Quiproquo sur la science et la religion, par Léo Poncelet
Les
humanistes que je connais à Montréal m’associent tout naturellement aux
unitariens. Quand j’affirme que je suis également un humaniste, je vois
parfois la surprise dans leur regard. Et malgré tout, ils continuent de
nous inviter, Hannelore et moi, à leurs activités. Certains sont même
devenus de bons amis. J’imagine
que les humanistes n’ont pas la même idée que moi de l’humanisme, ni de
la religion non plus, c’est sûr. Pour moi, la religion, du moins la
religion unitarienne, n’est aucunement en contradiction avec
l’humanisme. Je dirais même que le personnalisme d’Emmanuel Mounier et
la théologie de la libération sont des humanismes, bien que ces
mouvements soient issus de la religion catholique. Le personnalisme de
Mounier est aujourd’hui méconnu au Québec, mais il a exercé une forte
influence auprès de l’intelligentsia québécoise avant et pendant la
Révolution tranquille (1). Sans lui, la
laïcisation du Québec actuel se comprendrait difficilement. À
l’instar de la plupart des unitariens, je considère la science et la
religion comme deux faces de la vie sociale. Leur apparente opposition
peut et doit être dépassée pour inventer un mieux vivre ensemble, digne
de notre humanitude. Utopie certes, mais utopie réalisable par notre espèce
fabulatrice (2), issue
d’une humble origine animale, artisane d’œuvres grandioses. Je
me suis apprivoisé à l’unitarianisme grâce à Hannelore Poncelet que
j’ai rencontrée à Québec lors de nos études à la Faculté des sciences
sociales de l’Université Laval à la fin des années soixante. Elle vient
d’une ancienne famille unitarienne qui encourageait le développement de
la pensée critique chez l’enfant. Il
s’avère que les unitariens ont connu une longue histoire d’intolérance
de la part des catholiques autant que des protestants. En conséquence
de quoi, ils ont été contraints de chercher une ligne de conduite
innovatrice. Tout en étant d’accord pour reconnaître le besoin d’une
religiosité, voire les variétés de l’expérience religieuse, les
unitariens ont toujours su accueillir avec bonheur les résultats de la
connaissance scientifique. Certains, c’est bien connu, ont même
contribué à l’avancement des sciences. Cet esprit se reflète dans les
quatrième et cinquième principes des unitariens universalistes (3) où on
reconnaît à chaque personne la liberté de la recherche de la vérité et
la liberté de conscience. Qu’est la
religion selon les deux pasteurs unitariens Alison Wohler et William
Murry? Pour
Alison Wohler, la religion devrait se résumer à la recherche du juste
équilibre entre l’Homme et la nature. C’est avant tout une pensée
religieuse qui « devrait nous relier, pas nous
désunir ;
encourager la communion, pas la division ». Selon
William Murry, depuis Darwin, il est difficile, voire impossible, de
concilier l’évolution des espèces, y compris l’Homme, avec l’existence
d’un ordre surnaturel et le Dessein intelligent. Dès la publication du
livre De
l’origine des espèces (4) en
1859, au lieu de combattre la théorie de l’évolution par voie de la
sélection naturelle de Darwin, les unitariens l’ont aussitôt adoptée
pour donner un nouveau fondement à leur besoin de religiosité. Pour
ces deux pasteurs, c’est clair. La religion unitarienne élimine le
rapport au surnaturel et la croyance aux dogmes. Dans ce sens, on peut
dire que l’unitarianisme est unique
parmi les religions occidentales. L’atavisme
de l’instinct de préservation des unitariens, me semble-t-il, se
reflète chez Hannelore dans sa compréhension critique de la science et
de la religion. Son article, Religion
sans magie, adopte
l’approche de la longue durée étayée par les
recherches sur le terrain du célèbre anthropologue britannique,
Bronislaw Malinowski. Il ouvre une autre
piste de réflexion. Suivant
ce regard anthropologique, la science et la raison ne sont pas
exclusives à notre monde moderne. Elles sont aussi vieilles que la
religion et la magie. La mentalité prélogique des peuples archaïques
est un mythe inventé par les philosophes rationalistes de l’Occident,
tel Lucien Lévy-Bruhl. Les peuples de chasseurs-cueilleurs, et
d’ailleurs toutes les sociétés plus avancées, pratiquaient ce que
Clifford D. Conner appelle une science populaire (5).
On oublie trop souvent que les innovations scientifiques de nos
lointains ancêtres sont cumulatives et ont été diffusées d’un peuple à
l’autre. Qui
est ce premier savant qui a domestiqué le feu? Qui a expérimenté le feu
pour cuire la nourriture et l’argile, et pour forger le fer? Personne
ne le sait. Mais chose certaine, tous les humains sur la terre ont vite
appris à se servir de ces innovations. Le feu et son usage sont un
héritage culturel qui a amélioré le sort de l’Humanité. Et le feu n’est
qu’un exemple parmi mille autres innovations dues à la science
populaire, dont nous sommes les bénéficiaires. Nos
ancêtres ne pratiquaient pas seulement la religion et la magie. Ils
pratiquaient aussi une science basée sur la raison. Sinon, l’humanité
aurait sans doute disparu dans la lutte pour l’existence avec les
autres animaux. Il y aurait certes des mouches et des moucherons, des
plantes et des animaux sur ce petit point bleu pâle que les Hommes
appellent terre, à la marge d’un univers infiniment complexe. Vrai, un
monde sans Humains ne serait pas une catastrophe pour la nature. Sans
la science avant la science moderne, y aurait-il eu des scientifiques
pour étudier le mystère de la nature? Y aurait-il eu des humains pour
s’étonner et exprimer un sentiment de vertige devant l’infiniment grand
et l’infiniment petit, ou encore des philosophes pour déplorer le
désenchantement du monde? Y aurait-il eu un Jean de La Fontaine pour
faire parler les animaux qui donnent des leçons de morale aux enfants,
un Walt Disney et ses dessins animés Woody
le Pic, ou Mickey
Mouse? Comment ne pas
nous étonner de notre situation dans la nature? J’ai beaucoup
réfléchi au titre du livre du professeur Cyrille Barrette,Mystère
sans magie (6). Ce
titre est loin d’être anodin. Depuis que j’ai lu et relu son entretien
avec Michel-Ernest Clément, ce titre est devenu lumineux pour moi. Au
fond, il me semble résumer toute la pensée du professeur Barrette sur
la science et la religion. Son
mot « mystère » exprimerait-il l’idée de la
complexité de
notre univers? Du « gigantesque système
interconnecté » dont
nous parle Alison Wohler? Dès lors, son mot
« mystère »
réfère à la nouvelle science de la complexité. Cette science reconnaît
le caractère interdépendant du monde dont nous faisons une partie.
Voilà, trait pour trait, l’énoncé de notre septième principe unitarien (7). Comme
le rappelle Jacob Bronowski, l’Homme est une partie de la nature et
participe sans cesse à sa recréation par l’art et la science. Comme l’a
écrit Prigogine, prix Nobel de chimie, la science
objective, dite positiviste, est un mythe. Telle
que l’art, la science est une activité créatrice, « un
dialogue
avec la nature » dont « les réponses sont souvent
inattendues »(8). À
toutes les étapes de la science, le jugement et le savoir-faire doivent
intervenir. La science est faite par des êtres humains et n’est pas un
miroir de la nature. « Ce qu’on voit, comme on le voit, n’est
que
désordre », écrit Bronowski (9). Par conséquent,
le savant doit ausculter la
dimension profonde des choses invisibles à l’œil nu pour trouver
l’unité dans la diversité. Le
professeur Barrette rejette l’attitude qu’il appelle le « Dieu
bouche-trou ». Ce n’est pas à la religion de combler les
lacunes
dans nos connaissances, mais à la science. Croire le contraire serait
succomber à la pensée magique. D’où son titre Mystère
sans magie. Pour
lui, la science et la religion sont deux ordres différents, deux
domaines parallèles. Le rôle de la science est de s’occuper de la
recherche de l’explication du monde matériel; celui de la religion
concerne la recherche du sens de la vie. Vu de cette manière, il ne
peut pas y avoir de conflits entre la science et la religion. De prime
abord, on pourrait croire que le professeur Barrette souscrit au
principe de « non-empiètement des magistères »
(NOMA), énoncé
par le paléontologue américain, Stephen Jay Gould (10). Cependant,
tel n’est pas le cas. Pour le professeur Barrette, la recherche de la
vérité appartient au domaine de la science uniquement. La religion ne
devrait s’occuper que de la recherche du sens; de la morale, et du
besoin de religiosité. Ce ne sont pas deux mondes complémentaires; la
science appartient à celui de la raison, et la religion à celui de la
foi. Il ne faut pas confondre ces deux mondes. Ici,
il me faut souligner quelque chose qui me saute aux yeux. Le professeur
Barrette défend une science sans magie. Hannelore Poncelet défend une
religion sans magie. Le mot magie est commun aux deux. Ce mot clé porte
à réflexion. La
magie est une pseudoscience. Les magiciens sont des personnages qui
prétendent avoir des rapports spéciaux avec le monde surnaturel, et le
don de pouvoir communiquer avec les esprits ou « le Dieu
bouche-trou » pour combler les lacunes de la connaissance.
Dans ce
cas, ce n’est pas la religion en soi qui est le problème, mais les
ecclésiastiques qui empiètent sur le domaine de la science et
entretiennent la pensée magique chez les gens. Trop souvent, certains
individus, sans esprit critique, prennent les scientifiques pour des
magiciens. Dans son article De
la nausée copernicienne et de l’athéisme comme antidote, le
professeur Claude Braun allègue que les religions attribuent le
désenchantement de notre époque actuelle aux innovations et aux découvertes
des sciences modernes, ce qu’il appelle les révolutions coperniciennes.
En contrepartie, il déplore que les religions aient la prétention de se
voir comme l’essence même de l’enchantement. « Tels
des Saint Georges », écrit-il, « ces
scientifiques éperonnent le dragon religieux, le mettent à mort en le
cantonnant toujours plus aux derniers recoins de l’irraison. Mais il
est increvable… ». Pour le professeur Braun, la
religion est un virus. L’antidote est l’athéisme. Bref,
il met la science et la religion dos à dos. Sa position contraste avec
celle du professeur Barrette. Pour le professeur Braun, la science et
la religion ne sont pas deux domaines parallèles, mais deux domaines en
guerre. Dans
son article, le professeur Braun cite la diatribe de Jean Meslier, un
prêtre catholique mort en 1729, pour soutenir son argument contre la
religion. Mais cette citation ne cible que les magiciens, pas
nécessairement la religion en elle-même. Un autre message de ce même
curé, dans une lettre destinée aux prêtres, vise également les
magiciens et leurs fausses sciences : « C’est
à vous
d’instruire les peuples, non dans les erreurs de l’idolâtrie, ni dans
la vanité des superstitions, mais dans la science de vérité, et de
justice, et dans la science de toutes sortes de vertus, et bonnes
mœurs; vous êtes tous payés pour cela » (11). Au bout du
compte, ce curé athée promeut une religion sans magie. Il y a un quiproquo dans
l’article du professeur Braun. Il mélange la religion avec la
pseudoscience des magiciens et des théologiens. Il ne semble pas voir
que ceux-ci se sont appropriés la religion sous de faux prétextes pour
combler, par Dieu, les lacunes dans nos connaissances. La religion n’a
rien à voir là-dedans. Le
professeur Braun est dur envers les religions. Mais s’épuiser à
démontrer que Dieu n’existe pas donne quoi? Même si Dieu existait, ça
ne changerait rien. L’homme comme espèce
fabulatrice et
accident de l’évolution, contrairement aux autres animaux, a dû, pour
vivre, comme le montre Gordon Childe, archéologue britannique(11), se
créer lui-même tout au long de sa longue histoire. La science elle-même
est une création de l’homme. Elle a émergé en parallèle avec la magie
et la religion durant les temps préhistoriques comme durant la
révolution copernicienne. La science
populaire, comme la science moderne, prend racine dans
les facultés cognitives de notre espèce
fabulatrice et
exige la séparation entre l’ordre factuel de la Nature et la moralité
humaine. À toutes les étapes de la science, le jugement et le
savoir-faire de l’humain doivent intervenir sans égard à la magie et à
la religion. La science a toujours marché sur les quatre pattes dont
parle Edgar Morin. C’est une méthode qui suscite « la
dialogique de complémentarité et d’antagonisme entre empirisme et
rationalité, imagination et vérification » (13). Cette méthode
scientifique nous fait comprendre le monde comme un cas particulier du
possible. Le
culte de l’Humanité qui est un humanisme fermé sur soi n’est pas plus
un antidote efficace contre la nausée copernicienne que celui de
l’athéisme. Mais qu’en est-il de l’existentialisme humaniste? Celui-ci
est un optimisme et une doctrine d’action. Il ouvre de nouvelles
possibilités pour nous sortir de l’impasse actuelle de la
« déshumanisation de l’homme », voire de la
nausée
copernicienne dont parle le professeur Braun. Dans cet humanisme,
l’homme est un perpétuel projet. Comme Sartre l’écrit, «l’homme
est
constamment hors de lui-même, c’est en se projetant et en se perdant
hors de lui qu’il fait exister l’homme et, d’autre part, c’est en
poursuivant des buts transcendants qu’il peut exister; l’homme étant ce
dépassement et ne saisissant les objets que par rapport à ce
dépassement, est au cœur, au centre de ce dépassement. Il n’y a pas
d’autres univers qu’un univers humain » (14). Face
à l’irruption de l’incertitude, l’existentialisme nous ouvre à la
possibilité d’un monde alternatif qui dépend de nous. En tant qu’homo
sapiens nous
avons la possibilité de nous transformer en homo
humanus dont
parle l’anthropologue Ashley Montagu (15). Mais
cela n’adviendra pas par la raison elle-même, mais avec le mariage du
cœur et de la raison. Au bout du
compte, c’est par l’amour de la vie et en
vertu de sa résilience que notre espèce
fabulatrice sur
notre terre-patrie (16) saura
s’inventer, comme par le passé, un monde à sa mesure dans les
millénaires à venir. Et ce sera grâce à la dimension authentiquement
créatrice de la science où le chercheur fait bel et bien partie de la
réalité qu’il observe et où l’univers observable est en perpétuelle
construction de manière indécidable par avance. Cette femme et cet homme de cœur,
lucides et courageux, dont nous parle André Comte-Sponville (17), sont-ils des humanistes, des existentialistes
humanistes, des unitariens humanistes? Je ne sais trop, mais nous
pouvons tous, en tant qu’homo sapiens, au moins
essayer de devenir homo
humanus en
montant dans les ordres (18) de
Comte-Sponville. La société dans laquelle nous vivons tend à nous faire
descendre vers les ordres inférieurs, à confondre les ordres pour nous
faire tomber dans la barbarie. La femme ou l’homme de cœur, lucides et
courageux sont des personnes qui ont d’autres primautés qui
les libèrent de la pesanteur du groupe. Ils sont mus par des
valeurs qui leur donnent la capacité de remonter la pente vers les
ordres supérieurs, sans les confondre et tomber
dans l’angélisme. Pour conclure, j’ai
essayé de dévoiler l’unité dans la diversité des idées dans les
diverses contributions de ce numéro; de trouver le fil
d’Ariane
pour nous sortir du labyrinthe de la pensée magique, du quiproquo sur la
science et sur la religion. NOTES 1. Meunier,
E.-Martin & Warren, Jean-Philippe. Sortir
de la « Grande noirceur ». Les
Cahiers de Septentrion. Sillery, Québec. 2002. 2. Houston,
Nancy. L’espèce
fabulatrice. Actes
sud/Léméac. Paris. 2008. 4. Darwin,
Charles. De
l’origines des espèces. Marabout
université. Verviers (Belgique) 1973 (1859). 5. Conner,
Clifford D. A
People’s History of Science. Nation
Books. Boston. 2005
3. 4e &
5e principes
unitariens universalistes : La
liberté et la responsabilité de chaque personne dans sa recherche de la
vérité, du sens de la vie et de la signification des choses; La liberté
de conscience et le recours au processus démocratique aussi bien dans
l’ensemble de la société qu’au sein de nos assemblés.
6. Barrette,
Cyrille. Mystère
sans magie. Science,
doute, vérité : notre seul espoir pour l’avenir. Éd.
MultiMondes. Québec. 2006
7. 7e principe
unitarien universaliste : Le
respect du caractère interdépendant de toutes les formes d’existence
qui constituent une trame dont nous faisons partie.
8. Prigogine, Ilya. La fin des
certitudes. Odile Jacob. Paris.1996. p.65.
9. Bronowski,
Jacob. Science
and Human Values. Harper
& Row. New York. 1965. p. 14.
10. Gould, Stephen
Jay. Et Dieu
dit : « Que Darwin soit ! ». Seuil. Paris.
1999.
11. Meslier, Jean http://fr.wikipedia.org/wiki/
12. Childe,
Gordon V. Man Makes Himself. A
Mentor Book, The New American Library. USA. 1958 (1936)
13. Morin,
Edgar. Science
et conscience. Fayard, Éd. du
Seuil. 1990. p.176.
14. Sartre,
Jean-Paul. L’existentialisme
est un humanisme. Les
éd. Nagel. Paris. 1970. p.92-93.
15. Montagu,
Ashley & Matson, Floyd. The
Dehumanization of Man. McGraw-Hill.
New York. 1983.
16. Morin,
Edgar. Terre-Patrie.(Avec la collaboration d’A.B. Kent)
Seuil, coll Points. Paris. 1996
17. Comte-Sponville,
André. Le
capitalisme est-il moral ? Albin
Michel. Paris. 2004. p.144.
18. Idem. Les
quatre ordres sont : techno-scientifique, juridico-politique,
morale, et éthique. p.47-70. Dans un autre livre il en parle d’un 5e ordre,
la spiritualité.