l’objectivation, le discernement, l’emportent sur les émotions. Les expériences individuelles sont référées à un maître spirituel et les expériences collectives peuvent faire l’objet d’un discernement communautaire.

          Il faut aussi souligner que les religions favorisent des expériences spirituelles collectives, des moments de communion plus ou moins intenses lors des célébrations ou manifestations telles que les pèlerinages (Lourdes, La Mekke, Bénarès, Taizé ou les JMJ…) Ces moments de communion peuvent avoir des incidences sur la vie spirituelle individuelle.

    2/ La religion, lieu d’ouverture à l’altérité

    Le phénomène religieux est révélateur de la question de l’homme, à savoir que l’homme est à lui-même une question. Ce questionnement fondamental, qui surgit au sein même de l’humanisation, ouvre sur l’ailleurs, cet au-delà de lui-même que l’homme pressent comme partie intégrante de son être, mais qu’il ne peut ni saisir ni enfermer. Ailleurs qui implique le dépassement mais aussi le différent, l’Autre qui échappe à l’emprise.

    La religion est la production humaine qui atteste cette ouverture sur l’ailleurs. En délimitant l’espace sacré, l’être humain tente de manifester visiblement l’ailleurs invisible. En entrant dans le temple, il va vers cet ailleurs auquel il aspire et vers lequel il tend, mais il reconnaît aussi et en même temps qu’il vient de cet ailleurs. Cet ailleurs, cet Autre transcendant, qu’il faudra bien désigner et tenter de nommer, le précède. L’homme n’est pas sa propre origine, tel est le message essentiel de la religion. Elle dit tout à la fois la grandeur et la finitude de l’homme.

    L’altérité est certainement le point nodal où  la spiritualité peut bénéficier de l’apport essentiel de la  religion. Une spiritualité centrée exclusivement sur le perfectionnement individuel ou la subjectivité d’un cloître intérieur, sans ouverture sur l’ailleurs transcendant, risque l’appauvrissement dans un repli sur soi narcissique et finalement mortifère

    Les religions dans leur diversité favorisent cette ouverture,  car elles désignent l’ailleurs et donnent visage à l’altérité. Elles créent un espace-temps sacré afin que l’Inaccessible ait une place dans l’espace social et dans le temps des hommes. Les temples et les liturgies font signe  et délimitent l’espace d’ouverture et de respiration, de retrait et de silence, d’attention nécessaire pour se tenir tourné vers l’Autre.

    La prière, qui est l’oeuvre centrale de la religion, met en acte cette ouverture. Les grandes traditions religieuses ont en effet dépassé l’incantation magique pour conduire à cette attitude essentielle qui est l’ouverture du cœur de l’homme à l’Autre que lui, à ce qui en lui « passe infiniment l’homme ». La longue expérience spirituelle des hommes religieux atteste que la prière est fondamentalement sortie de soi, détachement de soi, pour faire place à l’Esprit.

    C’est dans cette ouverture que les grandes religions, notamment les religions monothéistes, ont expérimenté la communication de l’ailleurs qu’elles nomment Dieu. Dévoilement, Révélation qui prend la forme de la Parole qui s’adresse personnellement à l’homme et vient illuminer sa nuit. En christianisme, cette Parole se fait chair. Jésus, « l’homme qui venait de Dieu »5, est reconnu comme la vivante Parole de Dieu et comme la vérité de l’humanité.

    Dès lors la spiritualité vécue dans le cadre de ces religions se déploie à l’intérieur de la foi qui est accueil de la Parole, écoute, interprétation, adhésion-réponse. Il peut s’agir d’un dialogue d’alliance. En christianisme, la vie spirituelle implique une attention particulière à la présence, au cœur de l’homme croyant, de l’Esprit qui agit en lui comme source de transformation intérieure, celle d’une « nouvelle naissance »6 Transformation intérieure qui vivifie la manière d’être au monde et l’engagement dans le combat pour l’homme.

    3/ La religion comme système symbolique                                                                                                                                    

    Si les religions donnent visage à l’altérité, elles le font en sollicitant l’imaginaire et l’affectivité, mais aussi la raison et la volonté. Grands récits, représentations, pratiques rituelles, interdits et obligations morales, ces différents éléments s’articulent les uns aux autres et forment un système symbolique qui donne toute sa cohérence à la foi. En christianisme, les récits évangéliques et la célébration des grandes fêtes liturgiques qui les actualisent7, les représentations iconographiques dans les églises, les pratiques sacramentaires, notamment la célébration de l’eucharistie, mémorial et actualisation de la mort-résurrection du Christ, les commandements indissociables de l’amour de Dieu et du prochain, tout cela fait système et donne sens et cohérence à l’être-chrétien.

    La grande richesse de l’ordre symbolique, dans lequel fonctionnent les religions, est de mettre le spirituel en acte. Il s’adresse au corps à travers ses pratiques rituelles et la mise en contact avec les réalités concrètes : l’eau, la terre, le feu, la lumière, l’arbre… L’ordre symbolique assure une médiation avec l’ailleurs invisible, inaccessible, ineffable. Le symbole en effet n’enferme pas sur lui-même mais il renvoie à une réalité autre que lui, il ouvre sur un ailleurs, comme l’écrit Paul Ricoeur : « il donne à penser ». Les réalités concrètes et immédiates –l’eau, le souffle, le feu…- sont sources d’expériences qui mettent en relation avec les réalités tout à la fois présentes et inaccessibles que sont, par exemple, la naissance et la mort. L’ordre symbolique, dans ses mythes et ses rites, exprime la nécessité de la nouvelle naissance et d’un passage par la perte de soi.

    Si donc le symbole donne à penser, il donne aussi à vivre. L’interprétation croyante imposant à l’individu un certain processus spirituel –voie à assumer ou « cheminement vers » à découvrir.8

    Nous avons malheureusement aujourd’hui une très grande difficulté à entrer dans l’ordre symbolique. Notre approche « moderne » du langage et des pratiques des religions se fait généralement au premier degré, autrement dit, nous en faisons une lecture fondamentaliste. Nous ne dépassons pas le niveau des signifiants, auxquels nous demeurons rivés, incapables de nous laisser porter par la dynamique des symboles ni de percevoir l’écart qu’ils maintiennent en eux-mêmes par rapport à la réalité qu’ils désignent. « Le dispositif symbolique maintient l’écart et permet de rendre féconde la tension entre les énoncés et ce qu’ils ne parviennent jamais à désigner, entre les rites et le don dont ils sont porteurs, entre les interdits et la vie qu’ils prétendent canaliser. »9

    L’expérience spirituelle, l’expérience mystique en particulier, se nourrit de symboles et s’exprime à travers eux.. L’un des plus grands mystiques chrétiens, le religieux carme espagnol Jean de la Croix, a tenté de rendre compte de son expérience dans des poèmes d’une grande richesse symbolique. A travers les symboles, celui de la nuit notamment mais aussi celui de la source, il veut conduire son lecteur vers la profondeur du réel, cette dimension de la réalité qui nous échappe. La nuit devient pour lui la condition d’accès à la réalité cachée.10

    4/ Tension nécessaire entre religion et spiritualité

    Les religions dans notre monde occidental se trouvent confrontées en permanence à la sécularisation et aux remises en cause de la modernité. Elles connaissent de ce fait les tentations du repli sur soi et risquent de se figer dans un système de défense institutionnel générant dogmatisme, ritualisme, juridisme et moralisme intransigeant. Livrées aux mains des « ayatollahs » ou des nouveaux inquisiteurs, elles se trouvent exposées à des dérives fondamentalistes voire sectaires et deviennent de moins en moins capables d’assurer leur fonction symbolique de médiation spirituelle.

    Cette situation critique doit interpeller les croyants qui ont la responsabilité d’organiser la résistance pour sauver l’héritage spirituel de leur religion, laquelle appartient au patrimoine de l’humanité. Car il s’agit d’un héritage vivant et non d’un conservatoire des croyances. Comme dans la vision d’Ézéchiel, la Gloire de Dieu risque de quitter le Temple si ses gardiens le transforment en citadelle. Si la foi se pervertit en idéologie, la religion n’a plus de souffle et devient un corps sans âme.

    Ce sont les croyants –quelles que soient leurs places dans l’institution religieuse- qui assurent la vitalité de la religion et la permanence de sa fonction risquée d’ouverture sur l’ailleurs. C’est en effet l’acte de croire qui maintient ouverte la béance et livre la place à la liberté de l’Esprit, dont on ne sait « ni d’où il vient ni où il va ». C’est la foi qui permet à la religion d’être le lieu d’une parole vive, source de vie, et la libère de la crispation sur la répétition incantatoire des dogmes et des interdits.

    Il me semble, par conséquent, que la religion vivifiée par la foi des croyants peut poursuivre son rôle de révélateur du mystère de l’homme. C’est en effet sa raison d’être, son lien consubstantiel à l’humanité. Elle la tire et l’attire vers les frontières de son être, « là où il n’y a pas de chemin », maintenant la tension entre le visible et l’invisible, orientant vers l’Esprit qui se tient au-dessus de l’abîme.

    Si une spiritualité laïque peut légitimement se développer au sein de la quête spirituelle de l’humanité, elle doit pouvoir le faire en bénéficiant de l’expérience et de l’apport de la religion. Celle-ci continuera de l’interpeller aux marches de l’ailleurs, afin qu’elle n’obture pas l’indispensable ouverture à l’altérité, dimension constitutive de l’être humain.

    De son côté, la spiritualité laïque peut légitimement interpeller la religion sur sa capacité à défendre la dignité de l’être humain et sa dimension spirituelle face aux agressions des marchands.

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